1« Pourquoi pleures-tu, ne suis-je pas meilleur que dix fils ?» s’étonne Dieu alors que Lutgarde d’Aywières (1182/1183-1246) pleure abondamment la mort de son ami Jean de Liroux, maître dans le diocèse de Liège et directeur spirituel de plusieurs mulieres religiosae (II, 8). Tout comme Dieu, ne pourrions-nous pas, nous aussi, nous étonner des pleurs que cette cistercienne verse sur l’un de ses proches ? En effet, les moniales ne doivent-elles pas aimer exclusivement Dieu ? Comment une nonne peut-elle avoir ainsi un ami, un proche masculin – fût-il clerc –, en plein Moyen Âge ?
- 1 Pour un inventaire clair, consulter Newman 2003.
- 2 Pour une synthèse complète, dans le cadre des Pays Bas méridionaux, voir Simons 2001.
- 3 L’entourage est l’ensemble des individus mentionnés dans la VLA familiers (familiares) de Lutgarde (...)
- 4 Brennan 1985.
- 5 Le Goff 1999. Consulter également Vauchez 1993 et surtout Moore 1997.
- 6 Peu de recherches ont été faites sur la question des relations entre moniales et semi-religieuses (...)
2La lecture approfondie du corpus des Vies des mulieres religiosae du diocèse de Liège au xiiie siècle lève rapidement le voile sur ces interrogations1. Elle révèle l’existence de relations liant des femmes pieuses2, semi-religieuses ou moniales, avec leur entourage3, constitué de clercs mais aussi de femmes, nonnes ou béguines. Ainsi, il existait des réseaux sociaux, mixtes ou non, dans un contexte assez inattendu : le cadre social des communautés monastiques, connues pour leur regula et la clôture des moniales, strictement imposée en 1298 par le pape Boniface viii4 et, également celui des communautés béguinales ; et le cadre temporel du xiiie siècle, siècle de « mise en ordre » selon l’expression de Jacques Le Goff5. Disons mieux : cette lecture suggère que ces relations sociales induisaient des sentiments et des rapports de genre dont la singularité mérite notre attention6.
3Le cas de Lutgarde d’Aywières est édifiant à cet égard : en effet, la Vita est assez étoffée pour permettre d’étudier différents cas de figure. De plus, elle a été rédigée par un clerc, ami intime de la moniale,Thomas de Cantimpré (1200-ca 1270), après la mort de cette dernière (16 juin 1246) et achevée avant le 1er juin 1248, date du décès de l’abbesse Hawide, à qui elle est dédiée et qui en était également la commanditaire. Thomas a composé sa Vita sur la base d’entretiens qu’il eut avec Lutgarde elle-même, auxquels il ajouta d’autres témoignages et vraisemblablement ceux de frère Bernard, dominicain confesseur à Aywières7. Thomas de Cantimpré est donc un proche de Lutgarde. Clerc d’origine brabançonne, il fut d’abord chanoine à Cantimpré, avant d’entrer dans l’ordre des Prêcheurs (entre 1230 et 1232). Il fut à ce titre confesseur et prédicateur itinérant. Il rencontra Lutgarde d’Aywières en 1230 alors qu’il avait reçu tous les pouvoirs de la confession et qu’il s’interrogeait sur cette charge : elle devint dès lors sa mère spirituelle (VLA, II, 38).
4Nous ne nous attarderons pas sur le pouvoir d’intercession auprès de Dieu de Lutgarde car comme toute prétendante aux autels, elle est d’abord dépeinte, dans sa relation aux autres, par le biais de cette capacité. Retenons simplement que Lutgarde apparaît comme une sainte pour les femmes : en effet, la Vita montre qu’elle aide plus particulièrement les femmes, 69% contre 31% d’hommes. Notons également que, si elle aide volontiers quelques laïcs qui parviennent jusqu’à elle, ce sont surtout les moniales cisterciennes et quelques ecclésiastiques qui bénéficient de ses prières : 74% des miracles effectués par Lutgarde concernent des personnages religieux, dont 21% des moniales cisterciennes et 31% des moniales d’Aywières. Ce décompte correspond à la réalité de la vie monastique puisque Lutgarde est enfermée dans le monastère d’Aywières et n’en sort pas, mais il est également révélateur de l’horizon d’attente des destinataires de la Vita : Lutgarde est présentée comme un modèle de sainte à destination d’autres cisterciennes. Rien que de très banal.
5Plus inattendus sont les récits qui ponctuent la Vita et qui montrent Lutgarde en relation personnelle avec différents individus de son entourage. Ces relations sont aussi bien conflictuelles qu’amicales La Vie de Lutgarde d’Aywières présente, en effet, des rencontres avec dix-neuf personnages masculins et quatorze féminins, identifiés soit par leur nom, soit par leur statut. Ces chiffres ne doivent pas étonner. D’une part, si Lutgarde fut confiée dès l’âge de douze ans aux bénédictines de l’abbaye Sainte-Catherine de Saint-Trond dans le diocèse de Liège, la clôture y était si peu appliquée qu’elle y avait des rendez-vous galants. C’est d’ailleurs lors de l’un de ces rendez-vous que le Christ lui apparut et lui demanda de l’aimer d’un amour exclusif. Elle fut élue prieure en 1205 et, pour éviter cette charge, elle décida d’entrer chez les cisterciennes de l’abbaye d’Herkenrode. Mais sur les conseils de Jean de Liroux et de Christine l’Admirable, elle rejoignit finalement un petit groupe de cisterciennes au village des Awirs. Rapidement elle multiplia les expériences mystiques et noua des relations intimes avec différents individus. D’autre part, Lutgarde a peut-être été béguine à différents moments de sa vie, ce qui la laisse sans doute plus libre de ses mouvements. En effet, il n’existe pas de preuve formelle que Lutgarde ait été béguine, mais ses relations avec certaines d’entre elles (une recluse anonyme, Marie d’Oignies, l’inclassable Christine l’Admirable) laissent supposer qu’elle ait pu l’être pendant un temps, voire même qu’elle ait été éduquée par celles-ci puisque les béguines avaient une vocation d’enseignement auprès des filles. Par ailleurs, la communauté des Awirs, où elle entra, n’était pas officiellement, dans les premiers temps, un couvent de l’ordre cistercien, elle formait un groupe libre de mulieres religiosae.
6Ces indications montrent combien le dossier semble singulier et soulève d’interrogations quant aux relations possibles entre les sexes. Cependant notre approche ne se réduira pas à une analyse de genre. Il s’agit plutôt de déterminer quel type de relation (amitié ou inimitié ?) est noué par Lutgarde, de préciser dans quel cadre cette relation se développe et en quoi le genre peut alors être un critère discriminant dans l’élaboration de ces relations sociales.
7Les relations conflictuelles apparaissent très tôt dans la Vita. Au-delà du topos hagiographique du combat de la sainte contre la société, ce qui attire véritablement l’attention c’est l’enjeu du conflit, sa forme, ainsi que les adversaires de Lutgarde.
8La Vita débute par des conflits violents entre Lutgarde et des hommes, clercs ou laïcs. Pour elle il s’agit systématiquement de protéger son corps. Ainsi, elle échappe de peu à une tentative de viol (I, 5). Puis elle s’oppose à l’abbé de Saint-Trond, venu dans le couvent de Sainte-Catherine en tant que père immédiat, qui veut lui donner le baiser de paix car elle en est la prieure : elle refuse, les autres moniales la tiennent de force par jeu (in joco) et, alors qu’il l’embrasse, le Christ place sa main entre elle et l’abbé (I, 21). Cependant, à partir des livres ii et iii, une évolution se fait jour dans ses relations avec les hommes : en effet, les conflits avec ces derniers disparaissent tandis que se multiplient les exemples d’amitiés spirituelles (Jean de Liroux, Jacques de Vitry, Jourdain de Saxe et surtout Thomas de Cantimpré).
9Sous couvert de montrer l’évolution personnelle de Lutgarde, Thomas tente vraisemblablement de faire percevoir ici à ses potentielles lectrices cisterciennes, que le contact avec les hommes est dangereux et doit être rejeté, du moins si le corps est en jeu et même si l’homme en question est un ecclésiastique ; mais si l’objet de la relation est l’élévation de l’esprit, alors des relations mixtes sont admises. Pour insister sur ce thème et en souligner les dangers pour tous, Thomas de Cantimpré n’hésite pas à décrire les punitions encourues par ceux qui en veulent au corps de Lutgarde, punitions qui naturellement détruisent le corps et le mènent parfois à la mort: par exemple, l’écuyer, qui tenait la bride du cheval de Lutgarde alors qu’elle se faisait agresser, rentre chez lui pour y tuer sa femme ce qui provoque son bannissement (I, 6).
- 8 VLA II, 39 Cumque euntem ad alter nullus eam in subsidium debilis corporis sustentaret… : « Person (...)
10Les conflits avec les femmes sont également fréquents et concernent pour l’essentiel des moniales, mais ils ont pour enjeu non pas le corps mais bien l’esprit. Ils portent soit sur la spiritualité de Lutgarde : ainsi, les sœurs de Sainte-Catherine « incapables de l’imiter » lui reprochent son zèle religieux (I, 8) et l’abbesse Agnès lui interdit de communier aussi souvent qu’elle le souhaiterait (II, 14) ; soit sur ses capacités intellectuelles. Quand les religieuses d’Aywières « par malice » amènent à Lutgarde une laïque francophone alors qu’elle ne comprend pas le français (II, 40). Ces tensions sont si vives qu’elles conduisent à la vengeance : ne lit-on pas que l’abbesse Agnès après avoir levé l’interdiction de communier tous les dimanches (II, 39) laisse Lutgarde s’avancer seule vers l’autel, malgré sa faiblesse physique ?8
- 9 Voir Heffernan 1988, qui propose une synthèse rapide sur la sainteté féminine.
- 10 Simons 2001 : 111. Dans son bilan de la Frauenfrage, il reprend la question matrimoniale.
- 11 Dans un couvent, ce sont les roturières qui sont au service des moniales nobles. Voir Parisse 1994
11Deux autres cas de conflits avec des femmes sont également notables. D’une part, Lutgarde s’oppose à sa mère qui tente de la convaincre d’entrer dans un couvent pour ne pas être réduite à une mésalliance (I, 1). Thomas de Cantimpré renouvelle ici le thème de l’opposition de la sainte à sa famille, généralement le père9, tout en rendant sans doute compte d’une réalité : la mère de Lutgarde, issue d’une famille noble, elle-même « mal » mariée car unie à un bourgeois, veut éviter à sa fille une déchéance sociale plus grande encore, comme en connaissent de nombreuses jeunes filles de l’aristocratie dans les villes commerçantes du nord de l’Occident et dans le diocèse de Liège au xiiie siècle10. D’autre part, la jeune moniale noble Sybille de Gages, attachée au service de Lutgarde maintenant affaiblie, n’éprouve que du mépris pour elle, car elle est d’un rang social inférieur, jusqu’à ce qu’une voix dans la nuit lui conseille de ne pas rejeter cette charge (II, 30)11. Ces deux anecdotes, témoignant d’une tension entre Lutgarde et une femme, une laïque de sa propre famille et une moniale de son monastère, révèlent, dans un premier temps, que Thomas de Cantimpré ne craint pas – réalisme de l’auteur ? – d’étaler devant ses lectrices des inimitiés avec des femmes très proches de son héroïne. De plus, il montre ici que l’enjeu entre ces femmes est une conversio liée à des enjeux sociaux. Cela semble confirmer une des hypothèses justifiant le succès du mouvement béguinal : les jeunes filles de l’aristocratie, touchées par les bouleversements économiques du monde urbain du xiiie siècle, connaissent des difficultés sociales grandissantes si bien que la conversio est la seule issue possible, ici recommandée par Thomas de Cantimpré. Le fait que ces questions ne se jouent qu’entre femmes souligne qu’il s’agit, sans doute, d’un problème exclusivement féminin dans ce contexte social et rend peut-être compte du peu de succès des béghards.
12Le champ des relations entre personnages féminins paraît donc être plutôt centré sur l’esprit, ce que semble confirmer la nature des sanctions à l’encontre de ces femmes, qui relèvent également du spirituel : Sybille de Gages n’est-elle pas littéralement rappelée à l’ordre par Dieu qui l’engage à davantage d’humilité (II, 30) ? Thomas de Cantimpré donne à voir de la sorte une sphère monastique aussi agitée que le monde urbain d’où Lutgarde est issue. Les inimitiés y sont nombreuses et révèlent que la rupture autour du genre s’accompagne d’un hiatus corps/esprit.
13Cependant, dans la Vita, ce sont les amitiés qui donnent le rythme et sont véritablement mises en valeur pour les bénéfices que chacun peut en tirer. De plus, elles révèlent que cette première grille de lecture doit être dépassée car une autre dichotomie se fait jour : une dichotomie spirituelle entre savoir appris et connaissances révélées.
14Entre tensions et intercessions, Lutgarde d’Aywières noue de véritables liens d’amitié avec différents individus.
- 12 Huygens 1960 : « Domne Lutgardi de sancto Trudone, amice sue spritualissime… ».
15Les amitiés sont manifestes et Thomas prend soin de les souligner au fil de la Vie. Il écrit, par exemple, que Lutgarde « n’eut aucune amie plus chères entre toutes, ni plus intime » que Sybille de Gages (III,12) et il décrit sa propre relation avec Lutgarde comme specialissima (Prologue, II, 38 ; III, 9 ; III, 13 et III, 15). Par ailleurs, au delà de la Vita, l’amitié entre les clercs et les mulieres religiosae semble avoir être reconnue, puisque Jacques de Vitry, devenu évêque d’Acre, écrit de Palestine une lettre à « Dame Lutgarde de Saint-Trond, mon amie spirituelle… »12.
16Parallèlement, l’usage d’une terminologie de la parenté et de l’affection par Lutgarde pour désigner ses proches dessine des liens puissants, chargés de sentiments.
Individus concernés
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Dénomination par Lutgarde
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Une moniale (anonyme)
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Filia carissima
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Élisabeth de Wans, moniale d’Aywières
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Filia
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L’abbesse Agnès
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Mater carissima
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Sybille de Gages, moniale d’Aywières
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Carissima
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Frère Bernard, confesseur à Aywières
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Carissimus
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Jean d’Affligem
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(meus) carissimus
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17De même, certains appellent Lutgarde mater :
Personnages concernés
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Dénomination de Lutgarde
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Frère Bernard
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(mater) carissima
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Élisabeth de Wans
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Dulcissima mater
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Une moniale parente de Thomas
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Sancta mater Lutgardis
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Thomas de Cantimpré
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Mater (uniquement dans les dialogues)
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18A l’échelle de la Vita, il est délicat de déterminer s’il s’agit véritablement de signes d’amitié ou d’une terminologie usitée chez les cistercien.ne.s pour (dé)montrer et cultiver sa charité (caritas). En effet, l’abbesse Agnès, dont nous avons vu qu’elle n’était pas une amie de Lutgarde est appelée « mater carissima », « mater » correspondant sans doute ici à sa fonction au sein du monastère et non à une possible filiation spirituelle. La Vie de Julienne de Montcornillon montre toutefois le recours à un vocabulaire similaire et laisse supposer des amitiés dans le Christ (in Christo) au sein du milieu béguinal. Ce ne serait donc pas un usage propre aux Cisterciens, mais bien un langage utilisé autour des mulieres religiosae.
19En outre, cette terminologie relève d’une double ambiguïté puisque d’une part, elle est indifféremment utilisée pour Dieu, le Bien-Aimé du Cantique des Cantiques, texte très en vogue chez les Cisterciens depuis Bernard de Clairvaux, mais aussi pour les familiers de la mulier religiosa. Mais, d’autre part, elle désigne l’amour aussi bien que l’amitié. Ce vocabulaire laisse penser que les liens terrestres seraient des copies, certes bien pâles, de l’amour (caritas) de Dieu. Disons mieux : ils semblent voulus comme tels dans le cadre d’une vita apostolica imitant le Christ et sans doute faisaient-ils partie intégrante de l’Église, quoiqu’à titre officieux. Le chevalier Tymer ne parle-t-il pas de Lutgarde comme de sa mère spirituelle et celle-ci ne l’accueille-t-elle pas comme son fils spirituel « selon l’usage » (« sicut in talibus mos est ») (II, 24) ?
20Quelques gestes laissent également entrevoir une intimité, une familiaritas entre amis.Ainsi, Lutgarde parle à Jean d’Affligem tout en lui tenant la main (III, 16), précision qui laisse perplexe au regard de ce qu’on sait sur l’enjeu du corps pour Lutgarde et au vu des modalités de rencontre dans le parloir: en effet, pour éviter toute tentation, les deux sexes devaient se tenir côte à côte et non face-à-face (II, 8 ; II, 32). Cette remarque paraît donc placée ici tout exprès pour montrer que l’amitié spirituelle entre les sexes dépasse bien entendu le corps.
- 13 L’examen d’autres Vitæ devrait apporter un complément d’informations mais il semblerait que les ap (...)
- 14 Cantimpré 1997.
- 15 Selon McGuire 1995, l’amitié entre moines et moniales était répandue chez les Cisterciens, mais la (...)
21Enfin, la force des liens tissés se dévoile complètement dans les contacts post mortem, soit que Lutgarde ait la vision d’amis décédés, comme Jean de Liroux (II, 8), soit qu’elle se manifeste à ceux qui lui ont survécu13. Marie d’Oignies apparaît à Lutgarde afin qu’elle prie pour l’âme de Baudouin de Barbençon (III, 8) et Jacques de Vitry pour lui annoncer son décès et son passage au Paradis après un bref séjour au Purgatoire (III, 5). Plus loin, Élisabeth de Wans a une vision de Lutgarde (III, 21). Des pactes sont conclus entre vivants: il s’agit de visiter, une fois mort, son ami survivant afin de lui préciser le parcours de son âme dans l’au-delà. C’est une pratique très répandue dans les Pays-Bas méridionaux, comme en témoigne le Livre des Abeilles de Thomas de Cantimpré14.Un tel pacte a été conclu entre Jean de Liroux et Lutgarde (II, 8).Au-delà de la mort terrestre, l’amitié se poursuit et permet une union entre vivants et morts: ainsi l’âme de Jourdain de Saxe réconforte Lutgarde alors qu’elle connaît une « nuit de l’esprit » (III, 3). L’amitié spirituelle se fonde de toute évidence sur une communion des âmes15.
- 16 Dans la Vie de Julienne de Montcornillon, la même distinction entre deux cercles de proches et deu (...)
22L’amitié est un sentiment connu et reconnu dans le milieu cistercien : les théologiens cisterciens ont, en effet, travaillé à théoriser l’amitié dès le xiie siècle. Aereld de Rievaux a analysé dans son De spirituali amicitia les différentes formes et nuances de l’amitié : selon lui, c’est en fonction de la nature du mobile intime qui engendre l’affection, que l’amour sera spirituel, rationnel, officieux, c’est-à-dire utilitaire, naturel ou charnel. À sa suite, nous pouvons distinguer différents types d’amitié: en excluant ce qui concerne le corps et la famille « de sang », nous pouvons différencier deux types de cercles d’amis et par là même deux types d’amitié spirituelle16.
- 17 Jacques de Vitry 1997.
- 18 La plupart de ces clercs appartiennent au cercle réformateur du diocèse de Liège. Renardy 1979.
23Le premier type semble inégalitaire : auprès de trois hommes et de deux femmes, deux laïcs et trois non-laïcs, Lutgarde est par ses conseils et ses actions en faveur de ces amis, une figure dominante, telle une mère spirituelle. Dans tous les cas, ces amitiés guidées ne se jouent qu’autour de questions d’ordre religieux ou spirituel (salut de l’âme, conversion de laïcs comme le chevalier Tymer et la duchesse de Brabant) et l’outil à la disposition de Lutgarde est la prière. Le deuxième type d’amitié paraît davantage égalitaire puisqu’il s’agit de direction spirituelle réciproque. Lutgarde compte ainsi de véritables ami.e.s spirituel.le.s, où la passivité des ami.e.s est exclue, contrairement au premier cercle étudié. Ses ami.e.s sont des femmes issues du mouvement béguinal : Christine l’Admirable (I, 22), Marie d’Oignies17 (II, 9 et III, 8), une recluse anonyme (I,16), mais compte aussi une moniale, Sybille de Gages, choisie par Jacques de Vitry comme guide spirituel du fait de sa solide culture (II, 30, II, 33, III, 6 et III, 12). Des hommes d’Église tels que Jourdain de Saxe, maître de l’ordre dominicain (III, 3), Jean de Liroux (I, 22 et II, 8), Jacques de Vitry (II, 3 et III, 5), Jean d’Affligem, abbé du monastère bénédictin d’Affligem (II, 27 et III, 16), Thomas de Cantimpré18 font également partie de son cercle d’intimes.
- 19 Simons 2001 : 84 « Clearly, beguines (and recluses) formed an alternative family. »
- 20 Delville 1999.
- 21 Cawley 2003.
- 22 Ce savoir mystique porte rarement sur un sacrement. Le cas de Julienne de Montcornillon est except (...)
24Cependant, entre ces deux groupes, au sein de ce second cercle d’amitié, surgit une différence notable dans la nature même des relations établies. En effet, les relations féminines semblent encloses dans un réseau qui cherche à transmettre, de génération à génération, entre mulieres religiosae, y compris avec la cistercienne Sybille de Gages, les expériences mystiques vécues. Il s’agit donc d’une véritable filiation spirituelle féminine, voire d’une famille de substitution, si l’on rejoint les conclusions de Walter Simons sur les communautés béguinales en les transposant ici au milieu cistercien-béguinal19. D’autres Vitae, celle de Julienne de Montcornillon20 ou celle d’Ide de Nivelles21 par exemple, montrent qu’il existait effectivement des groupes féminins dirigés par une femme d’expérience et au sein desquels se transmettait des habitudes de prières recommandées par un personnage divin, ou un savoir mystique22, qui porte essentiellement sur le Purgatoire (II, 9) dans la Vita. Cette science divine est confiée en confession, bien sûr, mais elle est surtout transmise oralement aux familiers qui peuvent la comprendre, en particulier aux autres femmes mystiques. Ainsi sur son lit de mort, Marie d’Oignies désigne Lutgarde comme la dépositaire de la mystique féminine cistercienne-béguinale (II, 9) et affirme qu’il n’existe personne au monde de plus fidèle au Seigneur que Lutgarde, dont les prières sont les plus efficaces pour libérer les âmes du Purgatoire et extraire les péchés des pécheurs. Le lien mystique semble être essentiel dans les amitiés féminines. La volonté de créer une relation ne peut donc suffire, comme le montre le cas de l’amitié de Julienne de Montcornillon et de la béguine Isabelle de Huy. Cette amitié est d’abord artificielle puisque Julienne, ayant entendu parler de la béguine, la fait venir à Montcornillon pour avoir une partenaire dans la fondation de la Fête-Dieu mais elle se révèle décevante et ne s’épanouit que lorsqu’Isabelle a reçu les mêmes révélations que Julienne (II, 8).
25De fait, la hiérarchie qui découle de ces relations, de ces transmissions de savoirs est celui de l’âge et de la durée de l’expérience mystique. La question de la transmission de croyances et de pratiques religieuses issues de l’expérience mystique est centrale. Ainsi, les femmes opposées à Lutgarde sont justement celles qui refusent de participer à cette transmission, tandis que celles qui sont liées par amitié sont celles qui partagent cette connaissance.
- 23 On peut suivre McGuire 1995 qui présente les différentes causes des amitiés entre moines et monial (...)
26Les relations entre les ecclésiastiques et Lutgarde différent sensiblement des précédentes car, d’une part, elles ont pour la plupart éclos dans le cadre de la cura monialium23 et, d’autre part, la proximité affective et spirituelle est beaucoup plus variable qu’entre femmes. Ainsi, Thomas de Cantimpré se présente comme le fils spirituel de Lutgarde, tandis que Jean de Liroux fait davantage figure de conseiller spirituel (I, 22) quand il lui propose d’entrer à Aywières ou quand il lui apparaît après sa mort et lui explique la signification des vêtements dont il est revêtu (II, 8) ; quant à Jean d’Affligem, il conduit à Lutgarde un homme qui doute de sa foi, montrant ainsi la confiance qu’il a dans ses pouvoirs (II, 27).
- 24 Des hérétiques ont été surpris à Liège dès 1135. Sur la question des hérétiques dans le diocèse de (...)
- 25 Coakley 1991b. Il note en particulier l’intérêt des clercs pour les prophéties des femmes.
27Dans le cadre de la cura monialium, ces relations devraient être à sens unique mais ici elles semblent se fonder sur une sorte d’échanges de dons et de contre-dons : Lutgarde reçoit des clercs des conseils qui lui permettent de progresser dans sa vie religieuse et dans sa foi. Aussi, lorsque Marie d’Oignies apparaît à Lutgarde et l’enjoint de prier pour Baudouin de Barbençon qui vient de décéder (III, 8), Thomas lui rappelle les fonctions qu’il avait exercées en tant que prieur d’Oignies et ex-chapelain d’Aywières et ce qu’elles doivent en conséquence à cet ecclésiastique. Mais les clercs tirent également des avantages de leur « intimité » (familiaritas) avec Lutgarde. Jourdain de Saxe ne demande-t-il pas ainsi à Lutgarde de prier pour tout l’ordre des Prêcheurs (III, 3) ? Il semble donc clair qu’il existe une distribution genrée des rôles au sein de la cura monialium dans le cadre cistercien du xiiie siècle : les mulieres religiosae issues de ce mouvement comme les moniales trouvent chez les clercs l’encadrement théologique et sacramentel nécessaire, ainsi que des protecteurs efficaces dans le contexte de suspicion d’hérésie de l’Église du xiiie siècle24. Jacques de Vitry, en 1216, plaide la cause des béguines auprès du pape Honorius iii, Jean de Liroux trouve la mort alors qu’il traverse les Alpes après s’être rendu à Rome pour y plaider la cause des femmes dévotes (II, 8). Les ecclésiastiques, quant à eux, découvrent grâce à ces femmes une autre voie d’accès à Dieu25.
- 26 Coakley 1991a et 1991b.
- 27 Caroline Bynum a montré que les femmes mystiques ont conscience de la différence de genre mais ce (...)
- 28 Il existe d’autres critères discriminants notamment l’âge et l’appartenance au laïcat, dont certai (...)
- 29 Selon la Vie de Marguerite d’Ypres (22), Marguerite fuit toute curiosité intellectuelle après sa (...)
28Allons plus loin : l’examen de ces relations confirme ce que John Coakley avait suggéré quant à un renversement d’autorité entre les Dominicains et leurs protégées26. Les femmes mystiques deviendraient dominantes grâce à leur relation directe avec Dieu. Les clercs, eux, se sentiraient faibles, du fait même que leur pouvoir ne vient que d’un savoir acquis dans les écoles, alors que la science divine des femmes mystiques, religieuses ou semi-religieuses, est donnée directement par Dieu. Thomas de Cantimpré témoigne de ce sentiment de faiblesse : en effet, après que Lutgarde lui ait décrit l’une de ses visions, il se sent « idiot et incapable de comprendre ses paroles » (I, 15). La fracture se produit non pas tant du fait du genre que de la connaissance donnée en partage27 qui fonde la différence entre individus28. Cette dichotomie semble être totalement assimilée par les femmes29. Mais elle peut l’être également par les hommes, car c’est bien Thomas de Cantimpré qui la donne à voir. Des textes de femmes la mettent clairement en valeur : dans le livre I de Cette lumière de ma divinité de Mechtild de Magdebourg, on lit « Pour l’âme douée de sagesse, l’amour sans connaissance est ténèbres ; la connaissance sans la jouissance, tourment infernal […] ». De même, dans Le Miroir des âmes simples et anéanties, Marguerite Porète (brûlée vive en 1310) écrit en guise de recommandation aux lecteurs :
Théologiens et clercs,
Vous n’en aurez pas l’entendement,
Quelle que soit la subtilité de votre esprit
Si vous n’avancez pas humblement
Et si Amour et Foi tout ensemble
Ne vous font dépasser Raison,
- 30 Des extraits sont proposés dans Régnier-Bohler 2006.
Amour et Foi qui sont maîtresses de la maison30
29Ce nouvel ordre permet, d’une part, d’expliquer les amitiés qui dépassent le genre comme elles dépassent le corps et la mort corporelle et, d’autre part, de comprendre que certaines mulieres religiosae, comme Julienne de Montcornillon, qui possèdent la science divine, osent ouvertement défier les autorités ecclésiastiques qui n’ont que le savoir sacré et ne le respectent pas, tel le prieur de Montcornillon du fait de sa mauvaise vie. Cette science divine semble être davantage estimée que le savoir sacré. Dans la Vita Arnulfi de l’abbaye de Villers, l’auteur raconte qu’un jeune clerc qui rendait souvent visite à une recluse pour bénéficier de ses conseils se voit refuser une visite31. En effet, la recluse s’inquiétant que le clerc néglige ses études pour venir lui rendre visite, lui demande de venir moins souvent. Elle tombe alors malade. Le convers Arnulf de Villers se rend à son chevet et lui explique que la fièvre lui a été envoyée comme punition pour avoir dédaigné les besoins spirituels du jeune clerc. Alors la recluse le reçoit de nouveau. L’anecdote est édifiante et semble confirmer que la dichotomie entre savoir appris et science divine est partagée par les clercs.
30Cependant, ces amitiés spirituelles entre sexes, tout comme les inimitiés ne sont pas sans danger : en effet, il est parfois difficile, même à des clercs engagés volontairement dans la cura monialium de faire abstraction de la chair : Jacques de Vitry, par exemple, avoue être tenté par un amour terrestre, dont on peut supposer qu’il concerne sa protégée Marie d’Oignies. Lutgarde intervient en sa faveur auprès de Dieu pour qu’il ne soit plus tenté (II, 3). De même, l’absence physique d’un ami peut être source de chagrin même chez une mulier religiosa : Lutgarde pleure ainsi la disparition de Jean de Liroux (II,8).
31Ces quelques remarques laissent donc entrevoir tout un monde de relations et de sentiments insoupçonnés.
- 32 Du moins du vivant de Lutgarde, car la fin de la VLA, qui traite des miracles post mortem,fait éta (...)
32Retenons, pour l’instant, qu’autour de Lutgarde gravite un assez grand nombre d’individus. Si l’on exclut celles qui relèvent de l’intercession, les relations établies avec ces derniers se distribuent en deux groupes : les inimitiés et les amitiés, ces dernières semblant importantes dans la vie des mulieres religiosae du diocèse de Liège au xiiie siècle. Une césure apparaît aussi bien dans l’examen des unes que des autres quant au genre des individus en présence. Dans les inimitiés les hommes, tant laïcs que clercs, sont rejetés et sont associés au corps tandis que, dans les amitiés, ils sont liés au spirituel, par le spirituel. Les femmes surgissent autour de questions d’ordre religieux32 et notamment la transmission de la science mystique.
- 33 Pour Cottiaux, le diocèse de Liège du xiiie siècle est une exception spirituelle au regard des es (...)
- 34 Lauwers 1995.
- 35 Les Cisterciens, les Dominicains et les Franciscains ont essayé, avec un succès inégal, de se déga (...)
33L’examen d’autres Vitae, ainsi que des textes de main de femmes, permettrait de vérifier la justesse de ces quelques remarques faites à partir de la Vita de Lutgarde. Certains indices laissent soupçonner que les mulieres religiosae avaient l’habitude, à l’instar de Lutgarde d’Aywières, de constituer autour d’elles un réseau de relations et avaient sans doute même pour fonction, dans le cadre du renouvellement des rôles au sein de l’Église du xiiie siècle dans le diocèse de Liège33, d’aider spirituellement ceux qui en avaient besoin grâce à leur contact direct avec Dieu. Il semblerait qu’il faille comprendre la césure entre science divine et savoir sacré en relation avec l’autre hiatus majeur du Moyen Âge qui oppose laïc et ecclésiastique et chevauche celui des genres : le lien entre les différents acteurs de cette hiérarchie est manifestement rendu possible grâce aux mulieres religiosae et aux clercs de leur entourage. La visibilité de ces amitiés dans les Vitae des mulieres religiosae révèle un souci d’affirmer la possibilité d’une harmonie entre catégories opposées, entre la femme et le clerc, ce qui rend peut-être plus tolérable pour la femme l’exclusion première, celle du sacerdoce34, et permet également aux clercs de mieux accepter la cura animarum35. L’amitié, imitatio de l’Amour de Dieu, serait ainsi une pratique hautement recommandable pour les Chrétiens et une forme d’application d’une vertu essentielle, la caritas.