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Notes de lecture

En Jeu. Histoire et mémoires

Sophie Milquet
p. 313-320
Référence(s) :

En Jeu. Histoire & mémoires vivantes. Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, n°4, décembre 2014 ; n°6, décembre 2015 ; n°7, juin 2016.

Texte intégral

  • 1 Le numéro 5 porte sur l’ « état d’exception ». En jeu. Histoire & mémoires vivantes. Revue pluridis (...)

1La Fondation pour la Mémoire de la Déportation a publié plusieurs numéros de sa revue En jeu, traitant de sujets qui concernent nos Cahiers1.

La libération des camps

2Le quatrième numéro de la revue propose à la réflexion des contributions sur un moment du système concentrationnaire rarement abordé dans sa spécificité. C’est particulièrement le cas de l’article de Daniel Blatman sur les marches de la mort. L’historien y montre que l’explication « structurelle », habituelle, de la forte mortalité lors des derniers mois de la guerre par le chaos d’un système en plein effondrement, n’est pas suffisante. Refusant de ne considérer les marches de la mort que comme le simple « dernier chapitre » de la tragédie concentrationnaire, l’auteur réexamine les processus décisionnels des meurtres, l’identité et les motifs des exécuteurs, ainsi que l’identité collective des victimes. Avec des cas précis, issus notamment de témoignages judiciaires, l’article montre que la mise à mort échappe à ce moment à la logique de contrôle et de bureaucratisation des années précédentes, et que jamais « tout au long du génocide nazi un pouvoir aussi étendu n’avait été placé entre les mains d’autant d’individus qui avaient la possibilité d’assassiner ou non selon leur bon vouloir ». Plus fondamentalement, c’est une autre « idéologie du meurtre » qui a cours dans les derniers mois de la guerre. En effet, les Juifs étant évacués avec d’autres détenus, la victime de la violence est bien moins ethnicisée qu’imaginée, pièce à conviction qu’il s’agit de supprimer à l’approche des forces alliées, mais aussi relevant de l’identité collective beaucoup plus indistincte « d’un groupe dangereux et inférieur qui ne méritait pas de vivre ».

3Si les logiques qui président à la libération des camps sont complexes, les réalités sont également hétérogènes. C’est ce que montrent les articles de Detlef Garbe, sur l’évacuation du réseau concentrationnaire de Neuengamme, et d’Alexander Prenninger, sur celle du camp annexe de Melk (Mauthausen). Entre libération anticipée de certains détenus, transport par bateaux (Neuengamme), et marches forcées, convois ferroviaires, passage de camp en camp (Melk), ils permettent de rendre la complexité du phénomène en même temps que de la catastrophe humanitaire qui s’est jouée dans cette période.

4Présentes en filigranes de ces articles, les représentations sont au cœur de celui de Peter Kuon. Il analyse un corpus français de vingt-six témoignages de la libération du camp de Mauthausen, parfois produits des décennies après les faits. Sont étudiés les facteurs et vecteurs d’une reconstruction héroïque de l’épisode, présente jusque dans les témoignages « du non-vécu », de la part de détenus en réalité évacués avant les faits. Le but est de préparer la construction d’une mémoire collective officielle, où la liberté retrouvée est due davantage aux ressources propres à la résistance interne qu’à celle de libérateurs extérieurs, notamment dans le contexte idéologique de la guerre froide, et où « dire l’impuissance du je […] est sans doute plus difficile que de raconter l’action solidaire d’un collectif ». La construction d’une mémoire résistante est également abordée dans l’article d’Éric Monnier et Brigitte Exchaquet-Monnier par l’étude du cas de 500 anciennes déportées ayant séjourné en convalescence en Suisse, à l’initiative de Geneviève de Gaulle. Les auteurs examinent ainsi la différence de posture et d’image sociale entre déportées juives et résistantes. Plus largement, ils évoquent les tensions entre un devoir de témoignage et une volonté de silence chez ces femmes, ainsi que le rôle de leur accueil dans la progressive prise en compte de la réalité des camps par la population.

5Signalons que le dossier est suivi par un article varia de Jacques Aron sur l’assassinat en 1933 de Theodor Lessing, qu’il qualifie d’ « affaire Dreyfus à l’allemande » dans le cadre de l’antisémitisme croissant sous la république de Weimar.

Le témoignage : repenser (avec) Norton Cru

6Jean Norton Cru (1879-1949), né en France, est devenu professeur de lettres aux États-Unis. Il rentre en 1914 pour rejoindre les tranchées, où il passe plus de deux années. Après-guerre, il entreprend la récolte et l’analyse d’écrits produits par les combattants en contact direct avec l’expérience du feu (il écarte les textes émanant de hauts gradés). La somme considérable (304 journaux, souvenirs, lettres, réflexions et romans) que constitue Témoins paraît en 1929. L’ambition est de contrer la diffusion d’une mythification héroïsante de la guerre en promouvant les textes qui approchent au plus près la réalité des tranchées, quitte à déclasser des auteurs tels que Barbusse et Dorgelès au bénéfice de parfaits inconnus.

7Le dossier du sixième numéro a un double objectif : explorer l’œuvre de Norton Cru, redécouverte par des rééditions à partir des années 1990, et saisir les enjeux esthétiques et idéologiques du genre testimonial, souvent utilisé comme source, mais relativement peu étudié dans sa spécificité. Des aspects fondamentaux de Témoins sont abordés : les conditions de sa création, les méthodes de sélection et d’analyse des textes, les relations avec les témoins, les genres pouvant « faire témoignage », les difficultés de sa réception, et le sens qu’il acquiert dans l’institution scolaire d’aujourd’hui.

8L’article de Marie-Françoise Attard-Maraninchi aborde la préparation de Témoins. Elle montre par l’examen de sa correspondance qu’au moment même des combats, Norton Cru est déjà sensible à la recherche d’une authenticité du récit de guerre (il met notamment sa famille en garde contre « l’hypertrophie émotionnelle » des discours patriotiques). Cet intérêt se poursuivra sur sa table de travail, et les commentaires qu’il a laissés dans les ouvrages de sa bibliothèque, renvoyant au besoin à sa propre correspondance, révèlent une pensée contrastive qui oppose auteurs qui « parlent vrai » et ceux qui cèdent à « l’exaltation romanesque du sacrifice ».

9Charlotte Lacoste explicite cette méthode comparatiste, fondée sur les parcours des auteurs, sur le genre et la forme du texte, qui aboutit à un classement en six catégories, des témoignages « les plus vrais » à ceux qui sacrifient « à la tradition littéraire » ou à « un aveuglement patriotique ». Cette présentation se prolonge par une réflexion sur les genres. Sur un échantillon représentatif appartenant aux genres du journal, de la lettre et de la correspondance, l’article cherche à voir, grâce à un logiciel de textométrie, quelles sont les spécificités de chaque genre et en quoi elles ont pu guider l’entreprise critique de Norton Cru. Sans surprise, il apparaît que les romans sont remplis de marqueurs d’oralité et de dialogue, mais aussi de mots relatifs à la voix et à l’émotion. Le lexique de la nourriture et de la sexualité est également très présent, en regard d’un déficit de lexique particulier à la vie des tranchées, aux armes et manœuvres militaires. Les lettres, quant à elles, montrent évidemment une prédominance du je qui se livre à un « examen de conscience » en soignant l’image donnée aux proches ; la lettre est donc le genre où s’expriment le plus facilement les considérations spirituelles issues du voisinage avec la mort. Le lexique des vertus religieuses (amour, espérance, générosité, foi) et du devoir patriotique est prégnant. Les potentialités des humanités numériques se font évidentes sur certains éléments. Par exemple, l’auteure remarque que le verbe « tomber » a pour sujet « les obus » dans les journaux et les romans, mais « la pluie » ou « la neige » dans les lettres, considérées dès lors comme un « genre euphémistique », voire « euphorique », propice au développement d’un lexique météorologique et naturel beaucoup plus idéalisé. Les journaux, majoritaires dans les textes les plus valorisés par Norton Cru, lèguent quant à eux bon nombre de caractéristiques au genre du témoignage : le je est remplacé par le nous – l’auteur parle par délégation –, et les interrogations, parenthèses et guillemets, signalant un contenu plus critique, sont fréquents. La poétique du journal inclut un certain prosaïsme : c’est bien là que l’on trouve le plus d’occurrences spécifiques à la guerre des tranchées (armes, actions et fonctions militaires, bruits, espace des tranchées, corps qui s’habille et qui se meut). Par rapport aux lettres, il est étonnant de constater qu’il y a davantage de boue, et moins de neige, motif plus décoratif dans le cadre de l’échange épistolaire. Par la méthode contrastive inhérente à l’approche textométrique de l’article, on comprend mieux comment Norton Cru a contribué à faire advenir le témoignage comme genre, que l’on retrouvera institué au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

10Frédérik Detue explique la non-réception de Norton Cru de la part des littéraires par l’attachement de ceux-ci à une conception romantique de la littérature. Il rappelle une évidence que le domaine littéraire a tendance à oublier : l’ambition première des témoins n’est pas littéraire mais morale, et vise à la transmission d’une expérience difficilement assimilable. Mais l’intransigeance de Norton Cru sur l’exactitude des détails est mal reçue : les grandes synthèses de l’esprit de 1914 ne seraient-elles pas plus à même de transmettre la réalité que l’abondance de détails documentaires, qui ont peu de sens pour les non-combattants ? En outre, certains, dont Dorgelès, se sentent menacés par l’avalanche de témoignages, et jugent sévèrement que pour bien raconter la guerre, il faut avoir été écrivain de métier avant le conflit. Ce que l’on reproche à Norton Cru est de mépriser les textes qui aspirent à une représentation « absolue » et « totale » de la guerre, sans limitation du point de vue. L’affrontement est difficilement évitable : en critiquant cet idéalisme littéraire, Norton Cru s’attaque en fait au dogme bien établi de l’autonomie de l’art au profit de ce qui est jugé, sans doute trop rapidement, comme un culte positiviste de l’histoire. Les deux camps brandissent régulièrement à la défense de leurs positions le spectre du risque négationniste. On le voit, ce sont les mêmes termes que la critique réinvestit jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans les grandes controverses sur l’éthique de la fiction face à la violence de l’histoire.

11Cette étude des mécanismes de réception est complétée par une précision sur l’horizon d’attente creusé par les discours critiques qui ont précédé Témoins. Benjamin Gilles met ainsi l’ouvrage de Norton Cru en perspective, en le lisant à la lumière de ceux de Georges Duhamel (issu d’une conférence intitulée Guerre et littérature) et Albert Schintz (French Literature and the Great War), publiés en 1920. L’auteur montre que la visée normative – qu’est-ce qu’un « bon témoignage » ? –, qui catalysera justement bon nombre des attaques portées à Norton Cru, était déjà présente chez les deux critiques.

12Son œuvre continue malgré tout à stimuler les approches les plus contemporaines du fait guerrier, notamment l’intégration au récit public de la parole des « simples soldats ». Frédéric Rousseau rappelle ce changement épistémologique important apporté par Norton Cru. Il examine à ce propos la constitution sociologique des témoins, où il constate une surreprésentation des lettrés chez Norton Cru, mais aussi, dans une moindre mesure, dans des entreprises éditoriales plus récentes. Le regard « par le bas » qu’apporte le témoignage combattant incite néanmoins à prendre la mesure de la marge de manœuvre des individus face à la pression sociale pour la mobilisation. Le recours aux témoignages par l’historien permet ainsi d’écrire un autre récit, beaucoup moins « unanimiste », sur les motivations des acteurs.

13Philippe Lejeune, pionnier de l’étude de l’autobiographie, aborde ce qui pour beaucoup serait resté un point de détail dans l’histoire de Témoins : la correspondance entretenue par Norton Cru avec ses deux auteurs fétiches (Cazin et Pézard), ainsi que celle que ceux-ci se sont échangée à la suite de leur découverte respective dans Témoins. La focalisation sur ce petit réseau permet de penser l’idée de communauté dans la guerre. Communauté d’expérience (comme en témoignent les différentes associations d’anciens combattants), mais aussi communauté spirituelle – la recherche de l’ « art de la vérité » dans l’écriture comme dans la vie – que l’œuvre critique de Norton Cru a grandement contribué à construire.

14Enfin, ce numéro aborde la place du témoignage dans l’institution scolaire, l’un des axes de la revue étant la didactique de l’histoire. Bruno Védrines plaide pour que les corpus étudiés en classe de français prennent en compte les témoignages, et pas seulement les textes fictionnels. Tant dans l’analyse des textes recueillis que dans le discours critique de Norton Cru, Témoins permettrait de montrer aux élèves que la littérature n’est pas un donné a-historique, mais une construction sociale. Cette question de la « vérité » du témoignage, centrale dans son usage dans la classe, est prolongée dans l’article de Laurence De Cock et Charles Heimberg à partir de la question du mensonge et de « l’effet de vérité » produit par le témoin, maximal lors de sa venue en classe. L’étude en classe des œuvres de Norton Cru et de Marc Bloch (Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre), en avançant des critères d’évaluation de la véracité des textes, permettrait de familiariser les élèves à la critique des sources.

15Le dossier se clôt sur deux documents annexes : la préface de l’édition allemande de Témoins (assortie d’une présentation) et la lettre que Norton Cru a reçue de James Shotwell, membre de la Fondation Carnegie et responsable éditorial d’une collection dans laquelle devait être publié Témoins, avant d’être rejeté par le comité parisien de la Fondation.

Déportation : témoignages et psychotraumatisme

16Le septième numéro d’En jeu est un numéro varia. Il comprend entre autres deux articles sur l’écriture de la déportation. Le premier, de Chiara Nannicini Streitberger porte sur les témoignages laissés par les Italiens antifascistes déportés au camp de Flossenbürg, chez qui l’origine italienne est à la fois lieu d’une violence spécifique à leur encontre et le vecteur d’un maintien identitaire. Le second, de Lucie Bertrand-Luthereau, analyse le décalage entre les représentations communes de l’œuvre de Primo Levi et la réalité de son contenu philosophique : a-t-on vraiment bien lu l’auteur de Si c’est un homme ? Comment concilier une lecture scolaire de l’œuvre, largement pratiquée, avec son idée terrible que « les meilleurs sont morts » et que « chacun de nous a supplanté son prochain et vit à sa place » ?

17Le numéro offre également un ensemble de trois articles sur le psychotraumatisme de la déportation par des chercheurs et praticiens. Celui de Martin Catala et Jean-Michel André présente les avancées récentes de l’épigénétique sur la transmission de molécules spécifiques aux descendants. Serge Raymond étudie la transmission par le silence et présente les apports du test de Rorschach (méthode des taches d’encre) dans la description de la « scénographie psychologique » des déportés. Michel Pierre revient quant à lui sur l’histoire de la pensée du traumatisme psychique dans le but de penser les enjeux épistémologiques sous-tendus par les méthodes d’évaluation des séquelles psychiques de la déportation.

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Notes

1 Le numéro 5 porte sur l’ « état d’exception ». En jeu. Histoire & mémoires vivantes. Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, n° 5, juin 2015.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Milquet, « En Jeu. Histoire et mémoires »Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine, 12 | 2016, 313-320.

Référence électronique

Sophie Milquet, « En Jeu. Histoire et mémoires »Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine [En ligne], 12 | 2016, mis en ligne le 05 novembre 2019, consulté le 21 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cmc/352 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cmc.352

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Auteur

Sophie Milquet

Sophie Milquet, docteure en lettres et en histoire (Université libre de Bruxelles et Université Rennes 2), a réalisé une thèse sur la mémoire féminine de la guerre d’Espagne, et a notamment dirigé l’ouvrage Femmes en guerres (avec M. Frédéric, 2011). Elle est à présent chercheuse à la Fondation de la Mémoire contemporaine.

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