Alain Corbin, L’harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie
Alain Corbin, L’harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2008, 542 pages.
Texte intégral
- 1 Alain Corbin, Historien du sensible. Entretiens avec Gilles Heuré, Paris, La Découverte, 2000.
1Après l’odorat, la vue, l’ouïe, Alain Corbin, « historien du sensible »1, s’attache à un nouveau domaine d’étude relevant des sensibilités et de l’imaginaire, celui du plaisir des sens. Adoptant la démarche d’anthropologie historique qui lui est familière, il décrypte les différentes représentations (essentiellement masculines) de la jouissance au sein du couple hétérosexuel dans l’espace francophone de tradition catholique entre 1770 et les années 1860. Pour mener ce voyage dans le temps, il met le lecteur en garde devant la tentation de « l’anachronisme psychologique » (p. 10). Le mot sexualité n’apparaît qu’en 1837, tandis que les termes homosexualité, bisexualité, hétérosexualité, ne signifient rien pour les contemporains. Il faut se déprendre du freudisme et de la sexologie moderne pour comprendre les « manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie ».
2Alain Corbin utilise essentiellement des manuels de confesseurs, des traités médicaux pour les époux et de la littérature pornographique. Il tire de celle-ci – en particulier du roman de 1803, L’Enfant du bordel attribué à Pigault-Lebrun – trois modèles d’interprétation de la jouissance : la fièvre, l’extase et l’égarement. Il en résulte trois façons de comprendre la « vie sexuelle » au premier xixe siècle selon la médecine (« la régulation des ardeurs » : première partie), la théologie morale (« la rébellion de la chair » : deuxième partie) et la pornographie (« le comble des jouissances » : troisième partie).
3Dans la première partie, la plus longue de l’ouvrage, Alain Corbin rappelle le lien très étroit que font les médecins entre la nature et la « vie sexuelle », ce qui leur permet de définir le coït comme « l’union amoureuse de deux individus de la même espèce et de sexe différent » (p. 55)
– définition plus exclusive que celle que nous lui appliquerions aujourd’hui. Pour ces mêmes médecins, il y a un rapport immédiat entre le fait de « jouir de la vie » et de propager la vie. L’acte sexuel est vu de manière positive comme « l’acte principal que l’individu se doit d’accomplir au cours de son existence ; comme celui qui suscite un désir irrépressible et qui procure un plaisir insurpassable » (p. 18). Ce « plaisir insurpassable » est réservé aux couples mariés, à condition qu’ils n’oublient pas que l’homme et la femme sont « naturellement » différents et qu’ils doivent agréablement se compléter (par exemple, un homme sec, maigre et vif s’entendra à merveille avec une femme humide, grasse et langoureuse, p. 63). Alain Corbin insiste sur le fait que l’excès et la continence constituent un même problème, pour les hommes comme pour les femmes. Certains médecins (notamment Roubaud en 1855) insistent sur la nécessité du plaisir féminin en lui-même. Le mariage semble être le remède principal aux dysfonctionnements sexuels du temps.
4Le but du médecin est de permettre au malade d’éprouver les jouissances. Il est donc très éloigné de celui du confesseur qui doit, au contraire, apaiser les « rébellions de la chair ». Au xixe siècle, la pire est le péché contre nature, « c’est-à-dire émettre sa semence hors du vase naturel qui permet la génération » (p. 253), ce qui recouvre le coït interrompu, la masturbation, la sodomie et la bestialité. Avec Alphonse de Liguori, le confesseur devient « un père, un juge et un médecin de l’âme » (p. 310), plus compréhensif et néanmoins incisif : il exige des aveux, interroge, édicte une règle de vie et fixe une pénitence, le problème étant de garder un équilibre entre un interrogatoire serré et une nécessaire discrétion (en particulier avec les jeunes filles et les enfants). Cette phase compréhensive prend fin en 1851 avec le retour au rigorisme pontifical, suivi de l’obsession pour la natalité.
5Avec la pornographie, il n’est plus question de traquer une parole sur l’intime afin de guérir les corps ou les âmes, mais de provoquer une excitation du lecteur et un passage à l’acte sexuel. La pornographie promeut l’attente et la montée graduelle du désir et du plaisir jusqu’au coït final à deux ou lors d’une vaste orgie, si possible dans un cloître ou un bordel. Les jouissances y sont toujours partagées par l’homme et la femme, à égalité devant le désir et le plaisir. Intarissable sur la description de la chair féminine (blanche, abondante et élastique), sur la taille des pénis et la quantité de foutre, sur les objets exacerbant les sensations (godemichés, glaces, fouet), la pornographie est en revanche peu précise sur les positions sexuelles et sur la description des sensations internes.
6Le point commun des médecins et des théologiens (et dans une certaine mesure des pornographes), c’est l’importance donnée à la conjugalité, lieu idéal de la sexualité. La sexualité entre individus de même sexe n’intéresse guère la science ou l’Église et figure de manière timide dans les livres pornographiques. La prise en compte de la privatisation de la sexualité est réelle avec la même détestation envers le plaisir solitaire et les pratiques anticonceptionnelles : « onanisme conjugal » combattu dès la fin du xviiie siècle par l’Église, « fraude conjugale » qui émerge en 1860 dans le discours médical (p. 181). Si les médecins redoutent un relâchement des organes et un affaiblissement du coït, les théologiens tonnent contre un péché mortel et une copulation effrénée. Mais finalement, ces pratiques conduisent au même mal : l’absence de reproduction. En revanche, la masturbation, la sodomie, les caresses intimes (surtout manuelles) sont dans la littérature pornographique des manières d’exciter au coït : elles peuvent donc finalement conduire à la reproduction (même si ce n’est absolument pas le propos du pornographe, qui cherche plutôt à montrer la diversité des manières de jouir). Au pessimisme du théologien qui sait que l’homme et la femme sont faillibles et risquent la damnation, s’oppose l’optimisme des médecins qui garantissent l’accès au « bon coït » pour tous et des pornographes qui font de leurs personnages des machines à jouir, sans ratages physiques ni remords psychologiques. Alain Corbin montre avec brio la complexité des représentations dont disposent les hommes et les femmes du temps et rappelle que « chacun des individus de ce siècle a dû bricoler, composer […] avec les manières de se comporter et de jouir » (p. 14). Mais si les femmes doivent théoriquement avoir leur part de jouissance pour que le couple atteigne « l’harmonie des plaisirs », elles n’ont pratiquement que des modèles masculins avec lesquels « bricoler ». Le premier xixe apparaît cependant bien moins répressif en matière de sexualité, et en particulier de sexualité féminine, que les décennies qui vont suivre.
7Alain Corbin s’inquiète encore parfois de la pruderie des historiens (et surtout des historiennes) quand il s’agit de décrypter des textes à forte portée sensuelle (p. 426). Mais qu’il se rassure ! Il existe désormais des jeunes chercheurs et chercheuses prêts à féconder ce champ de l’histoire des sexualités, que lui-même a contribué à déflorer.
Notes
1 Alain Corbin, Historien du sensible. Entretiens avec Gilles Heuré, Paris, La Découverte, 2000.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Anne-Claire Rebreyend, « Alain Corbin, L’harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie », Clio, 31 | 2010, 307-309.
Référence électronique
Anne-Claire Rebreyend, « Alain Corbin, L’harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie », Clio [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne le 21 juin 2010, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/9767 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.9767
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