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Carl Einstein à Bruxelles : de l'art nègre à la révolution

Roland Baumann
p. 175-186
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« Pour nous, l'œuvre d'art est force vivante et instrument pratique. Considérée comme un phénomène esthétique isolé, elle nous paraît insignifiante et morte. Nous méprisons l'appréciation des œuvres d'art comme des bibelots rares et précieux… Les œuvres d'art nous occupent uniquement dans la mesure où elles contiennent des moyens susceptibles de modifier la réalité, la structure de l'homme et l'aspect du monde. » Carl Einstein, Georges Braque, 1934.

  • 1 On trouvera l’essentiel de la bibliographie consacrée à Carl Einstein, ainsi que des informations c (...)

1Poète et historien d'art lié à l'expressionnisme, Carl Einstein (1885-1940) “inventa” l'Art africain en écrivant Negerplastik (La sculpture nègre), le premier ouvrage d'ensemble traitant des arts dits primitifs d'un point de vue esthétique1. Cet essai capital, publié en 1915, alors que l'Occident semble perdre le sens de ses propres valeurs dans une lutte fratricide et insensée, approche la sculpture africaine sans préjugé ni point de référence occidental pour la confronter à l'art classique européen et au cubisme.

  • 2 Carl Einstein n'est pas le neveu du célèbre physicien, comme l'affirme à tort la légende de sa phot (...)
  • 3 Daniel Einstein (1844-1899) dirige l'Israelitischen Landesstift zu Karlsruhe, un internat pour les (...)

2Carl Einstein naît le 26 avril 1885 à Neuwied-sur-le-Rhin (Palatinat rhénan). Ce grand oublié de l'histoire de l'Art n'est pas un parent méconnu d'Albert Einstein2 ! En 1888, son père Daniel devient directeur de l'Institut israélite de Karlsruhe3. Jeune étudiant de philosophie et lettres

Karl Einstein. Photo parue dans Match du 16 février 1939

  • 4   Juif allemand “découvreur” de Picasso et des cubistes, Kahnweiler estimait beaucoup Carl Einstein (...)
  • 5 Issue d'une famille de la bourgeoisie juive de Starodoub (Russie, gouvernement de Tschernigow), Mar (...)

à l'Université de Berlin, passionné par l'esprit d'avant-garde expressionniste, Carl Einstein voyage souvent à Paris à partir de 1905. Ami du marchand d'art moderne Daniel-Henry Kahnweiler4, il y rencontre alors tous les peintres de l'avant-garde parisienne tels Braque, Gris, Derain et Picasso. Einstein collabore à plusieurs revues expressionnistes, notamment l'hebdomadaire Die Aktion de Franz Pfemfert, dont il épouse la belle-sœur, Maria Ramm, en 19135. Il dédie à Gide son roman “cubiste” : Bebuquin ou les Dilettantes du Miracle.

  • 6 L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940, op.cit., p. 52.

3Contrairement à ce que pourrait faire croire sa contribution à la revue pacifiste Die Aktion, Carl Einstein se porte volontaire de guerre en août 1914, enthousiasmé par l'illusion de fraternité sur les champs de bataille et de purification de la situation politique et sociale en Allemagne6. Blessé au combat en novembre 1914, il est muté à Bruxelles au printemps 1916, après une longue hospitalisation, et affecté au Quartier général à la section de l'administration civile allemande chargée des affaires coloniales. Einstein s'y intègre à la Kriegskolonie, la “colonie littéraire” formée par de jeunes intellectuels allemands d'avant-garde affectés à Bruxelles pour s'y occuper de tâches administratives, loin des combats, tels le grand marchand d'art Alfred Flechtheim ou le médecin poète Gottfried Benn. Einstein rencontre le poète Clément Pansaers, un des futurs fondateurs du dadaïsme belge (1919), initié à la littérature allemande par Carl Sternheim et éditeur de la revue expressionniste Résurrection.

  • 7 « L'esthétique de Carl Einstein » dans Médiations 3, automne 1961, pp. 83-91 (citation p. 84). « La (...)

4Selon Jean Laude dans son texte d'introduction à une traduction en français de Negerplastik : « Pendant la guerre, il [Einstein] a accès aux collections du Musée du Congo de Tervueren : il écrit alors Negerplastik. »7 En fait, c'est lors de ses études d'histoire de l'art à Berlin qu'Einstein voit pour la première fois des sculptures africaines au musée d'ethnographie de la ville. Les musées ethnographiques de l'époque rassemblent des objets d'arts primitifs afin de documenter les premiers stades d'une évolution artistique et technique unilatérale qui, selon les schémas racistes alors en vogue dans le monde scientifique occidental, aboutit nécessairement à l'art classique ou au réalisme photographique des peintres pompiers qui dominent l'art officiel.

51907. « Les Demoiselles d'Avignon » révolutionnent la peinture moderne ; une nouvelle vision du monde, radicalement “autre”, naît subitement à Paris, capitale culturelle du monde occidental. Une période capitale de crise et de confrontations culturelles remet en question les vues européo-centristes de l'art fin-de-siècle. Lors de ses fréquents séjours à Paris, Einstein rencontre les peintres de l'avant-garde cubiste et découvre sur le marché de l'art un ensemble de sculptures provenant d'Afrique centrale et occidentale. À la veille du conflit mondial, il rédige Negerplastik, manifeste cubiste et réflexion théorique capitale sur les arts africains, illustré d'une importante iconographie.

  • 8 Selon J. Maes, « L'ethnologie de l'Afrique Centrale et le musée du Congo Belge » dans Africa-Journa (...)
  • 9 C. Einstein, Afrikanische Plastik. Berlin, 1921, Orbus Pictus Band 7. Traduction française de Th. e (...)
  • 10 C. Einstein, éd. et traducteur, Afrikanische Legenden, Berlin, 1925. Le journal de Th. Sternheim (c (...)

6L'intérêt d'Einstein pour les arts plastiques africains est donc antérieur à son séjour à Bruxelles durant la Grande Guerre, mais ce séjour lui permet de mieux documenter son enthousiasme pour la “sculpture nègre”8. Einstein découvre alors les collections ethnographiques de Tervuren et, à son retour en Allemagne, publiera un second essai sur la sculpture africaine, d'orientation plus ethnographique que Negerplastik9. C’est à Bruxelles qu’il réunit et traduit un recueil de contes africains publié également après la guerre10.

  • 11 P. Mertens, Les éblouissements, Paris, 1987, p. 101 et passim. Les visites d'Einstein au musée sont (...)
  • 12 Le musée d'Afrique centrale est le fruit de l'exposition coloniale de 1897 à Tervuren, dont le but (...)
  • 13 Carl Sternheim Gesamtwerk : Prosa I, Chronik von des zwanzigsten Jahrunderts Beginn, Berlin, 1964, (...)

7Les visites d'Einstein à Tervuren sont évoquées avec toute leur dimension symbolique par Pierre Mertens dans son roman biographique sur Gottfried Benn11. C'est à Tervuren que l'art nègre apparaît à Carl Einstein « dans toute sa sauvage pureté, sa fausse barbarie ». L'Europe s'entre-dévore tandis qu'à Tervuren Einstein s'immerge dans l'univers insolite du Congo et s'y enthousiasme pour la “sculpture nègre” !12 L'engouement de Carl Einstein pour l'Afrique durant son séjour d'occupant à Bruxelles est transposé en littérature par Carl Sternheim dans son récit Ulrike13.

8Novembre 1918. L'effondrement militaire allemand et les cris des troupes en révolte arrachent Einstein au rêve solitaire de son “musée imaginaire” des arts africains au musée et à la bibliothèque des colonies pour le lancer au premier rang de la révolution. Enthousiasmé par la révolution russe, il semble avoir cru à l'imminence d'un grand bouleversement social, mais doit vite déchanter. Les dirigeants du Parti ouvrier belge (POB), dont le futur leader communiste Joseph Jacquemotte, refusent toute collaboration avec les soldats révoltés, qui se rendent en cortège à la Maison du Peuple avec leurs drapeaux rouges. Interprète du Conseil des Ouvriers et Soldats allemands, que préside le médecin juif Freund, Einstein joue un rôle de premier plan lors des négociations avec les ambassadeurs d'Espagne et des Pays-Bas et les autorités belges du Comité national (dont Émile Francqui) en vue du retrait des troupes d'occupation. Parmi ses interlocuteurs, la “Révolution de Bruxelles” suscite la crainte de débordements. S'ajoutant aux inquiétudes que provoquent alors l'agitation socialiste en Hollande et en Suisse et les mouvements révolutionnaires en Autriche-Hongrie, puis en Allemagne, ces faits semblent marquer l'extension rapide de la contagion bolchevique. Ils pousseront au fameux “coup de Lophem” et son cortège de mesures favorables aux ouvriers.

  • 14 D. Heisserer, « Einsteins Verhaftung. Materialen zum Scheitern eines revolutionären Programms in Be (...)
  • 15 Littéralement : « Le sérieux sanglant », référence à la mise au pas sanglante des ouvriers allemand (...)
  • 16 Pour toute la période du retour de Carl Einstein à Berlin, outre les ouvrages généraux déjà cités, (...)

9De retour à Berlin lors des événements de la révolution spartakiste, Einstein assiste à l'élimination brutale des révolutionnaires par les corps-francs en janvier et mars 1919. Connu de la police comme “agitateur communiste”, dénoncé par la presse d'extrême droite pour son discours aux funérailles de Rosa Luxembourg, il échappe de peu à l'exécution sommaire « pour tentative de fuite » lorsqu'il est arrêté en Bavière en juin 191914. Einstein écrit dans la revue satirique Die Pleite, illustrée par George Grosz, puis édite avec celui-ci l'hebdomadaire Der Blutige Ernst15. Conscient de l'échec du mouvement des Conseils et déçu par la bureaucratisation de l'avant-garde spartakiste, il prend ses distances par rapport au parti communiste allemand et à la révolution soviétique. En 1921, Carl Einstein est l'objet d'attaques antisémites dans la presse conservatrice et poursuivi par la justice allemande pour la virulence des satires anti-bourgeoises de son drame Die schlimme Botschaft (La mauvaise nouvelle)16.

  • 17 C. Einstein et P. Westheim (éds), Europa Almamach, Potsdam, 1925 (édition facsimilé publiée par le (...)
  • 18 C. Einstein, Die Kunst des 20. Jahrhunderts, Propyläen Kunstgeschichte, vol. XVI, Berlin, 1926. 2e (...)
  • 19 B. Hinz, Art in the Third Reich, New York, 1979, pp. 24-25. L'architecte Troost, conseiller artisti (...)

10La république semble fermement installée au pouvoir et, alors que l'Allemagne de Weimar prospère, sauvée par les capitaux américains, Carl Einstein se consacre surtout à la critique d'art. En 1925, à l'occasion du traité de Locarno, il édite avec Paul Westheim l'Europa-Almanach, riche anthologie des meilleurs écrivains et artistes européens d'avant-garde : français et allemands bien sûr, mais aussi anglais, belges, espagnols et russes17. Carl Einstein écrit ensuite L'Art du XXe siècle dans la série la plus renommée d'histoire de l'art des éditions Propylées18. Synthèse remarquable des travaux d'Einstein sur les peintres et sculpteurs d'avant-garde, ce livre de référence sur l'art moderne brille par la poésie de son écriture et sera l'objet de deux rééditions. Véritable somme théorique des arts d'avant-garde, il servira d'index aux esthètes nazis pour monter la fameuse exposition d'« Art dégénéré » à Munich en 193719 !

  • 20 Documents - Doctrines. Archéologie. Beaux-Arts. Ethnologie. Revue créée par Einstein avec Bataille, (...)
  • 21 C. Einstein, Georges Braque. Traduction française de M. E. Zipruth, Paris-Londres-New York, 1934.

11Carl Einstein vient s'établir à Paris en 1928 pour y animer avec Georges Bataille et Michel Leiris la revue ethnographique et surréaliste Documents20. Il esquisse les principes d'une “ethnologie du Blanc”, qui s'efforce d'appliquer au monde culturel occidental et surtout à l'art moderne les méthodes utilisées par les ethnologues chez les primitifs. Il épouse Lyda Guevrekian en 1932. Évoluant vers le surréalisme, il publie une étude sur Georges Braque et écrit le scénario du film Toni de Jean Renoir (1934)21. Ami des Malraux, il abandonne l'édition et la critique d'art en 1936 pour participer à la guerre d'Espagne comme volontaire dans la colonne du leader anarchiste Buenaventura Durruti, dont il prononce l’éloge funèbre à la radio de la CNT-FAI. Interné dans le camp d'Argelès par les autorités françaises à la victoire de Franco en mars 1939, il est libéré, puis détenu à nouveau, comme beaucoup d'autres émigrés allemands, lors de l'invasion allemande en mai 1940. Carl Einstein se suicide près de Pau le 5 juillet 1940 alors qu'il va être arrêté par les nazis.

  • 22 L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940, op.cit., p. 14.
  • 23 Germaniste et historienne de l'art, spécialiste d’Einstein en France, Liliane Meffre semble faire p (...)

12Porte-parole du cubisme et de l'art nègre, symbolisant tout ce dont les nazis voulaient “purifier” à jamais la culture aryenne, Carl Einstein fut certainement un « passeur d’idées d’une exceptionnelle importance entre la France et l’Allemagne », comme l’affirme Liliane Meffre22. Mais c'est à Bruxelles qu'il se plonge dans l'univers insolite et fascinant des cultures d'Afrique centrale et devient le protagoniste d'un épisode insolite de la fin de la Grande Guerre. Juif laïque, son parcours intellectuel et ses rapports au judaïsme sont caractéristiques de plusieurs générations de Juifs allemands qui, jusqu'à l'avènement du nazisme, s'efforcèrent de trouver des solutions nouvelles au débat permanent entre tradition et modernité qui ne cesse d'animer le judaïsme européen depuis le siècle des Lumières23. Grand oublié de l'histoire des idées occidentales, Carl Einstein nous évoque la vision d'une culture occidentale fondée sur la liberté et le changement, l'ouverture au monde et la confrontation des cultures dans le respect des différences.

Bibliographie et remarques

13Pour la biographie de Carl Einstein : L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d'une pensée moderne, Paris, 2002. Les rapports d'Einstein au cubisme et à l'art moderne sont analysés par L. Meffre, Carl Einstein et la problématique des avant-gardes dans les arts plastiques, Berne, 1989. La monographie de S. Penkert, Carl Einstein. Beiträge zu einer Monographie, Göttingen, 1969, incita à la redécouverte d'Einstein en Allemagne. Depuis 1986, à l'initiative de K. H. Kiefer et L. Meffre, les chercheurs allemands et français de la Société-Carl-Einstein ont organisé plusieurs colloques consacrés à l'œuvre d'historien et critique d'art d'Einstein. Ainsi, un colloque Carl Einstein s'est tenu à Bruxelles, au Musée Charlier, du 12 au 14 novembre 1998, à l'occasion du 80e anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale : R. Baumann et H. Roland (éds.), Carl-Einstein-Kolloquium 1998. Carl Einstein à Bruxelles : Dialogues par-dessus les frontières, Bayreuther Beiträge zur Litteraturwissenschaft 22, Francfort, 2001. La plupart des manuscrits et documents personnels de l'écrivain sont conservés aux Archives Carl Einstein à Berlin (Akademie der Künste) et ont fait l'objet d'une édition complète : Carl Einstein, Werke, Berlin, 4 volumes parus de 1980 à 1992.

14À propos de Negerplastik : Carl Einstein, Negerplastik, Leipzig, 1915. Réédition, Munich, 1920. L. Meffre est l'auteur d'une traduction et d'une introduction de Negerplastik, publiée par les éditions L'Harmattan avec le texte allemand et la reproduction des œuvres d'art africain et océanien présentées dans l'édition originale selon l'inventaire établi par E. Bassani et J.-L. Paudrat, Carl Einstein, La sculpture nègre, Paris, 1998. L'étude de M. Leiris, Afrique Noire : la création plastique, parue en 1966 et rééditée avec l'ensemble de ses écrits africanistes (Miroir de l'Afrique, Paris, 1996) souligne l'importance de Negerplastik. Évoquant ce qu'il appelle « la “Crise Nègre” dans le monde occidental », après 1900 « théâtre d'une vraie révolution en matière d'arts plastiques », Leiris cite Apollinaire parmi les premiers auteurs à parler des “fétiches” d'Afrique, pour présenter ensuite le véritable “inventeur” d'une esthétique africaine : « Mais c'est à un autre poète, doublé d'un esthéticien, qu'il revient d'avoir été le premier à traiter de l'art nègre comme d'un grand art, qu'on peut tenir pour exemplaire. En 1915, à Leipzig, paraît la Negerplastik de Carl Einstein, bref ouvrage ethnographiquement des plus flous mais esthétiquement important, car les qualités maîtresses de la sculpture africaine y sont mises en évidence dans la mesure où l'auteur y découvrait des réponses à certains problèmes qui se posaient alors pour les plus sagaces des artistes européens. » (M. Leiris, Miroir de l'Afrique, op.cit., p. 1.144). Sur la signification théorique de cette œuvre, voir aussi les actes du colloque organisé à l'ULB les 13-14 septembre 1984, dont l'article de K. H. Kiefer, « Fonctions de l'art africain dans l'œuvre de Carl Einstein », dans D. Droixhe et K. H. Kiefer (éds.), Images de l'africain de l'antiquité au XXe siècle, Francfort, 1987, pp. 149-176.

15Sur la longue amitié et les relations épistolaires entre Carl Einstein et Kahnweiler, voir le catalogue de l'exposition Kahnweiler au Musée national d'Art moderne en novembre 1984-janvier 1985, en particulier le texte de L. Meffre, « Daniel-Henry Kahnweiler et Carl Einstein : les affinités électives », dans Daniel-Henry Kahnweiler, marchand - éditeur - écrivain, Paris, 1984, pp. 85-92. L. Meffre a également publié la correspondance de ces deux amis de l'art moderne : Carl Einstein – Daniel-Henry Kahnweiler, Correspondance 1921-1939, Marseille, 1993.

16Carl Einstein, Bebuquin oder die Dilletanten des Wunders, Berlin-Wilmersdorf, 1912. Ce « roman philosophique » écrit « sans péripéties, sans causalité, sans milieu ni psychologie » (L. Richard, Encyclopédie de l'Expressionnisme, Paris, pp. 139-140) fait scandale lorsqu'il paraît, tout d'abord en feuilleton dans Die Aktion avant d'être édité par Pfemfert sous forme de livre avec une introduction de Franz Blei. Selon Clara Malraux (Le bruit de nos pas, II : Nos vingt ans, Paris, 1966, pp. 53-54), Bebuquin est « l'oeuvre la plus typique de l'expressionnisme allemand ». Des extraits de Bebuquin paraîtront en 1918 dans la revue belge Résurrection de C. Pansaers. S. Wolf est l'auteur de la seule traduction intégrale de ce roman en français (Bébuquin, Paris, 1987).

17Sur la “Kriegskolonie”, voir H. Roland, La “Colonie” littéraire allemande en Belgique 1914-1918, Collection Archives du Futur, Archives et Musée de la Littérature, Bruxelles, 2003. Adaptation revue et augmentée d'une thèse de doctorat publiée en langue allemande chez Peter Lang en 1999, cet ouvrage développe les travaux antérieurs sur l'histoire de la “colonie” littéraire allemande en Belgique occupée tels qu'ils étaient formulés dans différentes contributions à la conférence sur l'expressionnisme allemand pendant la guerre tenue à la Northwestern University les 11-13 novembre 1988 : R. Rumold et O. K. Werckmeister (éds), The Ideological Crisis of Expressionism : The Literary and Artistic German War Colony in Belgium 1914-1918, Columbia SC, 1990. Outre Benn, Einstein et Flechtheim, le cercle des amis du dramaturge Carl Sternheim et de sa femme Théa (Löwenstein née Bauer, remariée avec Sternheim en 1907) comprenait les romanciers Friedrich Eisenlohr et Otto Flake, l'éditeur Hans von Wedderkop et l'historien d'art Wilhelm Hausenstein. Éditeur de la revue Der Belfried destinée à la propagation du pangermanisme en Flandre, ce dernier écrivit notamment sur la question flamande (W. Hausenstein, « Der soziale Charakter der flämischen Frage und die belgischen Sozialisten », Der Belfried, I (9), mars 1917, pp. 401-416). Les activités de Benn à Bruxelles et sa participation à l'exécution d'Édith Cavell, sont bien connues des lecteurs de Pierre Mertens, Les éblouissements, Paris, 1987. Représentant la galerie Kahnweiler en Allemagne après la guerre, Flechtheim animera la revue d'art Der Querschnitt, dans laquelle paraîtront de nombreux articles d'Einstein. Einstein rédigera également le catalogue de l'exposition d'arts d'Océanie tenue à la galerie Flechtheim de Berlin en 1926.

18Résurrection fut la première revue de langue française à publier régulièrement des textes expressionnistes. Six numéros parurent de décembre 1917 à mai 1918. Voir H. Roland, La “Colonie” littéraire…, op. cit. Pansaers (1888-1922) était précepteur des enfants Sternheim dans leur villa de “Clairecolline” à La Hulpe. Il participa avec Einstein à la “Révolution de Bruxelles”, puis le visita à Berlin avant de s'associer au mouvement Dada parisien. Sur les rapports de Pansaers avec les Sternheim et le contexte politique des publications de Résurrection, voir aussi l'article plus ancien d'H. Roland, « Résurrection, Clément Pansaers et Carl Sternheim », Les Lettres Romanes, XLVIII (3-4), août-novembre 1994, pp. 259-275.

19Sur la “découverte” des arts plastiques africains à Paris par les cubistes, les marchands d'art et Einstein, voir dans le catalogue de l'exposition du MOMA l’article de J.-L. Paudrat, « The Arrival of Tribal Objects in the West from Africa » dans W. Rubin (éd.),“Primitivismin 20th Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern, New York, 1984, vol. 1, pp. 124-175. C'est le sculpteur et marchand d'art juif hongrois Joseph Brummer, ami et marchand du Douanier Rousseau, qui incita Einstein à écrire Negerplastik, en finança la publication et lui fournit la plupart des illustrations. Outre un nombre réduit d'œuvres du Musée de Berlin et du British Museum, la moitié des 95 sculptures reproduites dans Negerplastik étaient passées dans la collection de Brummer qui, depuis 1909, exploitait une galerie d'arts primitifs et de peintres naïfs au boulevard Raspail. C'est également grâce à Brummer qu'Apollinaire collectionna des œuvres d'arts africains. La rédaction de l'essai par Einstein et la sélection des photos par Brummer se firent au début de 1914. La parution de l'ouvrage fut retardée jusqu'en 1915 par le déclenchement du conflit mondial. Brummer devint un des plus grands marchands d'art new-yorkais dans l'entre-deux-guerres (Paudrat, op. cit., pp. 143-151).

20Sur la “Révolution de novembre 1918 à Bruxelles” et l'évocation du rôle d'Einstein, voir la reconstruction historique détaillée de ces événements par H. Roland, La “colonie” littéraire…, op. cit., pp. 75-100, ainsi que J. Gotovitch, « Révolution à Bruxelles : le Zentral-Soldaten-Rat in Brüssel », dans R. Baumann et H. Roland (éds.), Carl-Einstein-Kolloquium 1998, op. cit., pp. 237-257. Voir également les communications de K. Kiefer, dans R. Rumold et O. K. Werckmeister, op. cit., pp. 97-113, et H. Roland, « Materialen zu Carl Einsteins Aufenhalt in Belgien » dans K. H. Kiefer (éd.), Carl-Einstein-Kolloquium 1994, Francfort, 1996, Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, 16, pp. 41-53. Sur les différents épisodes de la “Révolution” vus par les Belges, voir G. Leroy, « La Révolution allemande à Bruxelles et le retour triomphal du roi », Bulletin officiel du Touring Club de Belgique, XX (1), janvier 1919, pp. 10-18 ; L. Sieben, « De novemberdagen van 1918 te Brussel : revolutie en ordehandhaving » dans P. Lefèvre et P. De Gryse (éds.), De Brialmont à l'Union de l'Europe Occidentale : Mélanges d'histoire militaire offerts à A. Duchesne, J. Lorette et J.L. Charles, Bruxelles, Centre d'histoire militaire –Travaux, 22, 1988, pp. 155-175 ; ainsi que J. Gotovitch, Contribution à l'histoire de la presse censurée 1914-1918, mémoire de licence à l'Université libre de Bruxelles, 1960-1961, pp. 149-159. L'ouvrage capital sur la chronique quotidienne de l'occupation de Bruxelles : L. Gille, A. Ooms et P. Delandesheere, Cinquante mois d'occupation allemande, vol. 4, Bruxelles, 1919, donne une description haute en couleurs de l'intervention de Carl Einstein dans la réunion du 10 novembre entre Allemands, Belges et neutres, puis le montre annonçant la signature de l'armistice et cherchant à éviter les heurts de la population avec les troupes allemandes incontrôlées le 11 novembre (pp. 401-408).

Hoofding

Noten

1 On trouvera l’essentiel de la bibliographie consacrée à Carl Einstein, ainsi que des informations complémentaires, dans « Bibliographie et notes complémentaires » en fin d’article.

2 Carl Einstein n'est pas le neveu du célèbre physicien, comme l'affirme à tort la légende de sa photo publiée par la revue Match du 16 février 1939, p. 44 !

3 Daniel Einstein (1844-1899) dirige l'Israelitischen Landesstift zu Karlsruhe, un internat pour les futurs professeurs de religion. Il est aussi le secrétaire du Conseil supérieur des Israélites de Bade (L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d'une pensée moderne, Paris, 2002, pp. 19-31).

4   Juif allemand “découvreur” de Picasso et des cubistes, Kahnweiler estimait beaucoup Carl Einstein comme le souligne P. Assouline, L'homme de l'art : D.-H. Kahnweiler (1884-1979), Paris, 1988.

5 Issue d'une famille de la bourgeoisie juive de Starodoub (Russie, gouvernement de Tschernigow), Mariame Ramm étudie à l'Université de Liège avant de rejoindre ses sœurs Nadja et Alexandra (qui épouse Pfemfert) à Berlin, où elle rencontre Einstein. La naissance d'une fille, Nina, le 5 avril 1915, ne consolidera pas cette union éphémère (voir L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940, op.cit.).

6 L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940, op.cit., p. 52.

7 « L'esthétique de Carl Einstein » dans Médiations 3, automne 1961, pp. 83-91 (citation p. 84). « La sculpture nègre », traduction par J. Matthey-Doret, dans Médiations 3, pp. 92-114. Pour la traduction plus récente par L. Meffre : La sculpture nègre, op.cit.

8 Selon J. Maes, « L'ethnologie de l'Afrique Centrale et le musée du Congo Belge » dans Africa-Journal of the International Institute of African Languages and Cultures VII (2), pp. 174-190, les recherches sur l'art africain faites à Tervuren sous l'occupation par les Allemands furent à la base « de la fameuse campagne de Einstein en faveur de l'art nègre » (p. 183). Je n'ai pas trouvé de traces de cette présence scientifique allemande à Tervuren dans les archives du musée d'Afrique centrale. Maes, germanophile notoire (comme le montre sa correspondance avec diverses institutions allemandes en 1940-43), fut condamné comme collaborateur économique à la Libération en 1944. Il privilégie le rôle joué par Einstein dans la réévaluation des arts africains (ex. J. Maes, « Beschouwingen over Negerplastiek » dans Nederlandsch-Indië Oud & Nieuw XI (7), nov. 1926, pp. 194-207). Ces faits, de même que sa fonction de conservateur de la section ethnographique du musée (depuis 1909) et sa germanophilie suggèrent que J. Maes rencontra Einstein lorsque celui-ci visitait Tervuren en 1916-1918.

9 C. Einstein, Afrikanische Plastik. Berlin, 1921, Orbus Pictus Band 7. Traduction française de Th. et R. Burgard, La sculpture africaine, Paris, 1922.

10 C. Einstein, éd. et traducteur, Afrikanische Legenden, Berlin, 1925. Le journal de Th. Sternheim (cité p. 147 par D. Schubert, « Carl Einstein – porträtiert von Benno Elkan », Pantheon XLIII, 1985, pp. 144-154) rapporte qu'en date du 13 avril 1916 Einstein visite les époux Sternheim et montre ensuite la bibliothèque du Ministère des Colonies à leurs enfants. En 1914, l'administration civile allemande occupa cette bibliothèque, alors située rue de la Pépinière, afin d'utiliser ses importants fonds de documentation dans le cadre de futurs projets d'expansion coloniale en Afrique centrale. Cf. Regards sur la Bibliothèque Africaine. Son Histoire. Son Fonctionnement. Ses collections, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, du Commerce extérieur et de la Coopération au Développement, 1991, p. 6.

11 P. Mertens, Les éblouissements, Paris, 1987, p. 101 et passim. Les visites d'Einstein au musée sont mentionnées par ses amis allemands à Bruxelles, ainsi Wilhelm Klemm, qui découvre Tervuren en sa compagnie (cf. p. 101 de l'article de K. H. Kiefer « Carl Einstein and the Revolutionary Soldier's Councils in Brussels », dans Rumold et Werckmeister (éd.), The Ideological Crisis of Expressionism : The Literary and Artistic War Colony in Belgium 1914-1918, Columbia, 1990, pp. 97-113).

12 Le musée d'Afrique centrale est le fruit de l'exposition coloniale de 1897 à Tervuren, dont le but était de mieux vendre le message publicitaire de l'État indépendant du Congo en révélant les richesses de la colonie et le savoir-faire artisanal des indigènes. Le succès de cette exposition, montrant pour la première fois en Europe les arts d'Afrique centrale et réalisée dans une mise en scène Art nouveau, poussa Léopold II à faire bâtir un musée permanent du Congo.

13 Carl Sternheim Gesamtwerk : Prosa I, Chronik von des zwanzigsten Jahrunderts Beginn, Berlin, 1964, pp. 139-159. Rédigé en novembre 1916 et paru en 1918, cet essai fait référence à la liaison d'Einstein avec la comtesse prussienne Ana von Hagen, qui fut dès lors sa compagne jusqu'en 1928, en dépit de sa relation avec la fille d'un banquier de Francfort, Tony Simon-Wolfskehl en 1922-1923 et d'autres “aventures” avec Elsa Triolet et la photographe Florence Henri (voir L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940, op.cit., pp. 193-210).

14 D. Heisserer, « Einsteins Verhaftung. Materialen zum Scheitern eines revolutionären Programms in Berlin und Bayern 1919 » dans Archiv für die Geschichte des Widerstands und der Arbeit 12, 1992, pp. 41-77.

15 Littéralement : « Le sérieux sanglant », référence à la mise au pas sanglante des ouvriers allemands après l'écrasement de l'insurrection spartakiste et les meurtres de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en janvier 1919. Sur cette période “dadaïste” berlinoise, voir M. Dachy, Dada & les dadaïsmes : Rapport sur l'anéantissement de l'ancienne beauté, Paris, 1994 ; H. Bergius (éd.), Dada : Die Berliner Dadaisten und ihre Aktionen, Giessen, 1989 ; R. Meyer (éd.) et al., Dada Global, Zurich, 1994.

16 Pour toute la période du retour de Carl Einstein à Berlin, outre les ouvrages généraux déjà cités, voir B. C. Buenger, « Max Beckmann's Ideologues : Some Forgotten Faces » dans The Art Bulletin LXXI (3), september 1989, pp. 453-479, et D. Schubert, op. cit.

17 C. Einstein et P. Westheim (éds), Europa Almamach, Potsdam, 1925 (édition facsimilé publiée par le même éditeur en 1993).

18 C. Einstein, Die Kunst des 20. Jahrhunderts, Propyläen Kunstgeschichte, vol. XVI, Berlin, 1926. 2e et 3e éditions remaniées en 1928 et 1931.

19 B. Hinz, Art in the Third Reich, New York, 1979, pp. 24-25. L'architecte Troost, conseiller artistique d'Hitler, utilisa le livre de Carl Einstein pour expliquer les bases marxistes de l'art moderne à Hitler et Goebbels !

20 Documents - Doctrines. Archéologie. Beaux-Arts. Ethnologie. Revue créée par Einstein avec Bataille, Georges-Henri Rivière et l'aide financière du marchand d'art Georges Wildenstein. Les articles d'Einstein dans Documents ont été rassemblés et annotés par L. Meffre, Carl Einstein : ethnologie de l'art moderne, Marseille, 1993.

21 C. Einstein, Georges Braque. Traduction française de M. E. Zipruth, Paris-Londres-New York, 1934.

22 L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940, op.cit., p. 14.

23 Germaniste et historienne de l'art, spécialiste d’Einstein en France, Liliane Meffre semble faire preuve d'une surprenante méconnaissance de l'histoire du judaïsme européen. En effet, dans l'introduction à sa monographie récente sur Einstein, elle fait bon marché de l’identité juive de son héros : « Carl Einstein naquit Allemand dans une famille juive. Le national-socialisme fit de lui un Juif allemand, d'abord exilé volontaire à Paris dès 1928, puis traqué et acculé au suicide. Si sa judéité devint son destin le 5 juillet 1940 quand il se jeta dans le Gave de Pau pour échapper à la Gestapo, elle n'avait cependant pas déterminé son parcours intellectuel et politique ni surtout orienté ses choix esthétiques dans son œuvre d'écrivain et de théoricien de l'art. » (L Meffre, Carl Einstein 1885-1940, op.cit. p. 9). Or, tant l'analyse des réseaux de sociabilité et d'affinités intellectuelles d'Einstein que ses propres écrits montrent à loisir qu'il ne se départit jamais de son identité juive : il est « juif, parlant allemand », « juif sans dieu », etc. Loin de lui être imposée par les nazis, cette “judéité” fait partie intégrante de toute la vie et de l'œuvre de Carl Einstein. Pour Einstein et la plupart des Juifs allemands avant 1933, judaïsme et germanité étaient indissociables, et cela quelle que soit l'intensité des rapports de chacun de ces Juifs « parlant allemand » à la « tradition juive » (cf. N. T. Gidal, Les Juifs en Allemagne de l'époque romaine à la république de Weimar, Cologne, 1998).

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Opschrift Karl Einstein. Photo parue dans Match du 16 février 1939
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Referentie papier

Roland Baumann, «Carl Einstein à Bruxelles : de l'art nègre à la révolution»Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine, 5 | 2004, 175-186.

Elektronische referentie

Roland Baumann, «Carl Einstein à Bruxelles : de l'art nègre à la révolution»Les Cahiers de la Mémoire Contemporaine [Online], 5 | 2004, Online op 01 novembre 2020, geraadpleegd op 16 septembre 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cmc/1101; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cmc.1101

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Roland Baumann

Roland Baumann est docteur en Histoire de l’Art et en Ethnologie.

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