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Clio a lu

Thomas Laqueur, Le sexe en solitaire. Contribution à l’histoire culturelle de la sexualité

Trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2005, 512 pages
Anne-Claire Rebreyend
p. 302-305
Référence(s) :

Thomas Laqueur, Le sexe en solitaire. Contribution à l’histoire culturelle de la sexualité, trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2005, 512 pages.

Texte intégral

1Le grand historien américain Thomas Laqueur s’attaque dans un livre érudit et conceptuel à un sujet qui prête d’ordinaire à la plaisanterie : la masturbation. Celle-ci a pourtant été considérée avec le plus grand sérieux par les théologiens, les médecins ou les pédagogues, qui ont longtemps pensé qu’elle pouvait conduire à une terrible déchéance physique et morale, voire à la mort. Thomas Laqueur cherche à comprendre comment et pourquoi cette croyance s’est imposée au siècle des Lumières pour disparaître au fil du xxe siècle. Il ne s’agit pas de retracer l’histoire d’une pratique sexuelle (peu susceptible de changements en tant que telle), mais d’étudier les discours suscités par cette pratique.

2Par cette « contribution à l’histoire culturelle de la sexualité », Thomas Laqueur veut prolonger la réflexion entamée dans son ouvrage précédent, La fabrique du sexe. Publié en 1990, ce dernier a fait date dans le débat sur les rapports entre « sexe » et « genre ». En décrivant l’apparition du « modèle des deux sexes » entre la fin du xviie et le début du xixe siècle, Thomas Laqueur montrait que ce n’est pas le sexe (comme donnée biologique et naturelle) qui fonde le genre (comme construction culturelle et sociale), mais que c’est le sexe, ou plutôt sa représentation, qui est construite en fonction de ce qu’on attribue au genre. Dans une limpide introduction, l’historien insiste ici sur la continuité entre La fabrique du sexe et Le sexe en solitaire car les deux livres, centrés sur le xviiie siècle, portent sur les conditions de l’avènement du moi moderne, identifiées à travers le discours sur le sexe et la sexualité. Il constate que, conformément au « modèle des deux sexes », la masturbation ne concerne pas de la même manière les femmes et les hommes : elle est vue au xviiie siècle comme une forme d’expression et de découverte de soi pour les premières, tandis qu’elle est considérée jusqu’à nos jours comme un sujet de plaisanterie ou un pis-aller pour les hommes (p. 20).

3La thèse du Sexe en solitaire est que « la masturbation, en tant que question de morale sexuelle sérieuse, est un phénomène moderne, elle est le produit des Lumières profanes, une partie d’une nouvelle éthique du moi » (p. 9). Dans le premier chapitre, Thomas Laqueur affine sa problématique en posant deux questions. Pourquoi la masturbation devient-elle un problème au moment même où le plaisir sexuel jouit d’une approbation toujours plus grande (p. 31) ? Et pourquoi devient-elle un vice si inquiétant alors qu’elle était jusqu’alors un problème relativement marginal (p. 33) ?

4Le chapitre II prend pour point de départ la publication en 1712 en Angleterre d’Onania par un certain John Marten (p. 30). Œuvre de charlatan à but purement mercantile, cet essai devient le texte fondateur d’une tradition médicale que le docteur Tissot se chargera de rendre célèbre des années 1760 jusqu’aux années 1920. Thomas Laqueur décrit la propagation de la masturbation comme pratique sexuelle à résonance culturelle en distinguant trois stades. Du Siècle des Lumières à l’époque victorienne, la masturbation est un vice infâme et débilitant (songeons à Rousseau). La révolution freudienne en adoucit ensuite la gravité et la présente comme une étape dans le développement sexuel ; la masturbation n’est plus mortelle mais régressive, infantile, et continue à susciter de la culpabilité (ces analyses sont approfondies dans le chapitre VI, où la théorie freudienne est analysée précisément). Enfin, la période actuelle, qualifiée de « postfreudienne », tente de négocier avec cette culpabilité y compris par sa contestation radicale féministe, gay et lesbienne (idée également reprise dans le chapitre VI, mais avec moins de conviction).

5Dans le chapitre III, l’historien expose son argument central : ce n’est pas l’Église qui est responsable de la diabolisation du plaisir solitaire, mais bien la médecine. « En montrant pourquoi le sexe en solitaire comptait si peu avant les Lumières, j’entends suggérer pourquoi il a pris tant d’importance ensuite » (p. 101). Pour les médecins de l’Antiquité comme Galien, la masturbation est ridicule, mais n’est pas une maladie (p. 127). Selon la tradition rabbinique, rien n’indique qu’Onan, « qui laissait la semence se perdre à terre », pratiquait « l’onanisme » (p. 127-142). Même l’Église catholique s’intéresse moins au « péché d’Onan » qu’au célibat des prêtres, au mariage et à la contraception : on s’interroge sur des pratiques susceptibles de menacer des institutions ou un ordre divin, mais ce que les individus peuvent faire seuls ne menace alors rien de fondamental (p. 143).

  • 1 Jean-Paul Aron, Roger Kempf, Le pénis et la démoralisation de l’Occident, Paris, Grasset, 1978.

6Pourquoi la masturbation devient-elle alors un problème avec les Lumières ? Dans les chapitres IV et V, Thomas Laqueur dévoile les trois reproches qui sont faits à cette pratique. D’abord, elle est le fait d’une imagination dévoyée car déconnectée de la réalité : c’est donc « une perversion du vrai plaisir » (p. 211). Elle est ensuite solitaire et secrète, une sexualité antisociale et incontrôlable, qui peut mener à la destruction du moi (p. 232). Enfin, elle crée une réelle dépendance et conduit nécessairement à l’excès et au désordre. La masturbation « était donc le vice né d'une époque qui prisait le désir, le plaisir et l'intimité, mais s'inquiétait profondément de la façon dont la société pouvait les mobiliser, si tant est qu’elle le pût. Elle est la sexualité du moi moderne » (p. 232). À l’époque de la création de l’économie de marché, c’est via l’échange, le commerce, que la cupidité privée se transforme en vertu publique. Or cette dimension d’échange faisant défaut à la masturbation (le « commerce » au sens sexuel est absent), rien ne vient transformer le vice privé en bien public. Et rien non plus ne peut venir l’arrêter. Le mal naissant de l’imagination, les pédagogues tentent de le contrecarrer par une censure totale de la lecture, des gestes (à la suite de Roger Kempf et Jean-Paul Aron1, Laqueur cite les multiples appareils empêchant les jeunes gens de se satisfaire durant leur sommeil, p. 61) et une culture de la peur (les horreurs liées au vice solitaire sont nombreuses : tuberculose, dépression, folie, anémie, surdité…). C’est aussi au nom du droit à l’imagination que la masturbation sera réhabilitée dans la seconde moitié du xxe siècle, devenant partie prenante de la « révolution sexuelle ».

7On peut regretter que Thomas Laqueur rejette hâtivement l’interprétation foucaldienne d’un « bio-pouvoir » qui cherche à contrôler la sexualité (et donc la masturbation) arguant que la masturbation est devenue un problème bien plus tôt que tout ce qui allait être rangé dans les pathologies sexuelles, qu’elle s’est constituée essentiellement en rapport avec le moi et non avec le pouvoir ou le savoir (p. 301). C’est au détriment de son analyse, de ce que lui-même désigne comme la « grande entreprise impérialiste dans laquelle la science revendique une autorité qui avait longtemps appartenu à la religion » (p. 56), que l’historien refuse de suivre la piste de la « volonté de savoir ». Si la masturbation devient un problème, c’est aussi parce que les médecins et les confesseurs incitent les individus à livrer ce secret honteux, révélant par leur insistance même, une tare nouvelle. De même, Thomas Laqueur, minimisant la responsabilité de l’Église dans la montée de la hantise masturbatoire, oublie que les confesseurs du premier xixe siècle se focalisaient autant sur la « pollution » du plaisir solitaire que sur celle de « l’onanisme conjugal », comme l’a récemment rappelé Alain Corbin dans L’harmonie des plaisirs.

8Thomas Laqueur réussit cependant ce que de nombreux historiens français, attachés à une méthode plus empirique, hésitent à entreprendre : conceptualiser l’histoire, poser des problèmes historiques et les mettre en regard avec les autres sciences humaines. En ce sens, l’apport théorique du Sexe en solitaire est immense et le livre constitue une indéniable réussite.

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Notes

1 Jean-Paul Aron, Roger Kempf, Le pénis et la démoralisation de l’Occident, Paris, Grasset, 1978.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne-Claire Rebreyend, « Thomas Laqueur, Le sexe en solitaire. Contribution à l’histoire culturelle de la sexualité »Clio, 31 | 2010, 302-305.

Référence électronique

Anne-Claire Rebreyend, « Thomas Laqueur, Le sexe en solitaire. Contribution à l’histoire culturelle de la sexualité »Clio [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne le 21 juin 2010, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/9763 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.9763

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Auteur

Anne-Claire Rebreyend

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