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Notes de lecture

Charleroi, une vie juive

Sophie Milquet
p. 307-311
Référence(s) :

Vincent Vagman, Présence juive à Charleroi : Histoire et mémoire, Jambes, Communauté israélite de Charleroi, 2015, 385 pages, ill.

Texte intégral

  • 1 L. Griner, Essai sur une histoire de la communauté juive de Charleroi avant l’année 1940, Bruxelles (...)

1Dans Présence juive à Charleroi. Histoire et mémoire, Vincent Vagman parcourt un siècle de vie juive à Charleroi, depuis les premières arrivées jusqu’aux difficultés actuelles d’une communauté de moins en moins nombreuse. Le travail avait été amorcé par une brochure de Léon Griner, mais s’arrêtait à 19401. L’ouvrage propose donc au public une étude largement illustrée (documents, photographies dont beaucoup viennent de fonds privés) et à la chronologie étendue.

2Si depuis la fin du XVIIIe siècle, au moins, la présence de Juifs est attestée à Charleroi, il s’agit là de précurseurs relativement isolés. Après la Première Guerre mondiale, la multiplication des pogroms ainsi que la marginalisation économique et culturelle dont les Juifs sont victimes en Europe centrale et orientale les poussent à émigrer. La Belgique est dans les années 1920 justement demandeuse d’une main-d’œuvre peu qualifiée. Des campagnes de recrutement sont organisées, surtout en direction de la Pologne et de l’Italie, ce qui n’empêche pas les arrivées illégales. Les témoignages, abondamment utilisés dans l’ouvrage, montrent ainsi les difficultés du voyage (obtention des documents requis, regroupement de la famille, refoulement à la frontière), mais aussi l’ambivalence du sentiment à l’égard du “Pays noir”, entre enthousiasme et désillusion.

3Les premiers arrivants prennent massivement le chemin de la mine ou de l’usine, même si l’auteur évoque également l’émigration étudiante vers l’Université du Travail. Cependant, les Juifs de Charleroi vont très vite exploiter leurs compétences traditionnelles et renouer avec l’artisanat ou le commerce, jusqu’à reconstituer un petit quartier juif dans la ville haute.

4La communauté commence ainsi à s’officialiser. Les difficultés à obtenir les subventions et à nommer un rabbin sont abordées, mais c’est essentiellement en marge de la vie religieuse que la communauté se structure. L’auteur décrit ainsi plusieurs lieux de sociabilité (activités culturelles, militantes ou sportives), qu’il considère comme autant de « synagogues de substitution », créés dans les années 1920 et 1930. La sphère culturelle et de loisirs est très active, avec des cours que les enfants suivent en marge de l’enseignement communal, du théâtre en yiddish, un cercle littéraire juif et un club sportif (le Democratische Yiddishe Sport’s Klub, DYSK). La Kultur Fareyn, ouverte en 1923 à Charleroi, par exemple, organise des conférences de littérature ou d’histoire juives, mais sert aussi d’exutoire aux divergences politiques héritées du Yiddishland. Du côté sioniste, toutes les orientations sont représentées à Charleroi (le Betar, les Sionistes généraux, le Poale Tsion, le Tseïre Tsion, le Dror et le parti sioniste religieux Mizrahi), mais Charleroi est davantage considérée comme une ville où construire durablement que comme une étape sur le chemin de la Palestine. Les communistes se mobilisent pour la promotion du Birobidjan, l’oblast autonome juif fondé en 1934 par Staline, qui suscitera dans les faits peu de départs de Belgique. L’échelle locale rend également patentes les ambiguïtés du judéo-communisme, les actions prévues pour le monde ouvrier s’accommodant mal de la nouvelle réalité sociologique de la population juive, et la proximité avec d’autres mouvances progressistes (sionistes, bundistes) s’écartant de l’orthodoxie communiste.

5Dans les années 1930, le climat protectionniste qui émerge de la crise économique touche les Juifs au premier chef : lois sur l’immigration, suppression des allocations de chômage pour les étrangers, restriction des conditions d’octroi du permis de travail et encadrement drastique de la profession de marchand ambulant, activité répandue chez les Juifs de Charleroi. Ils assistent également à l’afflux de réfugiés en provenance d’Allemagne.

6Quelques jours après l’invasion de la Belgique, les administrations de Charleroi se trouvent sous contrôle allemand. L’ouvrage rapporte des témoignages sur les bombardements et l’exode vers la France, et décrit la mise en place des premières mesures antijuives. La Résistance juive de Charleroi s’organise alors autour de Solidarité juive (dirigée par Max Katz, Sem Makowski et Pierre Broder), qui émane du DYSK et deviendra le Comité de Défense des Juifs, et est partie liée avec le Front de l’Indépendance.

7L’un des mérites de l’ouvrage est assurément de montrer comment la spécificité de l’expérience de guerre des Juifs de Charleroi tient à celle de leur réalité sociologique, bien éloignée du judaïsme consistorial : la plupart d’entre eux sont étrangers, toujours en processus d’intégration, et d’un niveau socio-économique modeste. Les difficultés pratiques d’un quotidien qui doit rapidement plonger dans la clandestinité poussent ainsi de nombreuses personnes à se rendre aux convocations pour le travail obligatoire, encouragées par l’Association des Juifs en Belgique (AJB, communauté obligatoire instituée par l’occupant), notamment pour le Mur de l’Atlantique.

8L’organisation de la Résistance – qui infiltre le comité local de l’AJB – et de la clandestinité est décrite très concrètement, par exemple en ce qui concerne les subterfuges utilisés pour obtenir des faux papiers auprès des administrations communales. De même, l’ouvrage aide à comprendre la réalité géographique de la Shoah en Belgique, avec la fuite vers la France et le retour, la convocation ou la détention sur place, le transit par Malines, les camps de travail du nord de la France, l’envoi des enfants dans des orphelinats en zones rurales, le jeu entre le centre-ville et ses faubourgs (moins exposés, mais aussi plus isolés de la Résistance), etc.

9Car la finalité de la déportation est de moins en moins facile à ignorer. Le Comité de Défense des Juifs publie un journal yiddish, Unzer Kampf, et y fait paraître en juin 1943 le texte « Le désastre polonais ». Il s’agit d’une interview de Léopold Goldwurm et William Herskovic, évadés d’un camp de travail de Haute-Silésie, qui révèlent l’horreur d’Auschwitz.

10Vincent Vagman place également des balises importantes pour la compréhension des dynamiques communautaires actuelles. À la Libération, les procès commencent, dont celui du président du comité local de l’AJB, Juda Melhwurm. Comme avant-guerre, la vie juive se reconstruit essentiellement hors des cadres religieux. Les organisations juives réapparaissent, fortement investies par la jeune génération : aide sociale, activités sportives et culturelles, mouvements de jeunesse. Certains partiront pour la Palestine et prendront les armes dans le conflit judéo-arabe. Un chapitre détaille d’ailleurs les liens entre la population juive de Charleroi et Israël, qui s’exprime par des manifestations de soutien, des visites de responsables, des sections locales d’organisations sionistes. À partir des années 1970, la population juive de Charleroi décline sérieusement – les jeunes partent vers Bruxelles –, et la désertion se fait particulièrement sentir à la synagogue.

  • 2 Notamment Th. Rozenblum, Une cité si ardente… Les Juifs de Liège sous l’occupation (1940-1944), Bru (...)

11Les dynamiques observées concordent naturellement avec une bonne partie de ce qui a été étudié ailleurs2. Néanmoins, l’auteur a pris soin d’insister sur certains traits propres au judaïsme de Charleroi : une majorité de Juifs étrangers lorsque la guerre éclate, le retour aux métiers traditionnels, l’organisation de la Résistance juive locale, la taille réduite de la communauté. Un usage plus approfondi des archives, particulièrement de celles de la Ville de Charleroi, permettrait sans doute d’affiner les parcours et de préciser la chronologie, mais aussi de systématiser l’étude du rapport que les autorités locales ont entretenu avec la population juive.

12Les changements d’échelle sont toujours utiles à l’histoire : à celle des Juifs de Belgique, l’ouvrage de Vincent Vagman offre à la fois une prise de vue panoramique et un portrait à hauteur d’homme. L’histoire globale peut ainsi se nourrir de l’analyse des réalités socio-économiques de la rue Chavannes, la yiddishe gas carolorégienne, et politiques, par la focalisation sur certaines trajectoires individuelles. À l’inverse, la narration locale des communautés juives s’inscrit par exemple dans celle des mouvements migratoires. Par les phénomènes identifiés autant que par les documents exploités, l’ouvrage intéressera donc autant les spécialistes de l’histoire juive et les historiens de la Seconde Guerre, que les personnes concernées par l’histoire locale.

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Notes

1 L. Griner, Essai sur une histoire de la communauté juive de Charleroi avant l’année 1940, Bruxelles, 1997-1998.

2 Notamment Th. Rozenblum, Une cité si ardente… Les Juifs de Liège sous l’occupation (1940-1944), Bruxelles, 2009 et L. Saerens, Rachel, Jacob, Paul et les autres. Une histoire des Juifs à Bruxelles, Bruxelles, 2014.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Milquet, « Charleroi, une vie juive »Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine, 12 | 2016, 307-311.

Référence électronique

Sophie Milquet, « Charleroi, une vie juive »Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine [En ligne], 12 | 2016, mis en ligne le 05 novembre 2019, consulté le 20 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cmc/349 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cmc.349

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Auteur

Sophie Milquet

Sophie Milquet, docteure en lettres et en histoire (Université libre de Bruxelles et Université Rennes 2), a réalisé une thèse sur la mémoire féminine de la guerre d’Espagne, et a notamment dirigé l’ouvrage Femmes en guerres (avec M. Frédéric, 2011). Elle est à présent chercheuse à la Fondation de la Mémoire contemporaine.

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