- 1 Cf. par exemple la contribution de Purkiss 2005 : 116-119.
1Publié en 1994 et traduit en allemand dès 1995, le livre de l’historienne australienne Lyndal Roper Oedipus and the Devil est bien connu des modernistes anglophones et germanophones, en particulier des historiens de la sorcellerie, mais il a aussi touché un plus large public et trouvé sa place dans les synthèses universitaires1. En choisissant Augsbourg, ville libre d’Empire, comme terrain d’enquête, Lyndal Roper propose bien davantage qu’une histoire locale de la sorcellerie. Tout en s’inspirant des travaux de Natalie Zemon Davis, Robert Darnton, Stephen Greenblatt et Norbert Schindler, elle écrit d’une manière très originale une page d’histoire de l’époque moderne. C’est en effet par le biais de la « psychohistoire » qu’elle s’inscrit dans l’historiographie du gender.
2Le volume réunit une série d’articles qui permettent de suivre l’évolution de son travail, la recherche de nouvelles manières d’aborder les sources en leur appliquant la notion degender. Très soucieuse de bien expliquer sa démarche, l’historienne féministe discute tout au long de son texte ses présupposés théoriques, ses apportscritiques, ses choix méthodologiques. Elle se montre particulièrement sensible aux questions qui touchent à l’histoire de la perception et de la sensibilité comme à l’histoire de la culture matérielle. Elle cherche ainsi à prendre en compte l’irrationnel, l’inconscient etl’importance des corps dans la compréhension de l’époque moderne. Le but déclaré de sa démarche est de restituer la subjectivité desindividus dont elle étudie l’histoire : sans négliger l’étude du contexte social et culturel, elle veut aussi tenir compte de l’individualité. LyndalRoper distingue explicitement cette tentative de celle de Max Weber, de Norbert Elias ou des historiens qui ont suivi leurs traces. Tout en essayant de tenir compte du lien entre changements sociaux et psyché, Weber et Elias auraient sous-estimé la créativité psychique individuelle. Parallèlement, L. Roper cherche aussi à dépasser le concept collectif de la subjectivité sur lequel se fonde Michel Foucault. Il s’agit pour elle d’attribuer aux individus une autre place que celle de simples exemples dans la description d’un progrès historique collectif. C’est ainsi qu’il faut comprendre les cas analysés dans ce volume : bien plus que des exemples plus ou moins représentatifs, ils deviennent des « cas » grâce aux questions posées par l’historienne, produisant une analyse à la fois érudite et profonde qui rend visible des détails étonnants et qui donne lieu, en même temps, à d’importantes réflexions théoriques. Certes, elle n’est pas la seule qui ait critiqué, au début des années 1990, l’approche collective des historiens du social (il suffit de rappeler les expérimentations des microhistoriens ainsi quela réhabilitation de l’approche biographique), mais elle se distingue par la méthode choisie.
3En appliquant les modèles explicatifs de la psychanalyse (notamment les propositions de Sigmund Freud et de Melanie Klein), L.Roper espère pouvoir faire sien le pointde vue des femmes et des hommes qui ont fait l’objet de poursuitesou qui ont été impliqués dans des procès devant le conseil municipal d’Augsbourg. Mais pour pouvoir reconstruire le paysage psychique de quelques individus de l’époque moderne, il faut présupposer une certaine analogie entre la vie mentale d’autrefois et celle d’aujourd’hui. Et c’est bien sur ce point que la plupart des critiques se sont portées.
4Le projet de Lyndal Roper était de montrer les faiblesses du constructivisme social et linguistique qui régnait au moment de la rédaction de son livre, surtout dans l’historiographie anglo-saxonne du gender (et qui était la base de sa propre analyse des foyers pendant la Réforme2). Pour elle, en effet, il faut analyser la différence des sexes à la fois comme un fait physiologique et psychologique et comme une construction sociale. Cette complexité est au cœur de sa démarche : « la différence sexuelle a sa propre réalité physiologique et psychologique […] La prise en compte de ce fait doit avoir des effets sur la manière d’en écrire l’histoire » (p. 3). À la différence des constructivismes de Joan Scott ou de Judith Butler, elle se montre convaincue de l’irréductibilité de la matérialité des corps, qui se marque par exemple dans les contraintes vestimentaires ou dans la maladie. Pour L. Roper il y a une sorte d’évidence de la corporéité qu’elle ne cherche pas à déconstruire. S’il n’existe pas de théorie exhaustive de l’influence du physique sur le psychique, L. Roper considère que le concept d’« images du corps », hérité de Melanie Klein, peut aider à analyser ces rapports. Les textes réunis dans ce volume abordent tous cette question fondamentale : comment les hommes et femmes de l’époque moderne s’imaginaient-ils leur corps ? L. Roper admet cependant qu’il est souvent plus facile de reconstituer des représentationssemi-conscientes que d’expliquer leur genèse à des moments historiques déterminés.
5Sa sensibilité à la dimension physiologique et son excellente connaissance des sources permettent à L.Roper d’éviter le piège d’une analyse psychanalytique trop rapide – on pense, par exemple, à Evelyn Heinemann qui croit pouvoir déceler les origines de la sorcellerie dans les pratiques violentes qui marquent l’éducation des enfants3, ce qui l’amène à pathologiser toute une époque, une hypothèse que les sources historiques démentent.
6L’approche de L. Roper s’inscrit explicitement dans le cadre d’une histoire des corps. Elle contribue, notamment, à une histoire des masculinités (en avance, sur ce point, surl’historiographie française, qui n’a découvert que très récemment ce terrain d’enquête). Contrairement à ce que laisserait croire une analyse trop rapide des sources normatives, à l’époque moderne, les principes de l’honneur conduisaient la population masculine d’Augsbourg à mener une vie pleine d’excès – l’honneur masculin étant lié à l’action, tandis que l’honneur féminin se définissait par la réputation sexuelle. L. Roper montre des hommes qui boivent, jouent et manient les armes, et elle interprète ces actions comme des facteurs qui déterminent leur positionnement social. De la même manière, elle analyse les usages différents que les hommes et les femmes font du corps dans les rituels magiques. Elle fait aussi apparaître la particularité que la biconfessionnalité confère à Augsbourg, notamment à propos de la signification attribuée aux corps dans les pratiques et dans les controverses : catholiques et protestants s’affrontent justement sur la question du lien entre le corporel et le spirituel, et ce conflit se reflète encore dans les débats suscités par certains exorcismes pratiqués à la fin du xvie siècle.
7Une fois le cadre général esquissé, L. Roper analyse un cas particulier impliquant une femme, Anna Mergerler, qui soutient avoir travaillé pour Anton Fugger en tant que voyante. Il est certes impossible d’établir la véracité de son récit, mais le fait qu’il ait été pris au sérieux par les juges suffit, selon L. Roper, à faire apparaître qu’une distinction rigoureuse du rationnel et de l’irrationnel est inopérante pour cette époque. Le succès économique et la rationalité capitaliste de Fugger sont étroitement liés à son identité sexuelle, à une masculinité qui peut avoir besoin de recourir à des filtres d’amour. Le monde de la finance recourt à la magie pour découvrir des trésors et pour surveiller les subordonnés. Ainsi la magie n’est pas seulement pratiquée par des marginaux.
8L. Roper prend position dans le débat sur la confessionnalisation, important pour l’historiographie allemande des années 1990, confessionnalisation dont il est au moins entendu qu’elle opérerait un fort contrôle social. Elle distingue nettement entre le développement de l’État et le comportement des individus – que les historiens de la « Sozialdisziplinierung » interprétaient souvent comme directement dépendant de l’histoire sociale, économique et politique. Elle souligne que la discipline n’est pas un phénomène universel et qu’elle ne touche pas avec la même force les hommes et les femmes. Parler d’une discipline effective signifie, selon elle, méconnaître l’histoire de la sexualité.Le moralisme lui-même se fonde sur des fantasmessexuels, ce qui oblige à prendre en compte en même temps l’interdiction et la déviance. La régulationdu comportement ne s’oppose pas diamétralement à la quotidienneté.
9L’analyse de cas juridiques présentée à la fin du volume se fonde sur la même conviction. Les sorcières ne reproduisent pas seulement certains discours tenus par des hommes, elles y apportent aussi leur propre créativité. Elles ne sont pas seulement des murs de projections pour les fantasmesmasculins du mal, elles en sont la personnification active.
10Si on suit la démarche de LyndalRoper, les procès de sorcellerie, traités comme de véritables documents psychiques, nous renseignent sur les conflits intérieurs des protagonistes. Elle n’enquête donc pas – comme l’a fait par exemple Carlo Ginzburg – sur l’origine et la genèse de la croyance en certains rites magiques ; elle se différencie nettement de cette approche en s’intéressant moins à la sorcellerie comme phénomène qu’à ses contenus et davantage aux sorcières qu’aux cultures qui sont « derrière » elles. Elle montre ainsi comment se négociaient dans ces procès des problèmes liés à la maternité : jalousie, fertilité, responsabilité en cas de la mort du nourrisson. En analysant les archives du conseil municipal d’Augsbourg, elle observe que, contrairement à ce que prétendent d’autres études, les sages-femmes étaient moins souvent accusées que les Kindbettkellerinnen, les bonnes d’enfant. Selon L. Roper, qui se réfère ici surtout à Melanie Klein, les mères projetaient sur ces assistantes tout ce qui leur paraissait mauvais.
11Bien consciente du fait que les interrogatoires du conseil d’Augsburg n’étaient pas des discours tenus devant des psychanalystes (mais sous-estimant peut-être l’effet de la violence mise en œuvredans ces interrogatoires), elle lit dans l’affaire de Regina Bartolome, qui confesse avoir vécu en couple avec le diable pendant cinq ans, une mise en scène des thèmes de l’amour et du rejet, des topoi de l’Œdipe, un « théâtre de l’âme » (selon les termes de la psychanalyste Joyce Mac Dougalls) qui rend impossible la distinction nette et définitive entre les éléments réels et les éléments fantasmatiques des énoncés. L.Roper essaie ainsi de reconstruire les motivations profondes de la force autodestructrice lisible dans les aveux de cette femme qui, rejetée par son père et ses prétendus amants, s’accusait d’un pacte diabolique.
- 4 Cf. les comptes rendus des travaux de Lyndal Roper : Wolfgang Behringer, Historische Zeitschrift, 2 (...)
- 5 Roper 2000 et par la suite Roper 2004.
12Revenir sur ce texte aujourd’hui, plus de quinze ans après sa première publication, engage à s’interroger sur sa réception. Dès sa parution, les spécialistes de la sorcellerie ont souligné unanimement l’intérêt de sa démarche. Ils ont loué la précision, l’érudition, la profondeur des analyses et la belle plume de L. Roper, qui donne une vive image de la vie de certains habitants d’Augsbourg aux xvie et xviie siècles. Certes, elle prend peu en compte le point de vue des juges et des intellectuels, les aspects politiques de la chasse aux sorcières, les nécessités administratives, les rapports entre discours des suspects et démonologie, mais l’accent mis sur la dimension psychique autorise une étude précise et ample des comportements féminins qui n’aurait pas été possible si ces comportements avaient seulementété considérés comme des épiphénomènes culturels4. Cette même approche devait lui permettre par la suite d’analyser de manière magistrale des cas de sorcières-enfants accusées à Augsbourg au début du xviiie siècle5. Cependant, les premiers comptes rendus laissent déjà percevoir un malaise face à l’anachronisme qui préside à sa démarche. La distinction entre actions inconscientes et conscientes semble parfois arbitraire. L’historienne, l’observatrice, est bien plus impliquée qu’elle ne veut bien le dire ; et le recours aux invariants anthropologiques n’est pas toujours convaincant. C’est sans doute pour ces raisons que cette approche n’a pas fait école.
- 6 Cf. aussi la discussion de son apport par Downs 2004 et Opitz-Balakhal 2009.
13Cependant il n’est pas abusif de voir dans cet ouvrage un jalon important dans l’historiographie du gender6. L’usage éclectique de modèles psychanalytiques donne lieu à des résultats intéressants qui vont bien au-delà de la révélation d’obsessions sexuelles, puisque l’auteure part du présupposé que la forme symbolique des représentations ou fantasmes psychiques n’est pas figée. Grâce à ce principe, elle peut en analyser les expressions culturelles, qu’elle définit comme des « condensations de préoccupations culturelles partagées » (p.20).