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1 Le présent numéro thématique se propose de réfléchir à la manière dont l’imaginaire urbain, en Europe entre 1940 et 1944 ainsi qu’en Union Soviétique dans les années trente, renvoie à des territorialités qui sont simultanément habitées par les écrivains et les artistes, les bourreaux ou les occupants, les autochtones et ceux qui sont désormais considérés dans leur condition d’exclus, d’étrangers ou de « clandestins », pour emprunter le terme au tableau de Jan Cox, Les clandestins du quai Van Dyck (1942).
- 1 P. Nougé, « La guerre », dans P. Nougé, L’expérience continue, Lausanne, 1981, p. 107.
- 2 Enseignement. Journal d’union pour la libération du pays [édité par des enseignants communistes bru (...)
2 Comment se déploie cet imaginaire urbain à travers les représentations littéraires ou picturales qui portent sur la destruction lente qui gagne l’Occident dans les années trente et quarante, cette « fin, une fin incompréhensible, la fin d’une ville, d’un temps, d’une pensée »1 ? Comment s’est agencé cet espace imaginaire qui renvoie – explicitement ou implicitement – à l’espace référentiel qu’il dédouble, organisé selon les nouvelles législations imposées ? Il s’agit d’un espace auquel l’admission est conditionnée. Les enfants juifs n’ont ainsi « plus le droit de s’asseoir sur les bancs de nos écoles » (comme le dénonce la publication clandestine des communistes belges l’Enseignement en 1941)2. D’autres interdictions concernent la fréquentation des parcs publics, et lorsque l’accès à l’espace commun est permis (rues, places, certains intérieurs), c’est avec un signe distinctif qui met en évidence la non-appartenance territoriale et communautaire. Le tableau de Felix Nussbaum en porte témoignage en mettant en lumière la condition de hors-la-loi de l’homme à l’étoile jaune dans Bruxelles occupée (Autoportrait au passeport juif, 1943) ; Kurt Peiser, quant à lui, montre un « étoilé » dans un décor intérieur où, semble-t-il, rien ne se détache hormis ce morceau jaune sur un fond sombre (L’étoilé).
3 Les contributeurs de ce numéro thématique s’interrogent sur la part de la dimension spatiale dans les œuvres (fiction, poésie, écrits intimes, etc.) des écrivains ou dans les réalisations picturales des artistes qui ont évoqué, plus ou moins directement, les mesures prises à l’encontre des Juifs et des persécutés. Est-ce que la ville des années trente-quarante a été affectée dans ses représentations comme dans sa réalité ? Comment se présente-t-elle dans le roman, l’autofiction ou le témoignage ? L’atmosphère lugubre et terrifiante est-elle tributaire du genre littéraire ? Ou encore, comment cet espace urbain se matérialise-t-il plus particulièrement dans les arts plastiques de l’époque ? À plusieurs reprises, ce numéro s’arrêtera sur la manière dont les artistes ont rendu la dialectique intérieur versus extérieur, dans un contexte où l’un comme l’autre sont devenus des espaces contrôlés auxquels il est impossible d’échapper.
4 Dans le cadre de ces questionnements, les espaces culturels belge, français, allemand, autrichien, géorgien sont examinés afin d’interroger les différences et convergences entre les regards portés sur les événements. Ces regards divergent-ils selon les périodes historiques (entre-deux-guerres, guerre, après-guerre), ou selon la situation contextuelle (cas des exilés ou de ceux qui ont connu l’occupation dans leur espace d’origine, par exemple) ? Confronter plusieurs aires culturelles permet par ailleurs de mettre les points de vue en perspective. La réflexion est en outre portée tant sur les écrivains et artistes qui se sont opposés aux mesures d’exclusion et de persécution que sur ceux qui en ont été eux-mêmes victimes. Les études rassemblées dans ce numéro permettent donc d’aborder les représentations des espaces d’exclusion dans toute leur diversité. Dans cette perspective, les axes de recherches suivants sont proposés : La ville – entre chez-soi perdu et lieu mémoriel ; La réorganisation spatiale des villes : « une ghettoïsation sans ghettos » ; L’homme clandestin pris dans une souricière ; Un contre-espace ou survivre à la chasse à l’homme ; Espaces prohibés (ghettos, périphéries) et villes “heureuses”.
La ville – entre chez-soi perdu et lieu mémoriel
- 3 W. Mehring, La bibliothèque perdue, Paris, 2014, p. 31, 32, 425 (EPUB).
5 Dans son étude sur la littérature contemporaine judéo-autrichienne, Vivian Liska se focalise sur Vienne, compte tenu de la place centrale qu’occupe, dans ces écrits, la destruction de la population juive de Vienne pendant le régime nazi. La ville, avec ses rues et ses lieux, y apparaît porteuse, dans le présent même, des crimes nazis commis plusieurs décennies auparavant. C’est un espace d’où le passé ne s’efface pas, il « hante » le présent. Parmi les fameux monuments de mémoire qui s’érigent sur la Judenplatz (place des Juifs), celui de Rachel Whiteread émerge comme une réponse à cette littérature qui refuse d’enfermer le passé dans le monument commémoratif. Le monument, intitulé « Nameless Library » (2000), la « Bibliothèque anonyme », dresse des rayonnages de livres en béton qui ont le dos tourné vers l’intérieur. Ces murs de livres, derrière une porte close, laissent un vide à l’intérieur : « Ce vide, au cœur du mémorial, représente, selon le critique Robert Storr, le “trou dans le cœur de la ville” » (Liska, p. 128). En effet, comme si les livres, exposant les pages à découvert et le dos orienté vers l’intérieur (sans qu’il soit possible de déceler titres ou auteurs), n’invoquaient pas la porte refermée sur le passé, malgré l’entrée condamnée, mais laissaient, au contraire, les pages à découvert dans le présent – comme une possibilité de lecture. Cela pourrait nous rappeler la Bibliothèque perdue de l’auteur berlinois Walter Mehring, comparée au « foyer », à la « maison »3. Reçue en héritage de son grand-père, emballée en cartons pour être sortie de Vienne et sauvée des nazis, déracinée, elle est finalement détruite par les hitlériens. Fragmentée et exilique – selon la formule d’Alexis Nuselovici –, elle apparaît comme un chez-soi perdu, une mémoire détruite.
6 Plusieurs travaux réunis ici mettent en perspective le lien entre la ville et la « Heimat » – le mot qui fait référence à « l’endroit où quelqu’un est chez lui » (J. Meier, cité dans Augustyns, p. 220-221). Rendu quasiment superflu par l’idéologie national-socialiste, la « Heimat » s’apparente désormais à un « lieu de terreur » qui mène à la destruction, ce qui apparaît en particulier dans les écrits autobiographiques des auteurs juifs-allemands (Annelies Augustyns). Si Alexis Nuselovici se penche sur le mot Heim, au sens de maison, c’est pour l’inscrire dans celui qui définirait le ghetto. Le concept freudien de l’Unheimlichkeit lui sert d’appui : le mot fait résonance à la fois à Heim et Geheimnis, dans son sens de secret. Deux mots (maison et secret) « qui trament une perception adéquate du ghetto : une habitation qui demeure cachée au sein de la ville dans la mesure où son accès est circonscrit » (Nuselovici, p. 146).
La réorganisation spatiale des villes : « une ghettoïsation sans ghettos »
7 Les transformations que subissent les villes sous l’emprise de l’idéologie national-socialiste, qui sont souvent aussi des villes “natales”, transparaissent dans de nombreux écrits, fictionnels ou autobiographiques. Breslau qui comptait l’une des plus importantes communautés juives d’Allemagne, avec Berlin et Francfort, où les Juifs se sentaient chez eux et étaient bien intégrés au niveau politique, économique et culturel, change entièrement d’aspect à partir de janvier 1933. Traités d’“indésirables”, publiquement insultés dans cette ville qu’ils considéraient comme la leur – telle est l’atmosphère décrite dans les journaux intimes de Willy Cohn et Walter Tausk, ainsi que dans les autobiographies de Fritz et de Walter Laqueur. À partir de ces textes, Annelies Augustyns examine le changement qui régit désormais le fonctionnement spatial de la ville sous l’emprise du national-socialisme. À plusieurs reprises, le parallèle est établi avec le ghetto : même si aucun ghetto n’a été créé à Breslau, l’orientation des Juifs en ville change entièrement (on trouve notamment des occurrences d’évitement des espaces publics dangereux, ou de réclusion à l’intérieur des espaces privés) (Augustyns, p. 237). Willy Cohn parle par exemple d’une « réduction » (Schrumpfung) continuelle de son espace de vie (Ibid., p. 238). Dans ces conditions, ces habitants « indésirables » cessent de sortir à l’extérieur et ont souvent l’impression de vivre coupés du monde (Ibid., p. 245), comme sur une île.
8 Mais ce qui contribue avant tout à la perception particulière de cet espace urbain, mis à part les insignes nazis (Mamatsashvili, Augustyns), c’est la normalité de cette vie d’avant qui continue de régir l’organisation de l’espace aryen. En 1938, lorsque Cohn se déplace de sa périphérie pour se rendre dans le centre-ville, il est confronté au fonctionnement normal de la vie quotidienne où les gens font leurs achats pour Noël (Augustyns). Cette expulsion hors des lieux habitables est aussi celle dont Louis Guilloux fait le propos central de l’Occupation dans Le pain des rêves (Mamatsashvili).
9 L’annihilation de frontières entre espace privé et espace public est un autre point abordé par presque toutes les études réunies. Si Arvi Sepp souligne, en suivant les pas de Victor Klemperer dans sa vie quotidienne à Dresde, le danger de l’intrusion du pouvoir dans le chez-soi, c’est aussi pour voir jusqu’à quel point s’effectue le rétrécissement de l’espace urbain sous le national-socialisme. Ici, l’acte de lecture ou la possession d’un livre interdit dans sa bibliothèque pourrait s’avérer dangereux, le chez-soi étant sujet au contrôle à tout moment. Klemperer, en tant que Juif demeurant dans la maison juive (Judenhaus), n’avait le droit de disposer que d’une bibliothèque juive. Lors d’une perquisition dans son habitat, la possession de Der Mythus des 20. Jahrhunderts (Le mythe du 20e siècle) d’Alfred Rosenberg, membre du NSDAP, lui a valu l’accusation d’un « terrible crime ». En lui tapant le livre sur la tête, « l’agent de la Gestapo Clemens rugissait contre le romaniste : “Comment peux-tu être juif et lire un tel livre ?” Cela revenait pour lui à une sorte de profanation de l’hostie » (Klemperer dans Sepp, p. 178). Par le biais du témoignage, l’étude montre comment, à travers la ville de Dresde où il n’y a pas de ghetto à proprement parler, se réalise une « ghettoïsation sans ghettos » (Ibid., p. 182) et ouvre, par-là même, un nouveau champ d’investigation.
L’homme clandestin pris dans une souricière
- 4 « Doch da steht ja überall dran : “Für Juden ist der Eintritt hier verboten.” », dans Ch. Salomon, (...)
- 5 Ibid.
10 Les villes révèlent aussi, à travers les différents lieux, le quotidien de ceux qui sont désormais relégués hors des espaces publics. Dans l’une des gouaches de Charlotte Salomon, cette autre exilée juive, réfugiée dans le Sud de la France pour ensuite être déportée et envoyée dans la chambre à gaz enceinte de quatre mois, se détachent des figures humaines dans une rue de Berlin. Elles sont alignées devant les immeubles, dont un café, sans doute pour lire les inscriptions ; il est « partout marqué : “Ici l’entrée est interdite aux Juifs” »4. Charlotte, qui hésite à y entrer, pense néanmoins que « cela ne saute pas aux yeux » qu’elle est juive – « Je ne sais où aller sinon »5.
11 L’étude de Maélys Vaillant se focalise ainsi sur ces lieux d’accueil dans les villes que sont les cafés et les hôtels, pour comprendre dans quelle mesure se construit un espace exilique dans les œuvres de fiction des auteurs exilés Klaus Mann et Anna Gmeyner. Dans cette Exilliteratur, le café apparaît avant tout comme un espace de refuge (comme l’hôtel, parfois), mais aussi de « salle d’attente ». Dans le même temps, il s’agit d’un espace de résistance où les inconnus peuvent échanger, même si leur seul point commun est « die Antipathie gegen die Nazis » (Mann dans Vaillant, p. 205), l’antipathie envers les nazis. Les hôtels peuvent au contraire devenir des lieux de persécutions et d’emprisonnement, comme c’est le cas chez Klaus Mann, mais aussi chez Zweig ou Keun, entre autres (Ibid., p. 212-213). En fin de compte, ces espaces ouverts au sein de villes fermées n’offrent pas toujours une échappatoire aux indésirés et persécutés. Augustyns, quant à elle, parle de la ville « souricière », le mot qui revient sous la plume de nombreux auteurs juifs (Augustyns, p. 240). En effet, comme le remarque Alexis Nuselovici, la perception de la spatialité de la ville, dans les romans d’exil sous le nazisme (Seghers, Remarque, Feuchtwanger, K. Mann), se fait en fonction des échappatoires qu’elle renferme pour la survie de l’homme clandestin. Pour ce dernier, l’orientation s’y fait en fonction de lieux sûrs, sécurisés, illégaux. La ville devient un espace en fuite où l’on ne peut s’attarder : « la ville n’est qu’un espace à parcourir incessamment et dans tous les sens » (Nuselovici, p. 151), dans le but de chercher le faux passeport ou échapper aux nazis, par exemple.
- 6 Serait-ce un clin d’œil au titre du recueil de nouvelles, Wenn die Lichter ausgehen (Quand les lumi (...)
- 7 Hubert Roland a traduit de nombreux extraits du roman, pas encore traduit à ce jour, le rendant ain (...)
12 En suivant les traces des exilés à travers les lieux urbains, le roman de l’écrivaine autrichienne oubliée Hertha Ligeti, Die Sterne verlöschen nicht6 (Les étoiles ne s’éteignent pas), publié en allemand en 1959 à Bucarest, se présente comme un « témoignage historique rare et de première valeur sur les milieux de l’exil antifasciste et de la résistance organisée à la terreur nazie en Belgique occupée » (Roland, p. 51). Rédigé a posteriori, le roman se nourrit de l’expérience propre de l’auteure et se centre sur la vie des exilés, en particulier des femmes, de la fin des années trente aux années de l’Occupation. Malgré l’importance documentaire que représente ce texte, Hubert Roland souligne que sa littérarité correspond à une forme d’écriture que Jean-Claude Bologne a appelée « le roman dans l’histoire » (Ibid., p. 53). Par conséquent, la question de la subjectivité de l’œuvre de fiction en rapport avec la réalité historique fait partie des interrogations qui préoccupent Hubert Roland, mais aussi, autour de la notion d’autofiction, Helga Mitterbauer et Louise Counet7. Le roman construit en effet, à travers les événements qu’il agence, un espace de clandestinité : les résistants sont « traqués au sein de la ville fracturée et partagée », tandis que la ville devient tout autant le territoire « contrôlé et illicite » où n’est plus posée la question d’admissibilité mais plutôt celle de la manière d’échapper à l’espace légal, devenu porteur d’un danger mortel (Ibid., p. 55).
- 8 Ch. Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, 2004, p. 62.
13 La métaphore de sous-marin qu’utilise Ligeti dans l’un de ses entretiens (dans Roland, p. 61), indique sans doute au mieux la condition des exilés et des expulsés des espaces légitimes, mais désigne aussi la dynamique spatiale qui nous occupe. Le sous-marin se trouve sur terre, mais néanmoins hors-sol, expulsé des espaces habitables normalisés de l’homme. L’individu est ainsi poussé vers un autre espace, qui n’est ni urbain, ni périphérique, ni rural, mais sous la mer. Cette image de sous-marin dont parle Ligeti renvoie également à l’un des rêves fait par un médecin de quarante-cinq ans, en Allemagne de 1934, analysé par Charlotte Beradt dans Rêver sous le IIIe Reich : « [J]e vis au fond de la mer pour demeurer invisible après l’ouverture publique des appartements. »8 Le rêveur voit s’effondrer les murs de son appartement, signe de la terreur quotidienne qu’il vit, à cause du contrôle permanent de l’espace habitable, qui comprend tant l’espace public que privé. Trouver l’habitat « au fond de la mer » lui paraît la seule solution possible pour échapper à cet espace “ouvert” que devient sous le nazisme l’espace habitable en général.
Un contre-espace ou survivre à la chasse à l’homme
- 9 « Des espaces autres », dans M. Foucault, Dits et écrits. T. IV, Paris, 1994, p. 760.
- 10 Ibid.
14 S’il est toutefois possible de construire un espace de résistance, un contre-espace, à l’intérieur de ce lieu où l’homme se trouve emprisonné, c’est sans doute, comme c’est le cas chez Ligeti, via la constitution de réseaux, en particulier de résistants communistes juifs (Helga Mitterbauer et Louise Counet). Mais il s’agit ici plutôt de fonction « symbolique » de l’espace, car « les espaces se construisent plutôt autour de liens sociaux » (Mitterbauer et Counet, p. 77). En ce sens, il est possible de parler chez Ligeti d’espaces en termes d’hétérotopies, dans le sens que leur attribue Michel Foucault. Que ce soient les immeubles d’habitation, mais aussi les camps et les prisons – les lieux dans lesquels se déroule l’action du roman –, ils s’inscrivent tous dans ce « système d’ouverture et de fermeture »9, qui fait d’eux des lieux « isolés » et en même temps perméables. Foucault aurait parlé des lieux « qui ont l’air de pures et simples ouvertures », mais qui « cachent de curieuses exclusions »10.
15 Hans Vandevoorde propose quant à lui une analyse des stratégies de survie qui pouvaient se présenter pour un artiste d’origine juive tel qu’Idel Ianchelevici (1909-1994) dans Bruxelles occupée. Si Ianchelevici a pu échapper à la Shoah, c’est notamment en se dérobant à l’espace légal, c’est-à-dire en déménageant de Bruxelles vers sa périphérie, puis plus loin encore de la ville, tout en mentionnant au registre des Juifs des adresses où il ne vivait plus. Il jouit également de tout un réseau d’amis, parmi lesquels les écrivains flamands August Vermeylen et Fernand Toussaint van Boelaere, qui l’ont aidé à plusieurs reprises et lui ont assuré un soutien financier. En suivant les traces de Ianchelevici, en fouillant dans les archives, en explorant les lettres personnelles, Vandevoorde étudie dans quelle mesure la condition d’illégalité (y compris une fausse identité prise par l’artiste avec une fausse adresse), devient en fin de compte la seule chance de survie.
- 11 Voir la réflexion d’Alexis Nuselovici sur les images de Peiser à la fin de la présentation de Pierr (...)
- 12 V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, 1996, p. 223.
16 Un autre artiste d’origine juive, Kurt Peiser, a également survécu à la Shoah. S’il se définissait lui-même comme « peintre du peuple », son petit-fils Pierre Buch le considère ici comme un « peintre de l’exclusion » (Buch, p. 95). Réalisé en 1920, Un fils d’Israël accapare le spectateur par le regard qu’il voit posé sur lui, par ce passant inconnu qui le fixe. La scène se déroule dans la rue où il est possible de distinguer les « silhouettes indécises d’une femme et d’un enfant » (Ibid., p. 88), les contours d’une rue et des immeubles sur un « fond diffus » (Ibid., p. 87). La spatialité prend ici une autre dimension, celle du corps qui se détache de l’espace de la rue, pour acquérir une sorte de spatialité « autonome », « absolue », comme cela a été remarqué par Alexis Nuselovici11. Le tableau tisse une sorte de dialogue avec une autre toile, intitulée L’étoilé, que le peintre réalisera dans l’après-guerre, en revenant sur la Shoah, où il se représente avec une étoile jaune : « Se détachant sur un fond sombre, la toile représente un Juif assis, les mains croisées sur les genoux. Il porte l’étoile jaune, celle que Peiser avait toujours refusé de porter » (Ibid., p. 94). Parmi les nombreuses persécutions qu’ont connues les Juifs dès les années trente, c’est sans doute l’étoile jaune qui marque le plus les représentations. Pour Klemperer, la ghettoïsation de l’espace s’achève justement avec l’étoile, car désormais, « chaque juif à étoile portait son ghetto avec lui, comme un escargot sa coquille »12.
Espaces prohibés (ghettos, périphéries) et villes “heureuses”
17 De manière générale, la ségrégation spatiale passe par le corps : le ghetto est « imprimé tel un tampon sur le front » (Hilsenrath dans Nuselovici, p. 145). Pour ce qui est de l’urbanité du ghetto, son agencement spécifique n’a rien de semblable avec celui des villes : « au ghetto, tout est ghetto », note Nuselovici (p. 150). Si la ville peut accueillir un ghetto parmi ses fonctions, à l’instar des jardins, ruelles, hôpitaux, etc., ce n’est pas le cas du ghetto, même si le jardin et l’hôpital peuvent faire partie de son espace. Le ghetto ne possède pas de plan, « toutes les rues sont les rues du ghetto, toutes les constructions sont les constructions du ghetto » (Ibid., p. 158).
18 Ce n’est pas un ghetto à proprement parler qui est mis en scène dans le roman de 1942 de Louis Guilloux, mais le terme est d’emblée évoqué. En peignant les marginaux, bannis de société, vivant dans des écuries (et même de là ils sont chassés, car, considérés comme de la “vermine”, ils contrarient le plan d’embellissement du quartier), l’écrivain définit d’emblée l’espace auquel ils appartiennent : ils sont « prisonniers » dans leur quartier « comme le juif dans son ghetto » (Guilloux dans Mamatsashvili, p. 113).
19 Bela Tsipuria se penche sur un autre espace totalitaire pour montrer dans quelle mesure l’espace de la capitale géorgienne (Tbilissi) a été remodelé par la nouvelle idéologie soviétique, et comment ce changement (urbain, idéologique) s’est reflété dans l’imaginaire et le langage esthétique, désormais contraints de s’aligner sur le discours politique. L’ancien topos culturel avant-gardiste partagé par les poètes modernistes géorgiens des années dix a été presque entièrement remplacé, une décennie plus tard, par l’image modernisée/soviétisée de la capitale (Tsipuria, p. 252). Les représentations de Tbilissi dupliquent l’espace référentiel organisé selon la nouvelle législation imposée par l’occupant – le pouvoir soviétique. La ville « fait partie désormais de l’homogénéité soviétique », son espace est simultanément organisé et représenté comme partie intégrante de l’harmonie totale, « une illusion soviétique du bonheur » (Ibid., p. 281). Le poète moderniste, astreint à se conformer, devient ainsi le chantre de cet effacement de toute trace avant-gardiste, le panégyriste de cette transformation “heureuse” de l’espace remodelé, avant que les « chantres » eux-mêmes ne deviennent victimes des purges staliniennes des années trente.
20 Ce qui ressort de la plupart des travaux réunis ici, c’est une sorte de ghettoïsation de l’espace, y compris dans le cas où il ne s’agit pas à proprement parler de ghetto ou de restrictions concrètes. La ghettoïsation se crée au-delà du ghetto et des lois restrictives, par le biais de l’auto-restriction qui fait que les Juifs sortent de moins en moins pour éviter le danger, ou s’enferment dans des lieux a priori non-habitables (caves, greniers). Dans le cas de l’espace soviétique, le réaménagement de l’espace n’étant pas orienté vers la ghettoïsation, c’est plutôt à l’homogénéisation de l’espace, aligné sur le centre (russe), qu’il faut échapper. Incapable de le faire, le poète se voit comme un « cygne à la gorge tranchée », car dépourvu de voix. Il ne lui reste qu’à créer son propre espace imaginaire dans lequel il affronte l’ennemi, à l’instar de ses ancêtres d’antan.
- 13 H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, vol. 3, De la modernité au modernisme (Pour une métaph (...)
- 14 Ibid.
- 15 Ibid.
21 « L’habiter », écrit Henri Lefebvre, « acte social et cependant poétique [...] disparaît devant l’habitat, fonction économique »13. La même chose se produit avec la « maison », celle dont parle Bachelard en termes de maison-coquille, maison-pleine-de-rêves, maison-avec-greniers-et-caves, lorsque sa place occupe un logement fonctionnel, « construit selon des prescriptions technologiques, peuplé d’usagers dans l’espace homogène et brisé »14. Mais ce qui nous intéresse n’est pas tant la « rupture »15 entre ce qui peut être défini comme une « demeure » et ce qui est devenu un « logement fonctionnalisé », que le rapprochement possible entre les deux et l’opposition tranchante avec l’espace (in)habitable aménagé par le national-socialisme (tout comme par le bolchévisme). L’espace habitable, au sens que nous lui attribuons, renferme en effet aussi bien le logement fonctionnalisé (avec la promiscuité du voisinage, les balcons chargés de linge, le manque d’espace, les commerces), que la demeure, tel qu’elle est définie par Lefebvre. Tandis qu’avec l’espace nazi, cette fonction première d’habitabilité perd de son actualité ; ce qui compte, c’est l’aryanisation de l’espace dans lequel le non-aryen n’a plus sa place, comme ne l’a pas celui qui n’est pas l’homo sovieticus. Le bouleversement ou la « rupture » si nous reprenons le terme de Lefebvre, se produit ici au niveau de la perte des fonctions premières, ce qui fait que pour échapper à l’espace rétréci (qui mène directement à leur déportation/mort), les Juifs doivent s’absenter de l’espace légal en se dissimulant dans l’espace non habitable.
22 Dans ces conditions, face aux nouvelles règlementations qui régissent l’espace nazi (interdiction d’accès aux lieux publics, lieux de travail et d’éducation) et plus tard aux spoliations (la demeure violentée n’est désormais plus un lieu sécurisé), s’ajoute une configuration spatiale supplémentaire : l’espace clandestin. L’homme traqué, celui qui arrive à s’absenter de l’espace reconfiguré et légal – ne pas s’inscrire au registre, ne pas porter l’étoile, déménager ou avoir plusieurs adresses –, cesse ainsi de faire partie de l’espace existant. Illégal, sa seule chance de rester en vie est de s’absenter de l’espace légal. Dans le contexte de la discrimination, persécution et extermination, la disparition du Juif de l’espace public et habitable – que ce soit via la déportation ou via la dissimulation – prend tout son sens.
Notes
1 P. Nougé, « La guerre », dans P. Nougé, L’expérience continue, Lausanne, 1981, p. 107.
2 Enseignement. Journal d’union pour la libération du pays [édité par des enseignants communistes bruxellois], 15 décembre 1941, p. 3, CEGESOMA, BG 153 (accessible en ligne : https://warpress.cegesoma.be/en/node/41308).
3 W. Mehring, La bibliothèque perdue, Paris, 2014, p. 31, 32, 425 (EPUB).
4 « Doch da steht ja überall dran : “Für Juden ist der Eintritt hier verboten.” », dans Ch. Salomon, Vie ? ou Théâtre ?, Amsterdam, Jewish Historical Museum, JHM M004786. Le musée met à disposition du public la collection complète de l’œuvre. Pour l’image : https://charlotte.jck.nl/detail/M004786/part/character/theme/keyword/M004786.
5 Ibid.
6 Serait-ce un clin d’œil au titre du recueil de nouvelles, Wenn die Lichter ausgehen (Quand les lumières s’éteignent) publié par une autre exilée, Erika Mann, aux États-Unis sous le titre The Lights Go Down (1940) ?
7 Hubert Roland a traduit de nombreux extraits du roman, pas encore traduit à ce jour, le rendant ainsi partiellement accessible au lecteur francophone.
8 Ch. Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, 2004, p. 62.
9 « Des espaces autres », dans M. Foucault, Dits et écrits. T. IV, Paris, 1994, p. 760.
10 Ibid.
11 Voir la réflexion d’Alexis Nuselovici sur les images de Peiser à la fin de la présentation de Pierre Buch « Espace et judaïté chez Kurt Peiser, peintre de l’exclusion sociale » : https://www.youtube.com/watch ?v =COHegcIF9Ew.
12 V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, 1996, p. 223.
13 H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, vol. 3, De la modernité au modernisme (Pour une métaphilosophie du quotidien), Paris, 1981, p. 94.
14 Ibid.
15 Ibid.
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Référence papier
Atinati Mamatsashvili - Helga Mitterbauer - Arvi Sepp, « Introduction », Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine, 15 | 2021, 13-26.
Référence électronique
Atinati Mamatsashvili - Helga Mitterbauer - Arvi Sepp, « Introduction », Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine [En ligne], 15 | 2021, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 30 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cmc/1154 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cmc.1154
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