Alexandre Wenger, La fibre littéraire. Le discours médical sur la lecture au XVIIIe siècle
Texte intégral
1L’ouvrage d’A. Wenger est la version remaniée de sa thèse de doctorat complétée par certains développements parus dans des revues spécialisées, Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, Dix-huitième Siècle… La reprise de travaux antérieurs a entraîné parfois quelques redondances – sur l’onanisme ou la lectrice, par exemple – qu’une lecture plus attentive aurait pu éviter. Cette restriction est mineure au regard de l’intérêt de cette étude dont « l’objectif est de faire bouger les objets d’analyse traditionnels des études littéraires et de l’histoire de la médecine pour les rendre à leurs déterminations transversales ». Les sources utilisées par l’auteur témoignent de cette polyvalence affichée puisque Diderot, Rousseau (bien sûr), Mme Leprince de Beaumont, des auteurs libertins comme Sade, entre autres, voisinent avec des traités sur la lecture – celui de C.-L. Bardou Duhamel, Traité sur la manière de lire les Auteurs avec utilité (1747), ou celui de L. Boullioud-Mermet, Essai sur la lecture (1765), étant parmi les plus connus – et nombre d’ouvrages de médecine, des dictionnaires et l’Encyclopédie. La période privilégiée, la seconde moitié du XVIIIe siècle essentiellement, correspond à un moment clé de l’histoire de la lecture, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Roger Chartier la définit par un rapport particulier de médicalisation, de somatisation, phénomène qui concerne aussi bien le texte dit littéraire que le discours médical. La fureur de lecture, la Lesewut, est favorisée par une dynamique double : l’extension du lectorat et la valorisation par l’auteur de l’investissement des lecteurs dans la fiction, y compris la fiction médicale. La nouvelle Héloïse en est un exemple remarquable. La médecine des Lumières, favorisée en cela par l’utilisation de la langue vulgaire, cherche à annexer de nouveaux territoires discursifs, en offrant au lecteur des formes hybrides, à la frontière du traité et de la fiction. Comme les philosophes qui savent utiliser le discours romanesque à des fins éducatives, les médecins réquisitionnent les effets de la lecture à des fins thérapeutiques. Il s’agit donc pour eux d’habiller leurs connaissances par des propos réfléchis de manière à les vulgariser pour un lecteur capable d’éprouver son sens critique. Comme le remarque fort justement Alexandre Wenger : entre le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle, s’opère une inversion dans les positionnements des auteurs et lecteurs. La période classique souhaite la transparence du texte grâce à un auteur qui se met à la place de son lecteur. Pendant la période des Lumières, l’auteur exige du lecteur qu’il se projette dans le texte par un processus d’identification qui doit, in fine, aboutir à une heureuse résolution morale. Alexandre Wenger donne l’exemple de Richardson, en même temps qu’il fait souvent appel à La nouvelle Héloïse, modèle du genre par la prescription sur la manière de lire son ouvrage, donnée par J.-J. Rousseau à ses lecteurs (et lectrices) dans son Entretien sur les romans.
2Après avoir dressé un panorama des circonstances socio-historiques de ce nouveau rapport à la lecture et de la représentation de la lecture elle-même et dans le roman et dans le texte médical (qui, souvent, en considère les méfaits), l’auteur interroge deux figures particulières, la femme, sujette, par une imagination parfois incontrôlable, à une perte de la réalité, préjudiciable au rôle domestique qu’elle doit tenir, et l’homme de lettres, sédentaire, englué dans la lecture et l’écriture, et qui révèle ainsi certaines analogies avec la femme. Pour les médecins, tout est une question de fibres, propres aux sexes. Les pathologies de la lecture sont orchestrées dans certains textes fort connus en leur temps, comme celui de David Tissot, De la santé des gens de lettres (1768) ou son ouvrage Essai sur les maladies des gens du monde (1770), dans lequel il déplore l’efféminement d’une société où même les hommes se délectent de romans larmoyants. Si la lecture s’avère, dans certains cas, dangereuse, bien choisie et bien menée elle peut aussi avoir des effets thérapeutiques et être un vecteur de la régénération sociale. Les traités sur la nymphomanie et l’onanisme s’emploient à effrayer le lecteur par des représentations horrifiantes des conséquences de ces pratiques sur la santé de l’individu. La sensibilité et l’imagination ont un rôle de premier plan et sont volontairement activées par le traité médical : médecine et littérature se rejoignent alors et par les effets et par les buts recherchés. Cette concomitance a été fort habilement mise en évidence par l’analyse de l’auteur et c’est sans doute le grand mérite de cette étude sur la fibre littéraire.
Pour citer cet article
Référence électronique
Isabelle Brouard-Arends, « Alexandre Wenger, La fibre littéraire. Le discours médical sur la lecture au XVIIIe siècle », Clio [En ligne], 29 | 2009, mis en ligne le 16 juin 2009, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/9335 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.9335
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