Heinrich Rotter. Un “collaborateur juif” sous l’occupation nazie
Texte intégral
- 1 Auditorat Militaire de Bruxelles, Dossier Rotter. Tous les passages cités et les faits évoqués ci-a (...)
1À la fin de l’été 1945, Heinrich Rotter, âgé de 58 ans, fut arrêté par la police militaire belge dans sa maison à Hambourg, suite aux déclarations de témoins selon lesquels il avait travaillé pendant la guerre comme agent des services allemands à Bruxelles et avait, après leur avoir extorqué de l’argent, dénoncé des Juifs persécutés, qui furent ensuite envoyés dans des camps de concentration ou d’extermination1. Rotter, qui avait apparemment proposé au gouvernement militaire britannique de la ville hanséatique de lui fournir des informations sur d’anciens membres de la Gestapo et d’aider à localiser des nazis en cavale, fut livré à la Belgique et amené à la Sûreté, où il fut entendu à plusieurs reprises avant d’être incarcéré dans diverses prisons belges au moins jusqu’au mois de mars 1946. De là, il envoya aux instances juridiques compétentes de multiples lettres dans lesquelles il ne cessa de clamer son innocence et de tenter d’expliquer sa conduite. Il donna comme principale justification de ses actes le fait que, sous l’occupation nazie, il n’avait eu d’autre choix que de jouer un double rôle.
2Qui était ce Rotter, qui travailla entre 1942 et 1944 sous l’alias « Jacobsohn » pour le Brüsseler Devisenschutzkommando (DSK), une antenne du ministère des Finances de Berlin spécialisée dans la confiscation des biens et également, de plus en plus, dans la persécution des Juifs ? Heinrich Rotter, enfant naturel d’une mère juive, naquit en 1887 à Kolomea, en Galicie. Mobilisé pendant la Première Guerre mondiale, il commanda de 1918 à 1922, selon ses propres dires, une unité de police à Hambourg-Harburg et fut ensuite actif en tant que cafetier. Juste après le pogrom de novembre 1938, il fuit vers la Belgique avec 10 reichsmarks en poche, ce qui correspond à la somme laissée par la douane allemande aux réfugiés lors du franchissement illégal de la frontière. Arrivé à Anvers, il travailla comme plongeur dans une cantine fréquentée par des réfugiés juifs allemands et tenue par son demi-frère Nathan Apteker. Ce dernier avait déjà, bien auparavant, trouvé refuge en Belgique avec sa famille et leur mère à tous deux, la veuve Anna Apteker. Tous les parents de Rotter, dont les trois enfants mineurs du couple Apteker, seront victimes de la Shoah : arrêtés en avril 1943, ils seront déportés du camp de rassemblement de Malines vers Auschwitz, où ils seront assassinés.
3En mai 1940, au moment de l’invasion de la Belgique par la Wehrmacht, Rotter se joignit au grand mouvement d’exode de la population civile belge vers la France. Il revint toutefois rapidement à Anvers, où il continua d’abord à gagner sa vie chez son demi-frère jusqu’à ce que, bénéficiant d’un appui financier assez considérable de ses autres frères installés aux États-Unis, il se lance dans le trafic de café, de chocolat et autres denrées alimentaires au marché noir. Il se mit ensuite au négoce de devises et de dollars, ce qui causera sa perte. En effet, le Devisenschutzkommando l’arrêta en 1942. Il aurait alors eu à faire le choix entre travailler pour les Allemands ou être envoyé « dans un camp d’extermination en Pologne » (ainsi qu’il l’expliquera plus tard alors qu’il connaît déjà la véritable finalité des déportations). Toutefois, Rotter aurait probablement échappé à la déportation du fait d’un “mariage mixte” avec une femme non juive, qui l’avait rejoint d’Allemagne. Mais il n’y avait aucune garantie à cet égard. En tout cas, sa situation ne s’en trouvait pas moins périlleuse. Ayant, à l’instar de nombreux Juifs, entre-temps quitté Anvers pour Bruxelles suite aux mesures de persécution, il accepta, pour des raisons que nous ne pouvons jauger, l’idée d’une collaboration avec les Allemands. Il participa ainsi à la traque aux devises à Bruxelles contre une rétribution de base non négligeable de 3.000 francs belges, majorée d’un pourcentage sur les sommes confisquées.
4Rotter n’était pas le seul collaborateur informel du Devisenschutzkommando ni le seul agent juif dans des services allemands. L’histoire d’Icek Glogowski, appelé « Jacques », qui secondait la police de sécurité bruxelloise (Sipo) dans l’arrestation de Juifs, est connue. En général, les Allemands se méfiaient de leurs agents et les plaçaient pour une longue période de formation sous l’autorité de supérieurs. Peu d’entre eux recevaient des fonctions exécutives et pouvaient procéder seuls à des arrestations. Certes, il n’est pas sûr que Rotter comptait parmi ceux-là, mais il semble avoir gagné très rapidement la confiance de ses commanditaires. Peut-être aussi avait-il pu assurer ses arrières par des contacts avec l’Abwehr à Bruxelles qui employait ses propres agents. Il grimpa dans la hiérarchie des V-Leute, portait une arme et s’enrichit rapidement par ses activités d’extorsion, lui permettant de mener un luxueux train de vie. En collaboration avec une interprète francophone (désignée comme sa « maîtresse » dans les dossiers d’enquête) et avec l’aide de plusieurs agents subordonnés, il se lança – dans le milieu, qui lui était familier, des Juifs menacés de déportation – à la recherche d’actions, de devises, d’or et d’objets de valeur cachés. Les Juifs qui tentaient de sauver leur vie en plongeant dans la clandestinité en Belgique ou en préparant une fuite hors du pays, devaient disposer de moyens financiers, de faux papiers et de devises étrangères, et étaient de ce fait tributaires de complicités dans les milieux criminels, infestés d’agents et d’indicateurs. Un ancien policier auxiliaire belge de la police criminelle allemande (Kripo), qui fut entendu dans l’affaire Rotter en 1945, déclara que celui-ci se présentait comme acheteur auprès de personnes soupçonnées de posséder encore des biens de valeur afin de procéder, au moment de la transaction, avec ses supérieurs allemands en civil, à la saisie de la totalité de ceux-ci. La propriétaire du bar bruxellois que fréquentaient Rotter et ses agents auxiliaires déclara également dans le procès-verbal : « Si les Juifs, que Rotter connaissait, ne voulaient pas être arrêtés et déportés, ils devaient lui payer de fortes sommes. »
5La déclaration d’après-guerre – à lire avec circonspection – de son chauffeur Bernhard G., un homme d’origine juive né à Budapest et ayant fui Vienne en 1938, dont Rotter fit la connaissance en août ou septembre 1942, c’est-à-dire au moment où la majorité des trains de la mort étaient acheminés de la Belgique vers Auschwitz, jette quelques lueurs sur les sinistres intrigues de Rotter. Contre paiement de 10.000 francs, Rotter proposa à G. un certificat (Bescheinigung), qui l’identifierait comme employé du Devisenschutzkommando et le protégerait provisoirement de la déportation. Rotter recourut apparemment plusieurs fois à cette pratique. À l’expiration du certificat, il réclama des suppléments, qui firent rapidement grimper le montant extorqué, sans quoi il livrait la personne aux Allemands. G. se vit en outre obligé d’acquérir une voiture pour Rotter et son interprète, occasion où il fut employé malgré lui comme chauffeur. C’est ainsi qu’il fut témoin de pratiques d’extorsions, de dénonciations et d’arrestations, prétendument sans y prendre part.
6Il ne faut pas perdre de vue la situation extrême dans laquelle se trouvaient les personnes dont il est question. Comme le déclara littéralement G. à la justice belge, qui l’interrogea en 1945, les personnes extorquées payèrent d’importantes sommes à Rotter « afin de ne pas être déportées dans des camps de concentration ou d’extermination, car en tant que Juifs nous savions très bien ce qui nous attendait ». C’est uniquement par « peur de la déportation » qu’il accepta d’aider « Rotter et sa bande ». Il devint vraisemblablement lui-même une victime de Rotter, qui l’aurait finalement dénoncé aux Allemands. G. fut en effet déporté en mai 1944 par l’avant-dernier transport de Malines vers Auschwitz. Il survécut aux camps de Birkenau, Gross-Rosen et Dachau.
7Quand, fin 1945, Rotter se trouva dans une cellule belge, il lui fallut construire une histoire qui rendrait excusables ses actions au moment de la “catastrophe juive” et qui serait aussi admissible pour sa propre conscience que convaincante pour le juge d’instruction chargé de son cas. Coup sur coup, Rotter adressa aux autorités de la justice militaire belge des courriers dans lesquels il demandait sa libération, réfutant l’accusation de traîtrise, affirmant qu’il n’avait « pas pu agir autrement » : « En 1942, je fus contraint de travailler pour le Devisenschutzkommando de Bruxelles. J’ai profité de ce travail pour aider de nombreux Belges et Juifs et pour me sauver la vie, nombreux sont ceux que j’ai libérés de prison et des mains de la Gestapo. Et j’ai, de la sorte, joué un double rôle. Je peux à tout moment fournir des témoins qui certifieront la véracité de ces informations. […] Je vous prie monsieur l’Auditeur-général de ne pas me comparer avec les agents de la Gestapo Kohn-Kony ou Jacques. Je suis le dernier survivant de ma famille, 17 de mes parents ont été déportés par les nazis avant d’être tués en Pologne. »
8Rotter affirme également avoir aidé des Belges à se soustraire au travail obligatoire en Allemagne, prévenu des gens de l’imminence de rafles, procuré des denrées à des clandestins et à des internés du camp de rassemblement de Malines, protégé deux ou trois Juifs cachés dans sa maison et « secouru 35 familles juives, les ravissant de la sorte à une mort certaine ». Lui-même a vécu le fait d’être au service des Allemands comme un fardeau et aurait également préféré se cacher, mais un partisan renommé d’une organisation de la Résistance lui aurait conseillé de rester en fonction, puisqu’il pouvait ainsi accomplir bien plus pour la Résistance que s’il était caché.
9Toutes les informations données par Rotter ne peuvent pas, après coup, être vérifiées, mais elles ne sont pas non plus à considérer comme des tentatives de justification a posteriori d’un collaborateur, qui se serait engagé du côté de l’occupant par conviction idéologique ou politique. Quoi qu’il en soit, le terme « collaboration » n’est pas totalement d’application dans le cas où on agit pour sauver sa propre peau. Nous savons trop peu des dilemmes moraux auxquels étaient soumis les persécutés sous la dictature nazie. L’histoire de Rotter se situe dans une zone grise où la frontière entre coupable et victime est des plus floues et révèle la perfidie des exécutants de la « solution finale » en faisant de Juifs les complices de la destruction de leur communauté. En même temps, les passages cités montrent que Rotter n’était pas capable après guerre d’évaluer sa situation.
10Il semble avoir pressenti qu’invoquer le fait que l’ensemble de sa famille ait été assassinée à Auschwitz ne suffirait pas pour le disculper des charges de trahison et de collaboration avec les Allemands. Ainsi fit-il une proposition des plus étranges censée prouver qu’il se trouvait du bon côté. Il se targua de ses « bonnes compétences en tant que détective » et de sa longue expérience de policier pour proposer ses services aux autorités belges : « Soussigné propose ses services en tant qu’agent de liaison entre l’Allemagne et la Belgique. Ce travail consisterait à chercher des criminels de guerre et à les livrer à la police belge. Chercher des témoins dont ont besoin les autorités belges […]. Cela devrait être ma tâche d’exécuter chaque ordre quelle que soit sa difficulté. Dans un premier temps, je demanderai de pouvoir livrer les criminels de guerre H., M., S. et L., que je connais personnellement, à la police militaire belge, tout comme je m’occuperai d’autres criminels de guerre recherchés, si on m’en donne l’ordre, je voudrais encore aider les autorités belges de manière à ce qu’elles soient satisfaites de mon travail. » Renvoyé en Allemagne, il resterait joignable à tout moment et fournirait personnellement ses rapports en Belgique.
11Heinrich Rotter ne fut pas poursuivi par la justice belge d’après-guerre. L’affaire fut manifestement classée sans suite. À son retour des camps de concentration allemands, le chauffeur Bernhard G., qui se vit dénoncé par Rotter, expliqua que les accusations des uns envers les autres dans le groupe des survivants étaient si lourdes qu’une enquête juste, même sous serment, ne pouvait être menée. Ceci fait également partie de l’héritage de la domination nazie. Il reste des doutes sur le fait que la communauté juive de Belgique se soit ou pas occupée du cas Rotter, tout comme l’on ignore son sort ultérieur.
Notes
1 Auditorat Militaire de Bruxelles, Dossier Rotter. Tous les passages cités et les faits évoqués ci-après sont issus de ce dossier. Je remercie le Service des Archives du Collège des Procureurs-généraux de Bruxelles pour son aimable autorisation de consultation du dossier. Article traduit de l’allemand par Barbara Dickschen.
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Titre | Heinrich Rotter pendant la guerre à Bruxelles... |
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Pour citer cet article
Référence papier
Ahlrich Meyer, « Heinrich Rotter. Un “collaborateur juif” sous l’occupation nazie », Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine, 12 | 2016, 277-282.
Référence électronique
Ahlrich Meyer, « Heinrich Rotter. Un “collaborateur juif” sous l’occupation nazie », Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine [En ligne], 12 | 2016, mis en ligne le 05 novembre 2019, consulté le 19 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cmc/340 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cmc.340
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