Texte intégral
- 1 On consultera notamment Timmermans 1993 et Dorlin 2000 : 33-34.
- 2 II faudrait peut-être, par exemple, relire l’œuvre féministe de François Poullain de la Barre en an (...)
1Au milieu du xviie siècle, alors que la controverse entre les détracteurs et les défenseurs des femmes semble sans issue, une nouvelle mouvance se dessine. Ce courant ne se contente plus de la culture populaire, des jugements hérités des Anciens ou des figures exemplaires tirées de l’histoire sainte, profane et mythologique. Il fait principalement appel à l’argumentation philosophique. Il prouve que la différence des sexes est purement biologique et que l’égalité spirituelle constitue une certitude. Linda Timmermans et Elsa Dorlinontsouligné l’importance dece mouvement principalement représenté par quatre auteurs : Marie de Gournay, Anna Maria Van Schurman, François Poullain de la Barre et Gabrielle Suchon1. Mon dessein n’est pas de revenir sur ces études, mais de remonter en deçà dans la genèse du féminisme philosophique en examinant l’apport de Montaigne. Elsa Dorlin questionne les motifs de l’oubli du féminisme intellectuel moderne, dans l’histoire des idées. On pourrait prolonger son interrogation, et demander les raisons d’une occultation de la teneur réelle des remarques de Montaigne sur les femmes, souvent abusivement simplifiées et assez régulièrement réduites à l’expression d’une misogynie. On ne saurait prétendre déceler ici une influence du philosophe sceptique chez chacun des représentants du courant précédemment identifié. Cet article se limitera à esquisser quelques pistes de réflexion concernant le rôle de la lecture des Essais chez Marie de Gournay. À travers l’éventualité d’un héritage spirituel des idées de Montaigne, chez cette auteure, il invitera peut-être à revoir le rapport du féminisme du xviie siècle avec la philosophie de l’essayiste non plus comme une rupture, mais comme une continuité étonnamment négligée2.
- 3 Étienne Pasquier parle d’un séjour à Gournay de trois mois en deux ou trois voyages. Étienne Pasqui (...)
- 4 De nombreux critiques, y compris contemporains, ont insisté sur l’étrangeté des références de Marie (...)
- 5 Pour une analyse précise du scepticisme moderne élaboré par Montaigne voir notamment Brahami 1997.
2En 1588, Marie de Gournay rencontre Montaigne à Paris. Elle n’a que vingt-deux ans, lorsqu’elle vient lui déclarer avec enthousiasme sa dévotion et son estime. Montaigne est surpris par sa maturité et par sa détermination. Il consent à des entretiens. Les entrevues parisiennes se prolongent par un séjour à Gournay3. Il est possible que l’écrivain ait invité la jeune femme à participer à la révision et à la rédaction d’« allongeails » de certains chapitres des Essais. La « fille d’alliance » de Montaigne consacrera ultérieurement une grande partie de sa vie à l’édition et à la renommée de ce livre. Elle apparaît, conjointement, comme la première représentante du féminisme rationaliste moderne. Le féminisme de Marie de Gournay relève-t-il d’une conviction strictement personnelle plutôt surprenante, pour une disciple de Montaigne, comme on l’a souvent écrit, ou l’admiration de Marie de Gournay pour les Essais et sa défense de la cause féminine sont-elles moins contradictoires, qu’on ne l’a fréquemment admis4 ? Il ne saurait être question de se livrer ici à une analyse complète de l’« Égalité des hommes et des femmes », où la philosophe élabore une pensée autonome. L’objet de cette étude est uniquement d’indiquer d’éventuelles incidences du scepticisme de Montaigne sur son féminisme. S’il est difficile d’évaluer la connaissance de Marie de Gournay en ce qui concerne le scepticisme moderne, je souhaite ici montrer que la présence, dans son texte, d’éléments, qui ont été récemment identifiés comme caractéristiques de cette position intellectuelle, est frappante5.
- 6 Au xviie siècle, le courant précieux tente de prouver la supériorité des femmes et tend ainsi à éla (...)
3« Égalité des hommes et des femmes » (1622) est un pamphlet, qui s’attaque aux opinions, aux mœurs et aux institutions destinées à consolider la subordination des femmes. Se référant à la querelle des Alphabets et à la discussion entre Marguerite de Valois et François Loryot, Marie de Gournay exprime d’emblée sa volonté de se défaire du paradigme culturel de son époque, qui prône l’essentialisme et la différentiation hiérarchique des sexes. Son intention n’est pas de prouver la supériorité de la femme sur l’homme6, afin de contrecarrer la multitude des théoriciens qui s’acharnent à persuader du contraire. Son propos consiste à interroger la pertinence d’une représentation dualiste des sexes.
- 7 Voir, par exemple, Jacques Olivier, Alphabet de l’imperfection et malice des femmes, Rouen, rééd. 1 (...)
4Pour cela, la philosophe inscrit son questionnement dans le cadre d’une philosophie de la nature. Pour savoir si l’homme est naturellement supérieur à la femme, ou l’inverse, il faudrait que nous puissions déterminer ce qui dans la nature relève d’une perfection ou d’une imperfection. Situer hiérarchiquement la femme par rapport à l’homme impliquerait de pouvoir se référer à une échelle des êtres ou à une représentation du monde comme hiérarchie. Pour expliquer l’infériorité de la femme, on évoquera, par exemple, son animalité, l’animal étant assimilé au niveau le plus bas de la création. Pour marquer sa supériorité, ou la supériorité de l’homme, on insistera, en revanche, sur une parenté avec le divin pensé comme le degré le plus haut7. Or cette vision hiérarchisée de l’univers est précisément ce que Marie de Gournay s’attache à récuser en premier lieu. Parler de supériorité ou d’infériorité d’un sexe par rapport à l’autre n’a plus de sens, dès lors que les notions de supériorité ou d’infériorité sont reconnues comme dépourvues de signification dans la nature elle-même.
- 8 Mes références à Marie de Gournay renvoient à l’édition suivante : Marie de Gournay, Œuvres complèt (...)
La plupart de ceux qui prennent la cause des femmes, contre cette orgueilleuse préférence que les hommes s’attribuent, leur rendent le change entier : car ils renvoient la préférence vers elles. Quant à moi qui fuis toutes extrémités, je me contente de les égaler aux hommes : la Nature s’opposant aussi pour ce regard, autant à la supériorité qu’à l’infériorité8.
5Il semble qu’on n’ait pas suffisamment pris garde aux sources d’une telle conception de la nature comme égalité. L’origine de cette idée se trouve très probablement dans l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12) où Montaigne, dans le cadre du scepticisme, rejette la thèse d’un univers ordonné et hiérarchisé défendue par le théologien catalan. Admettre une hiérarchie dans la nature suppose que nous ayons une connaissance des termes à comparer. Mais, selon le philosophe sceptique, nous ne savons ni ce que sont les bêtes ni ce qu’est l’homme ni ce qu’est Dieu. Il n’y a donc aucune raison d’admettre que l’espèce humaine occupe une place intermédiaire entre l’animalité et le divin. L’expérience de la nature ne nous dévoile aucun ordre. Elle ne nous confronte qu’à du singulier, dont la diversité est indéfinie, ou à du différent sans référent. Marie de Gournay radicalise ce qui relève encore de l’implicite dans les Essais. En préambule de son exposé philosophique, elle associe le refus d’une représentation traditionnelle de la nature comme hiérarchie et l’effondrement de toutes formes de subordination, y compris sexuelle.
- 9 Je me réfère ici à l’édition Montaigne, Essais, Paris, Imprimerie nationale Édition, par André Tour (...)
6En expliquant par l’orgueil humain la croyance dans les notions de supériorité ou d’infériorité, Marie de Gournay confirme l’influence de Montaigne. Selon le sceptique moderne, c’est la présomption qui conduit l’homme à penser qu’il est supérieur aux autres créatures ou que le monde a été conçu pour lui9. En réalité, nous n’avons aucune connaissance de l’organisation de l’univers. Les desseins de Dieu excèdent notre compréhension. Une suffisance similaire conduit le pédant à mépriser l’ignorant, le savant à se considérer comme plus digne que le paysan ou le conquistador à s’estimer plus avancé que le « sauvage » d’Amérique. Selon Marie de Gournay, le dualisme hiérarchique des sexes ne repose sur aucune raison objective ou sur aucun ordre naturel. Il incombe à l’arrogance.
- 10 Marie de Gournay, « Discours sur ce Livre, à Sophrosine », OC, I : 565.
7« Égalité des hommes et des femmes » appartient à un ensemble de textes intitulé au départ L’Ombre de la Damoiselle de Gournay, puis Les Advis ou les Présents de la Demoiselle de Gournay. Commentant le titre initial de son travail, ultérieurement modifié sur les conseils du libraire10, Marie de Gournay écrit :
- 11 Marie de Gournay, « Advis au lecteur », dans L’Ombre de la Demoiselle de Gournay (1626), OC, I : 57 (...)
J’ai donc raison de le nommer Ombre par sa néantise : sans ajouter qu’il est d’ailleurs encore mon ombre et mon image, d’autant qu’il exprime la figure de mon esprit, maîtresse pièce de mon être11.
- 12 Selon Marie de Gournay, l’« Apologie de Raimond Sebond » est une « pièce si pleine en son espèce qu (...)
- 13 Essais, III, 9 : 333 : « Sauf toi, ô homme, disait ce Dieu, chaque chose s’étudie la première, et a (...)
- 14 OC, I : 739.
8L’œuvre de cette auteure est profondément marquée par le sentiment de la « néantise » du genre humain, régulièrement évoquée dans les Essais12. Chez Montaigne, la différence entre hommes et femmes tend à s’atténuer pour ne laisser place qu’à un sujet dont la forme universelle pourrait bien être la vacuité13. Selon Marie de Gournay, c’est l’inconsistance foncière de l’espèce humaine qui rend nécessaire l’élaboration d’une éthique de la charité, dont la défense de la cause féminine fait partie14.
9Pour Marie de Gournay, la misogynie repose principalement sur les préjugés et sur un mauvais usage de la raison.
D’autant qu’ils ont oui trompêter par les rues, que les femmes manquent de dignité, manquent aussi de suffisance, voire du tempérament et des organes pour arriver à celle-ci ; leur éloquence triomphe à prêcher ces maximes : et tant plus opulemment, de ce que dignité, suffisance, organes et tempérament sont de beaux mots : n’ayans pas appris d’autre part, que la première qualité d’un mal habille homme, c’est de cautionner les choses sous la foi populaire et par ouï-dire15.
- 16 Essais, I, 21 : 194 : « Comment peuvent-ils engager leur foi sur une foi populaire ? Comment répond (...)
10En récusant la valeur des idées préétablies ou transmises par la rumeur,la philosophe s’inspire du scepticisme de Montaigne. Avant Descartes, ce nouveau pyrrhonien rejette l’autorité de la Tradition et de l’opinion. Il établit que les « savants », qui s’appuient sur les témoignages empruntés, pour former leur jugement ne diffèrent pas du vulgaire16. Dans le prolongement de la critique sceptique de la fausse connaissance, Marie de Gournay fustige les doctes qui prétendent s’appuyer la raison pour n’énoncer que des inepties. Les misogynes allèguent la prééminence de l’esprit masculin pour légitimer la domination des hommes sur les femmes, mais ils se montrent incapables de faire un bon usage de leur entendement. Ils évoquent une imperfection de la dignité, des organes ou du tempérament féminin. Leur rhétorique, en vérité, est creuse. Ils se targuent de mots dont ils n’ont même pas pris la peine de comprendre le sens. Il convient de combattre ces stéréotypes.
- 17 Marie de Gournay, « Apologie pour celle qui écrit », OC, II : 1394.
- 18 Voir par exemple Devincenzo 2002 : 254-255.
- 19 Essais, III, 3 : 69-71.
- 20 EHF : 967 : « Platon, à qui nul n’a débattu le titre de Divin, et conséquemment Socrate son interpr (...)
11Selon Marie de Gournay, l’émancipation féminine doit passer par la victoire du relativisme des sexes sur l’essentialisme. Contrairement à ce que les calomniateurs des femmes veulent nous faire accroire, les capacités et les fonctions des individus ne sont pas fixées une fois pour toutes selon le genre. Elles sont susceptibles d’évoluer. Elles n’incombent pas à des natures. Elles sont dues à des conditions sociales diverses et changeantes. Pour la philosophe, l’éducation est une question cruciale. Contrainte à apprendre seule et en cachette le latin, en comparant les textes aux traductions françaises, l’écrivaine, dont la mère s’opposait à ce qu’elle se cultive, a mesuré intimement l’importance du problème17. Lutter contre les inégalités sexuelles requiert, en premier lieu, de favoriser un accès semblable des femmes et des hommes au savoir. Probablement du fait d’une lecture trop hâtive des Essais, plusieurs critiques ont souligné le désaccord de Marie de Gournay et de Montaigne sur ce point18. Je pense au contraire que la discordance ne va pas de soi. Dans « De trois commerces » (III, 3), Montaigne ne vante certes pas l’apprentissage de la rhétorique, de la dialectique, de la logique et du droit auprès des « bien nées ». Mais ses intentions diffèrent nettement de celles de la plupart de ses contemporains. Elles expriment moins une discrimination qu’une critique sceptique de la science et des disciplines qui lui sont apparentées.Un programme pédagogique assez similaire est envisagé pour les filles et pour les garçons. Il consiste surtout à valoriser l’émancipation du jugement19. Défendant un égalitarisme de fonctions et de dignités entre hommes et femmes, Marie de Gournay, semblablement à Montaigne, se réclame de Platon20.
- 21 Essais, I, 42 : 415.
- 22 EHF : 971 : « Pourquoi leur institution aux affaires et aux Lettres à l’égal des hommes, ne remplir (...)
- 23 Ibid.
- 24 Voir par exemple Essais, I, 23 : 203-206 : « Il est des peuples où […] les femmes vont à la guerre (...)
- 25 EHF : 974.
12Selon elle, l’universalité des identités masculines ou féminines relève d’une fiction. Se référant à l’impossibilité admise par le philosophe sceptique de totaliser le phénomène humain et à sa critique de la notion d’homme en général, Marie de Gournay reprend, avec ironie, le propos selon lequel « il y a plus de distance de tel à tel homme, qu’il n’y a de tel homme à telle bête »21. Adaptant directement cet énoncé au problème du dualisme des sexes, elle affirme qu’il y a autant de différences des hommes aux femmes que des femmes à elles-mêmes22. Avant la découverte de la sociologie, elle souligne la diversité des femmes « selon l’institution qu’elles ont reçue, selon qu’elles sont élevées en Ville ou village, ou selon les Nations »23. Prêtant une attention particulière à la variété des coutumes européennes, elle n’oublie pas de mentionner, comme Montaigne, les mœurs des Anciens et les usages étonnants du Nouveau Monde24. Ainsi « des Peuples entiers et des plus subtils, entre autres ceux de Smyrne en Tacite », « pour obtenir autrefois à Rome préséance de Noblesse sur leurs voisins, alléguaient être descendus, ou de Tantalus fils de Jupiter, ou de Théseus petit-fils de Neptune, ou d’une Amazone : laquelle par conséquent, ils comparaient à ces Dieux en dignité »25.
13Chez Marie de Gournay, le relativisme des sexes conduit à une dénonciation de la loi salique. La philosophe met en cause la légitimité de ce privilège, inscrit dans la tradition et dans la coutume françaises, qui instaure une succession en lignée mâle à la couronne et qui interdit l’héritage aux femmes. Instituée pendant la période des guerres contre l’Empire, la loi salique vient d’un siècle barbare et guerrier : l’époque de Pharamond. Précisément située géographique-ment et historiquement, elle ne saurait se réclamer d’aucune loi divine ou naturelle. Elle constitue une invention nationale.
Pour le regard de la Loi salique, qui prive les femmes de la Couronne, elle n’a lieu qu’en France. Et fut inventée au temps de Pharamond, par la seule considération des guerres contre l’Empire, duquel nos pères secouaient le joug : le sexe féminin étant vraisemblablement d’un corps moins propre aux armes, par la nécessité du port et de la nourriture des enfants26.
- 27 Ibid. : 976.
- 28 Ibid.
- 29 Ibid. : 977.
- 30 Ibid. : 973.
- 31 Voir par exemple Albistur & Armogathe 1977 : 128.
- 32 J’ai effectué une approche de cette question dans Krier 2007 : 67-84.
- 33 Montaigne, Essais, II, 8 : 111 : « Revenant à mon propos, il me semble, je ne sais comment, qu’en t (...)
14Les partisans de la loi salique insistent sur l’infériorité physique, intellectuelle et morale de la gent féminine. Mais ces jugements dépréciatifs sont démentis par les faits. Les femmes ont montré qu’elles étaient capables d’administrer l’État, dans d’autres circonstances. Pendant les temps féodaux, en l’absence de leur mari, les épouses avaient les mêmes droits et les mêmes pouvoirs que les Pairs27. Dans l’Antiquité grecque, la gynécocratie n’était pas toujours réprouvée. Plutarque loue les Lacédémoniennes qui étaient entièrement maîtresses en leurs maisons et qui avaient la possibilité de dire franchement leur avis touchant les principaux problèmes de l’État28. Sans les aptitudes politiques de certaines reines, tenues pour substituts des rois, dans le cadre des régences, plusieurs États se seraient effondrés29. Selon la philosophe, quand Montaigne avoue qu’il lui semble « qu’il se trouve rarement des femmes dignes de commander aux hommes », il reconnaît son incapacité à donner une raison objective à ce sentiment plutôt confus. Il craint d’avoir tort. Il se demande si l’inégalité des sexes est imputable à une situation sociale ou à une nature30. On a reproché à Marie de Gournay d’avoir déformé abusivement le texte de son père spirituel pour appuyer sa démonstration31. Il me paraît nécessaire, au contraire, de reconsidérer son interprétation32.Dans « De l’affection des pères aux enfants » (II, 8), Montaigne doute de la légitimité de la loi salique. Il prend le soin d’indiquer « que nul ne vit onques » cette ordonnance. En mentionnant l’absence de texte juridictionnel au fondement de cette règle, il met en cause son authenticité et indique l’éventualité de son invention. Pour éclairer l’inconvenance de la gynécocratie, il ne fait pas état de preuves objectives, mais d’une impression incertaine. En évoquant le règne de femmes célèbres, il indique une distorsion entre une théorie juridique, qui se voudrait universelle, et l’expérience factuelle de la souveraineté féminine dans son hétérogénéité33.
15Le dernier tour de force majeur accompli par Marie de Gournay consiste à penser la différence des sexes non pas du point de vue de l’être humain seulement, mais plus largement du point de vue de l’unité du vivant. Considérée sous cet angle, l’unique distinction entre les hommes et les femmes concerne la force physique, les organes génitaux étant mis à part. Le relativisme des sexes, défendu dans le reste du pamphlet, découle de ce principe fondamental. La dissemblance effective entre l’homme et la femme est seulement utile pour la reproduction de l’espèce. À la différence anatomique, aucune distinction psychologique, morale ou intellectuelle ne saurait être associée.
Au surplus, l’Animal-humain n’est homme ni femme, à le bien prendre : les sexes étant faits non simplement, ni pour constituer une différence d’espèces, mais pour la seule propagation. L’unique forme et différence de cet Animal, ne consiste qu’en l’âme raisonnable34.
16La domination masculine est une tyrannie, qui prend prétexte du droit du plus fort pour asseoir l’assujettissement des femmes. Rien ne justifie, en réalité, les privilèges que s’octroient les hommes en matière de fonction et de titre.
17Pour Marie de Gournay, l’homme se distingue de l’animal par la possession d’une faculté rationnelle. Or, la raison ne permet pas d’instaurer une différence essentielle entre hommes et femmes, l’esprit n’ayant pas de sexe. On peut s’étonner de trouver, chez Marie de Gournay, une référence à l’idée aristotélicienne de l’homme comme animal raisonnable pour appuyer une argumentation féministe. Cette invocation d’Aristote constitue l’un des passages de l’« Égalité des hommes et des femmes » qui a suscité le plus d’objections. La définition aristotélicienne de l’homme comme animal raisonnable et l’essentialisme hiérarchique des sexes, qui en découle, constituent des thèses adverses contre lesquelles la réflexion de Montaigne s’élabore. Faut-il voir dans la désignation par Marie de Gournay de l’homme comme animal raisonnable une entorse au scepticisme de Montaigne et l’expression d’un rationalisme ? On peut le supposer.
- 35 Ainsi en est-il du Traité de l’excellence de la femme d’Agrippa de Nettesheim, texte établi et trad (...)
- 36 Pour une analyse plus précise de cette question chez Aristote, on consultera Sissa 1991 : 65-99.
18Il convient, cependant, de reconnaître que la doctrine d’Aristote renvoie moins ici à une philosophie rigoureuse, dont Marie de Gournay se réclamerait intégralement, qu’à un ensemble de représentations et d’arguments divulgués dans la culture commune. Il n’est pas rare de trouver, dans les panégyriques des femmes des xvie et xviie siècles, le nom du Stagirite et sa définition de l’homme comme animal raisonnable35. Il importe, toutefois, de lire attentivement le passage en question. Certes, Marie de Gournay y fait allusion à la notion de l’homme comme animal raisonnable. Mais elle procède, dans le même temps, à une déconstruction consciente ou inconsciente de la doctrine péripatéticienne. Elle accepte la nécessité de la différence sexuelle entre l’homme et la femme pour la « propagation », mais elle rejette catégoriquement les distinctions psychologiques, intellectuelles et morales qui en dérivent. L’idée d’une différence d’espèce entre les sexes est niée par la « filled’alliance » de Montaigne, alors qu’elle fait problème chez Aristote, les femmes étant situées aux limites de l’humain et de la brute, du jugement et de la sauvagerie36.La croyance divulguée par l’École en des déterminations proprement féminines procédant d’un tempérament prétendument froid et humide est aussi qualifiée de fallacieuse par Marie de Gournay.
19Il y a bien ici une contradiction qui affaiblit simultanément Aristote et le rationalisme. D’un côté, il est admis que l’homme se distingue de l’animal par la possession d’un pouvoir rationnel. De l’autre, on est contraint de constater que cette faculté raisonnante n’est pas nécessairement le signe d’une élévation. L’écrivaine souligne, à plaisir, le caractère sophistique des démonstrations qui s’appuient soit sur la force soit sur la raison pour établir une différence d’essence entre les sexes. Si l’homme, par exemple, est estimé supérieur à la femme, du fait de sa force physique, et donc que cette dernière lui doit obéissance, alors l’animal étant plus fort que l’homme, celui-ci doit également obéissance à l’animal. La définition aristotélicienne de l’homme comme animal doué de raison ne peut logiquement inclure d’exclusion générique sans se nier elle-même. Car comment peut-on justifier une telle éviction ? Admettra-t-on que la femme ne peut pas correspondre à cette conception, à cause de sa faiblesse physique ? Cela reviendrait à tomber dans un cercle vicieux. Consentira-t-on à son exclusion, parce qu’elle bénéficie d’une capacité moindre de juger ? Cela relèverait d’une pétition de principe.
Que si les hommes dérobent à ce sexe en plusieurs lieux, sa part des meilleurs avantages, ils ont tort de faire un titre de leur usurpation et de leur tyrannie : car l’inégalité des forces corporelles plus que spirituelles, ou des autres branches du mérite, est facilement cause de ce larcin et de sa souffrance : forces corporelles, qui sont au reste, des vertus si basses, que la bête en tient plus par dessus l’homme, que l’homme par dessus la femme37.
- 38 C’est peut-être ce que suggère l’expression « Animal-humain » écrite avec un trait d’union, EHF : (...)
- 39 Essais, II, 12 : 191 :« Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus (...)
20Pour Marie de Gournay, la raison semble susceptible de produire le vrai et le faux. En mettant en relief l’ambivalence de cette faculté, la philosophe témoigne d’affinités avec le scepticisme. Finalement, la tentation paraît grande, chez Marie de Gournay, de démythifier la raison et de renvoyer l’homme à son animalité plus qu’à sa spécificité38. De même, dans le scepticisme moderne de Montaigne, l’homme n’est rien d’autre qu’un animal parmi les animaux, ou un vivant au sein du vivant, dirigé par les sens, pourvu d’une raison fragile et sans commune mesure avec Dieu. Renonçant à la prétendue suprématie de l’espèce humaine, l’essayiste se demande quand il joue avec sa chatte qui, d’elle ou de lui, s’amuse de l’autre39. Marie de Gournay reprend à son compte cette humilité cruciale. Se moquant des constructions théoriques, elle valorise, en contrepartie, de façon déconcertante, la richesse d’une observation du réel dans sa platitude. Elle fait aussi la part belle au sens de la dérision. Il faut probablement avoir frayé avec la philosophie sceptique pour parvenir à rire d’une cause politico-juridique capitale, mais jusqu’à la référence à la chatte, Marie de Gournay, dans « Égalité des hommes et des femmes », n’a pas oublié grand chose de son père spirituel.
Et s’il est permis de rire en passant chemin, le quolibet ne sera pas hors saison, lequel nous apprend ; qu’il n’est rien plus semblable au chat sur une fenêtre, que la chatte. L’homme et la femme sont tellement uns, que si l’homme est plus que la femme, la femme est plus que l’homme40.
- 41 Essais, III, 9 : 305-306.
21La conversion au rire de Démocrite représente bien une attitude pyrrhonienne. Le rire est la réponse sceptique à la gravité des pédants, qui font mine d’être des plus sérieux et des plus doctes, pour justifier n’importe quoi. Il constitue l’expression la plus vivante d’une philosophie du doute, qui a conscience de la contradiction et de l’insignifiance des opinions professées. Il manifeste aussi une clairvoyance sur la vanité de l’homme. Montaigne n’admettrait sûrement pas que l’on aliène sa parole au service d’une cause ou que l’on se déclare à sa place : « Je reviendrais volontiers de l’autre monde pour démentir celui qui me formerait autre que je n’étais, fût-ce pour m’honorer »41. Érudit, mais souvent désinvolte à l’égard de la culture livresque, il n’est pas certain, cependant, qu’il réprouverait la tentative de se réapproprier son discours pour favoriser une plus grande intelligence de préoccupations propres, dont rien ne prouve qu’elles soient absolument les siennes. Marie de Gournay a eu l’audace de recourir aux Essais pour approfondir un questionnement personnel. Mais rien ne permet d’affirmer qu’elle ait voulu enfermer la pensée de son maître spirituel dans un étau doctrinal. De sa lecture de Montaigne, elle a principalement retenu le refus d’une conception de la nature comme hiérarchie, une lutte contre les préjugés et contre l’orgueil, un relativisme des sexes et un sentiment d’unité du vivant. Ses réflexions aiguisent toujours notre jugement. On ne peut que regretter l’accueil assez froid qui leur a été généralement réservé.
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Bibliographie
Albistur Maïté & Armogathe Daniel, 1977, Histoire du féminisme français du Moyen Âge à nos jours, Paris, Éditions des femmes.
Brahami Frédéric, 1997, Le Scepticisme de Montaigne, Paris, PUF.
Devincenzo Giovanna, 2002, Marie de Gournay. Un cas littéraire, Fasano/Paris, Schena editore/ Presses de l’Université de Paris-Sorbonne.
Dufour-Maître Myriam, 1999, Les Précieuses : naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion.
Dorlin Elsa, 2000, L’Évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du xviie siècle, Paris, L’Harmattan.
Fogel Michèle, 2004, Marie de Gournay. Itinéraires d’une femme savante, Paris, Fayard.
Giocanti Sylvia, 2001, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer. Trois itinéraires sceptiques, Paris, Honoré Champion.
Krier Isabelle, 2007, « Examen sceptique de la gynécocratie », Nouveau Bulletin de la Société internationale des Amis de Montaigne, 2, n° 46, p. 67-84.
Sissa Gulia, 1991, « Philosophies du genre. Platon, Aristote et la différence des sexes », in G. Duby et M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. I, Paris, Plon, p. 65-99.
Timmermans Linda, 1993, L’Accès des femmes à la culture (1598-1715), Paris, Honoré Champion.
Venesoen Constant, 1990, Études sur la littérature féminine au XVIIe siècle. Mademoiselle de Gournay, Mademoiselle de Scudéry, Madame de Villedieu, Madame de Lafayette, Birmingham (Alabama), Summa Publications.
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Notes
On consultera notamment Timmermans 1993 et Dorlin 2000 : 33-34.
II faudrait peut-être, par exemple, relire l’œuvre féministe de François Poullain de la Barre en analysant, chez cet auteur, les références plus ou moins implicites à Montaigne.
Étienne Pasquier parle d’un séjour à Gournay de trois mois en deux ou trois voyages. Étienne Pasquier, Lettres, Paris, Jean Petit-Pas, 1619, livre 24, lettre 1, cité parFogel 2004 : 47.
De nombreux critiques, y compris contemporains, ont insisté sur l’étrangeté des références de Marie de Gournay à l’essayiste, dans le cadre de sa défense des femmes. Voir notamment Venesoen 1990 : 24-42. Ces jugements un peu trop rapides confirment l’incompréhension que cette femme a souvent rencontrée.
Pour une analyse précise du scepticisme moderne élaboré par Montaigne voir notamment Brahami 1997.
Au xviie siècle, le courant précieux tente de prouver la supériorité des femmes et tend ainsi à élaborer un essentialisme des sexes. Sur le mouvement précieux voir notamment Dufour-Maître 1999.
Voir, par exemple, Jacques Olivier, Alphabet de l’imperfection et malice des femmes, Rouen, rééd. 1658, où la lettre A correspond à « Avidissimum animal. Très avide animal », (p. 24-35) et la lettre B à « Bestiale barathrum. Abîme de bêtise » (p. 35-43). La bêtise de la femme est vue comme une conséquence de sa nature bestiale. Car, comme la bête, la femme serait un être dépourvu de raison. Chez le chevalier de l’Escale, dans Le Champion des femmes, qui soutient qu’elles sont plus nobles, plus parfaites et en tout plus vertueuses que les hommes, contre un certain misogyne, anonyme et auteur et inventeur de l’« Imperfection et malice des femmes », Paris, 1618, p. 22-24, la femme devient au contraire « Angélique ».
Mes références à Marie de Gournay renvoient à l’édition suivante : Marie de Gournay, Œuvres complètes sous la direction de Jean-Claude Arnould, Paris, Honoré Champion, 2002 [désormais OC]. Pour la citation voir « Égalité des hommes et des femmes », tome I, p. 965 [désormais EHF].
Je me réfère ici à l’édition Montaigne, Essais, Paris, Imprimerie nationale Édition, par André Tournon, 1998-2003. Voir ici Essais, II, 12, p. 191 : « C’est par la vanité de cette même imagination qu’il [l’homme] s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soi-même et se sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux, ses confrères et ses compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble. Comment connaît-il par l’effort de son intelligence les branles internes et secrets des animaux ? ».
Marie de Gournay, « Discours sur ce Livre, à Sophrosine », OC, I : 565.
Marie de Gournay, « Advis au lecteur », dans L’Ombre de la Demoiselle de Gournay (1626), OC, I : 570.
Selon Marie de Gournay, l’« Apologie de Raimond Sebond » est une « pièce si pleine en son espèce qu’on n’y peut qu’ajouter ». Montaigne s’y donne pour thème « la Néantise et vanité de l’homme ». Voir « Préface sur les Essais de Michel, Seigneur de Montaigne. Par sa fille d’alliance », OC : 297.
Essais, III, 9 : 333 : « Sauf toi, ô homme, disait ce Dieu, chaque chose s’étudie la première, et a selon son besoin des limites à ses travaux et désirs. Il n’en est une seule si vide et nécessiteuse que toi, qui embrasses l’univers : tu es le scrutateur sans connaissance, le magistrat sans juridiction, et après tout, le badin de la farce ».
OC, I : 739.
EHF : 966.
Essais, I, 21 : 194 : « Comment peuvent-ils engager leur foi sur une foi populaire ? Comment répondre des pensées de personnes inconnues et donner pour argent comptant leurs conjectures ? » Voir aussi III, 11 : 369-370.
Marie de Gournay, « Apologie pour celle qui écrit », OC, II : 1394.
Voir par exemple Devincenzo 2002 : 254-255.
Essais, III, 3 : 69-71.
EHF : 967 : « Platon, à qui nul n’a débattu le titre de Divin, et conséquemment Socrate son interprète et protocole en ses Écrits, […] leur assignent mêmes droits, facultés et fonctions en leurs Républiques, et partout ailleurs. » Voir Montaigne, Essais, III, 5 : 180 : « Je dis, que les mâles et femelles sont jetés en même moule. Sauf l’institution et l’usage, la différence n’y est pas grande. Platon appelle indifféremment les uns et les autres à la société de tous études, exercices, charges, vacations guerrières et paisibles, en sa république. Et le philosophe Antisthène ôtait toute distinction entre leur vertu et la nôtre ».
Essais, I, 42 : 415.
EHF : 971 : « Pourquoi leur institution aux affaires et aux Lettres à l’égal des hommes, ne remplirait-elle la distance vide, qui paraît d’ordinaire entre les têtes d’eux et d’elles ? ».
Ibid.
Voir par exemple Essais, I, 23 : 203-206 : « Il est des peuples où […] les femmes vont à la guerre quand et leurs maris, et ont rang, non au combat seulement, mais aussi au commandement. […] Où les hommes portent les charges sur la tête, les femmes sur les épaules. Elles pissent debout, les hommes accroupis ».
EHF : 974.
Ibid. : 975-976.
Ibid. : 976.
Ibid.
Ibid. : 977.
Ibid. : 973.
Voir par exemple Albistur & Armogathe 1977 : 128.
J’ai effectué une approche de cette question dans Krier 2007 : 67-84.
Montaigne, Essais, II, 8 : 111 : « Revenant à mon propos, il me semble, je ne sais comment, qu’en toutes façons la maîtrise n’est aucunement due aux femmes sur des hommes […]. C’est l’apparence de cette considération qui nous a fait forger et donner pied si volontiers à cette loi, que nul ne vit onques, qui prive les femmes de la succession de cette couronne et n’est guère Seigneurie au monde où elle ne s’allègue, comme ici, par une vraisemblance de raison qui l’autorise, mais la fortune lui a donné plus de crédit en certains lieux qu’aux autres. » C’est moi qui souligne toutes ces expressions dubitatives de Montaigne sur la loi salique.
EHF : 978-979.
Ainsi en est-il du Traité de l’excellence de la femme d’Agrippa de Nettesheim, texte établi et traduitpar Lois Vivant, Paris, J. Poupy, 1578, p. 9-10.
Pour une analyse plus précise de cette question chez Aristote, on consultera Sissa 1991 : 65-99.
EHF : 978-979.
C’est peut-être ce que suggère l’expression « Animal-humain » écrite avec un trait d’union, EHF : 978.
Essais, II, 12 : 191 :« Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? »
EHF : 978.
Essais, III, 9 : 305-306.
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