Navigation – Plan du site

AccueilClio. Histoire‚ femmes et sociétés15DocumentsLa voix d’une Caille : une martyr...

Documents

La voix d’une Caille : une martyre huguenote au xvième siècle, d’après l’Histoire des martyrs de Jean Crespin

Dominique Godineau
p. 173-181

Texte intégral

1Dans Les Tragiques (1616, « Les feux »), Agrippa d’Aubigné raconte que, alors que dans sa prison le célèbre martyr du Bourg était prêt de flancher :

Ce cœur tremblant revint à la voix d’une Caille :
Pauvre femme, mais riche, et si riche que lors
Un plus riche trouva l’aumône en ses trésors.
O combien d’efficace est la voix qui console,
Quand le conseiller joint l’exemple à sa parole,
Comme fit celle-là qui, pour ainsi prêcher,
Fit en ces mêmes jours sa chaire d’un bûcher.

  • 1 J. Crespin (v. 1520-1572) : avocat à Arras, une accusation d’hérésie l’oblige à fuir en 1544. Insta (...)
  • 2 Davis, Natalie Z., « Les huguenotes », in Les cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances a (...)

2Cette Caille célébrée par le poète protestant est Marguerite Le Riche, surnommée la Dame de la Caille, brûlée vive en 1559 à Paris. Son histoire, d’Aubigné l’a vraisemblablement lue dans Y Histoire des martyrs, dont il s’est inspiré pour une partie de son œuvre. Publié pour la première fois à Genève en 1554 sous la direction de Jean Crespin1, ce martyrologe est un ouvrage collectif qui rassemble des centaines de cas de protestants morts pour leur foi. Du vivant ou après la mort de Crespin, il est constamment réédité et enrichi de nouveaux récits jusqu’à l’édition définitive de 1619 : connaissant un très grand succès parmi les réformés, il fait partie de leur bagage culturel et contribue à forger leur identité en leur donnant des modèles héroïques. Les quelques 250 notices de martyres féminines étaient ainsi peut-être d’autant plus importantes pour les protestantes que, en supprimant le culte des saints, et donc des saintes et de la Vierge, la Réforme supprimait des images féminines d’identification religieuse2. Le cas de Marguerite le Riche, particulièrement développé et explicitement présenté en exemple aux femmes - ce qui n’est pas très fréquent -, fournit des informations sur l’engagement féminin dans la Réforme et sur ce que doit être une bonne protestante.

Être huguenote

  • 3 « Abbatis et Eruditæ », 1524, cité par Davis : 127.
  • 4 Le moyen de parvenir à la congnoissance de Dieu et consequemment à salut, Lyon, 1557, cité par Davi (...)

3Contemporains et historiens ont noté l’attirance des femmes du xvie siècle vers le protestantisme. Pour discréditer leurs adversaires, les catholiques de l’époque l’expliquaient par la faiblesse morale et intellectuelle du sexe féminin. Soulignons plutôt que la Réforme prône un nouveau rapport du fidèle, quel qu’il soit, à l’Écriture : elle permet à tous, clercs et laïcs, savants et humbles, grands et petits, hommes et femmes, d’avoir un accès direct au texte sacré - traduit en langue vernaculaire -, ce qui représente un bouleversement fondamental. Le besoin d’une religion plus intime était partagé par de nombreux fidèles des deux sexes, ce que l’Église catholique ne prendra en compte que plus tard, avec l’élan de la réforme catholique au xviie siècle, se contentant pour l’heure d’affirmer que les femmes ne devaient surtout pas lire la Bible. Érasme avait bien compris cette aspiration féminine et l’amertume de ne pas la voir prise au sérieux ; dans un de ses Colloques, une femme docte, sachant le grec et le latin, rétorquait ainsi à un abbé « bête comme un âne » qui se moquait d’elle : « Si vous continuez comme vous avez commencé, les oies prêcheront plutôt que de souffrir plus longtemps les pasteurs muets que vous êtes. Vous voyez bien que tout maintenant est sens dessus dessous sur la scène du monde. Il faut quitter le masque, ou bien chacun dira son mot »3. Et en 1557 une brochure protestante soulignait cet enjeu féminin, en s’adressant ironiquement aux catholiques qui traitaient de « paillardes » les femmes désireuses de lire la Bible : « Vous dites qu’il suffit aux femmes pour assurer leur salut de faire leur ménage, de coudre et de filer. Que signifient alors pour elles les promesses du Christ ? Mais vous laisserez entrer les araignées au Paradis, puisqu’elles savent si bien filer... »4

  • 5 Roelker Nancy L., « The Appeal of Calvinism to French Noblewomen in the Sixteenth Century », The Jo (...)

4Parmi celles qui ne se contentent pas d’un statut d’araignées, on trouve de grandes dames nobles5, mais aussi des femmes de milieu bien plus modeste comme Marguerite Le Riche, épouses d’artisans ou servantes immortalisées par Crespin. Jouissant d’une plus grande liberté, les veuves sont proportionnellement surreprésentées parmi les réformées, nobles ou roturières. De même, il semble que les femmes exerçant un métier et participant à la vie sociale aient été plus nombreuses à s’engager : épouse de marchand libraire, Marguerite Le Riche travaille avec son mari et, à l’instar de nombreuses femmes actives, elle a un surnom, qui dérive même directement de son occupation professionnelle ; grâce à son insertion dans la sphère publique, elle a connaissance de la tenue d’assemblées secrètes protestantes, arrive à les trouver et à s’y faire admettre sans son mari.

  • 6 Histoire des Martyrs... : I, 306.
  • 7 Garisson Janine, Les protestants au xvie siècle, Paris, 1988.
  • 8 Raemond Florimond de, L’histoire de la naissance, progrez et decadence de l'hérésie de ce siècle, p (...)

5C’est pourtant par l’intermédiaire de celui-ci qu’elle a été mise en contact avec la nouvelle religion ; une autre martyre brûlée en 1534, la servante Marie Becaudelle6, a elle été « enseignée en la vérité » par son maître. Ces cas de figure sont assez fréquents dans la mesure où les hommes sont plus instruits que les femmes qui, excepté dans la noblesse et la grande bourgeoisie, sont généralement peu alphabétisées : leur conversion ne se fait donc pas par un contact direct avec l’écrit mais par la transmission orale du message réformé. De même n’est-il pas précisé que, après sa conversion, la Dame de la Caille ait consolidé sa foi par une lecture personnelle de la Bible ; elle la connaît pourtant bien puisque, d’après le texte, elle aurait été capable de tenir tête aux théologiens catholiques sur des points dogmatiques à partir de son savoir biblique - tout comme la servante Marie Becaudelle, n’hésitant pas à démontrer à un Cordelier « qu’il ne preschoit point la parole de Dieu » en lui citant des « passages notoires de la saincte Escriture ». C’est donc par des lectures orales communes de la Bible que ces femmes sont instruites de la « parole de Dieu ». Cet enseignement peut être dispensé sous le toit domestique où le père de famille fait le soir la lecture de la Bible à toute la maison ou, comme pour Marguerite le Riche, dans des « assemblées chrétiennes ». Ces réunions ont souvent lieu secrètement dans les faubourgs, parfois la nuit : on y lit et commente la Bible, les écrits calvinistes, on y célèbre éventuellement le culte7. À Dijon ou Montpellier en 1560, les femmes y formeraient le tiers des présents. Ensemble, tous et toutes y chantent des psaumes en langue vulgaire, ce qui, à une date où les religieuses sont les seules femmes à chanter la messe, scandalise les catholiques qui y voient une preuve de plus de la « folie » du calvinisme, « qui permet à la femme de chanter dans l’Église », au risque de laisser les jeunes gens, envoûtés par le « chant de ces sereines [sirènes] », oublier Dieu8.

Prendre la parole et tenir tête à des hommes

6Être huguenote dans la France du xvie siècle, c’est non seulement connaître la Bible, entonner les psaumes avec les hommes, mais aussi être sûre de ses convictions au point de refuser, au péril de sa vie, d’assister à la messe catholique, de communier à Pâques - pratique obligatoire pour un catholique - selon le rite « papiste ». C’est aussi prendre la parole et, s’il le faut, tenir tête à des hommes. La Réforme ne prône certes pas une transformation des hiérarchies traditionnelles, sociales ou sexuelles mais, dans ce monde où « tout maintenant est sens dessus dessous » et où la répression s’intensifie, le rapport hommes‑femmes se trouve parfois dans les faits bouleversé.

7Ainsi Marguerite Le Riche affronte son mari, qui représente un autre type de protestant(e)s, moins résolus, préférant « dissimuler » et pratiquer les rites catholiques pour ne pas être inquiétés. Mais elle s’oppose à lui en bonne épouse, en femme soumise, subissant ses mauvais traitements avec patience, sans se révolter et, consciente de son rôle, elle retourne auprès de lui, tout en sachant que cela risque de fort mal finir pour elle. Et c’est bien parce qu’elle a su supporter ces « fascheries domestiques » avec piété et sans se plaindre qu’elle est proposée en exemple aux « femmes chrestiennes ». Les protestants valorisent le mariage, insistent sur l’amitié qui doit lier les époux, mais les autorités rappellent aussi avec force que la communauté conjugale n’est pas égalitaire et que l’épouse doit obéissance à son mari : « Que la femme se contente de sa sujétion et qu’il ne luy vienne point à desplaisir qu’elle est sujete au sexe plus excellent » écrit Calvin. Martyre courageuse et épouse acceptant sa sujétion : on comprend que la Dame de la Caille soit offerte en modèle. Pour atténuer toute idée d’éventuelle rébellion, le rédacteur prend d’ailleurs bien soin de présenter son mari sous un jour négatif et de souligner que la seule fois où elle lui a désobéi ce fut parce que, acculée, elle préféra « mescontenter son mari que Dieu ».

  • 9 Dentière Marie, Défense pour les femmes, in Epistre très utile faicte et composée par une femme Chr (...)

8En revanche, le récit glorifie la résistance de Marguerite face à d’autres hommes, représentants du pouvoir et de l’Église catholique. L’Histoire... cite plusieurs exemples d’humbles ignorants, socialement inférieurs, comme sont considérées au premier chef les femmes, sortant victorieux de débats contre des catholiques. Cela est certes destiné à prouver la supériorité du protestantisme, mais montre aussi les bouleversements induits par la Réforme : grâce à leur science des Écritures, des laïcs sont décrits capables d’en remontrer à des clercs sur le terrain de la connaissance théologique, des incultes à des lettrés et des femmes à des hommes, ce qui n’est pas le moindre des renversements - le Cordelier battu par le savoir scriptural de la servante Marie Becaudelle eut, d’après Y Histoire..., « despit & vergongne [honte] d’estre repris d’une femme ». En autorisant aux femmes l’accès à la Parole divine, la Réforme leur entrouvrait la porte sur le domaine de la théologie, jusque-là exclusivement masculin. Précisons immédiatement que les autorités calvinistes n’entendent pas aller plus loin. S’il est admirable que, dans le contexte particulier de la persécution, une simple femme triomphe de grands docteurs catholiques, elle n’a en revanche pas à prendre la parole au sein de l’Église réformée, ne doit pas se mêler de prêcher ou s’élever contre les pasteurs. Avec les catholiques, la majorité des protestants considère que les femmes doivent se taire « dans les assemblées, car il ne leur est pas permis de prendre la parole » (saint Paul, Cor. XIV, 34‑35) ; ancienne abbesse de Tournai convertie au protestantisme et mariée à un pasteur genevois, Marie Dentière s’attire les foudres de Calvin pour avoir assuré que les femmes sont capables de s’occuper de théologie, d’enseigner l’Évangile à leurs sœurs et même de prêcher9. Reste que, en France, l’effervescence religieuse a effectivement conduit quelques huguenotes à commenter la Bible en public ou, comme Marguerite Le Riche, à prendre la parole en prison, consolant et exhortant non seulement leurs compagnes mais aussi les hommes emprisonnés avec elles : dans les conditions exceptionnelles liées à la répression, elle n’hésite même pas, elle, femme de milieu modeste, à donner des leçons au conseiller du Bourg, homme noble, qui s’incline devant cette « povre femme ».

  • 10 Davis : 143.

9L’histoire de la Dame de la Caille illustre la rupture qu’a été la Réforme pour ceux et celles qui l’ont vécue, le choc religieux s’accompagnant d’une certaine modification des attitudes, des rapports entre groupes sociaux et entre sexes. Dans ce monde mis « sens dessus dessous », d’abord par l’espace de liberté ouvert à ses débuts par la Réforme, puis par les conséquences de la répression, des huguenotes, guidées par leurs convictions, ont affirmé leur individualité, se sont fait entendre, ont résisté à des hommes de pouvoir. La principale nouveauté tient peut-être surtout au fait que, dans cette société où l’on répète à tout bout de champ que le sexe féminin est inférieur, pour les besoins de la propagande religieuse ces femmes sont louées et présentées en modèles. On peut supposer que celles qui entendaient ces récits d’actes héroïques accomplis par des contemporaines proches d’elles par leur vie de tous les jours, pouvaient y puiser force, assurance et fierté, en tant que chrétiennes pourchassées et peut-être aussi en tant que femmes. Ce qui, même si « les femmes se sont engagées dans la Réforme pour se rebeller contre les prêtres et le pape et non contre leur mari »10, n’était pas sans risque pour les autorités protestantes, qui ne prônaient pas l’égalité autre que spirituelle entre les sexes. Le document est reflet de cette tension : il présente un exemple d’héroïne triomphante, l’emportant par la vigueur de sa foi et son courage sur tous les hommes qu’elle rencontre, mais insiste en même temps sur son rôle d’épouse obéissante et sur le fait que la fermeté dont elle fait preuve lors de son supplice ne peut résulter que de l’intervention divine.

  • 11 Dans des conditions et sous des formes (prophétesses) certes assez différentes.

10Il est aussi reflet d’un temps particulier. C’est la situation créée en France par l’événement « Réforme » qui a poussé Marguerite et les autres à résister et prendre la parole. Après l’édit de Nantes (1598), les réformées ne se manifesteront plus guère dans la sphère publique. Au xviie siècle ce seront surtout les catholiques, religieuses ou laïques, qui s’engageront activement et publiquement pour leur religion - dans le mouvement de réforme du catholicisme. Il faudra attendre la révocation de l’édit de Nantes (1685) pour que, notamment dans le Midi, soient de nouveau conduites à se mettre en avant, et à se faire remarquer par leurs prêches et leurs prophéties de « povres femmes » huguenotes11.

Marguerite le Riche, dite la Dame de la Caille

11Femmes Chrestiennes, contemplez ici le courage & le zesle de ceste Marguerite vostre sœur, qui vous est proposée en exemple, & pratiquez toutes les fascheries domestiques que vous avez à Texercice de piété, tant selon le corps que l'esprit. Elle a donné courage à grans &petis, qui d'un mesme temps estoyent prisonniers avec elle.

  • 12 Août 1559. On compterait alors un peu plus de 2 millions de protestant(e)s français, soit environ 1 (...)

12Marguerite le Riche, native de Paris, femme d’Antoine Ricaut, marchant libraire, demeurant à Paris au Mont S. Hilaire, en la maison où pend pour enseigne la grand’Caille, le 19 iour ensuyvant12, mourut Martyre en la place Maubert. Ceste femme a esté autant vertueuse qu’il en fut oncques [jamais]. Elle avoit receu conoisance des abus de la Papauté par son mari, mais bien legerement, & eust esté bien content, sondit mari, qu’elle se fust despestree des dévotions superstitieuses des Idolâtres, sans passer plus avant ; car il estoit homme qui ne se soucioit beaucoup du service de Dieu. Mais elle estima que ce n’estoit pas assez de conoistre la mauvaise voye pour la délaisser, si on ne prenoit l’autre, laquelle mene à salut, & qu’il faloit servir à Dieu. Parquoi estant avertie des assemblees Chrestiennes qui se faisoyent en la ville, elle trouva façon d’y entrer, & profita en icelles si bien, qu’elle fit en soi-mesme resolution de n’aller iamais à la messe, & plustost mourir. Finalement, comme elle recevoit fort mauvais traitement de son mari pour cela, & estoit menacee qu’il la porterait plustost lui-mesme à la messe, le iour prochain de Pasques, après avoir beaucoup souffert par cest homme qui la vouloit faire dissimuler avec lui, pour se conserver, et redoutant sa fureur, sur le iour de Pasques se retira chez ses amis, & aima mieux mescontenter son mari que Dieu, auquel elle s’estoit entièrement consacree. Ce iour passé, elle ne voulut plus longuement estre absente de la maison, mais se délibéra de retourner vers celui auquel Dieu l’avoit liee & conionte [conjointe], encores qu’elle previst les grans ennuis & fascheries qu’elle auroit avec lui. Elle ne fut pas si tost en sa maison, qu’estant decelee [dénoncée] par le Cure de S. Hilaire, fut constituée prisonniere & menee en la Conciergerie. On lui demanda où elle avoit fait ses Pasques : elle déclara, sans rien dissimuler, qu’elle s’estoit absentee de sa maison & retiree chez ses amis fideles, pour n’estre contrainte de profaner la Cene de nostre Seigneur Jésus Christ, à la façon commune des autres [Interrogée sur des points du dogme par des juges royaux puis ecclésiastiques, elle ne jïéchit pas et est déclarée hérétique]

  • 13 Le parlement de Paris, juridiction royale.
  • 14 Anne du Bourg (v. 1520-1559), noble, docteur en droit, professeur puis conseiller- clerc au parleme (...)

13[...] on lui amena des Docteurs & autre gens pour disputer contr’elle ; mais sa foi n’en fut en rien esbranlee, & demeura tousiours victorieuse en tous les assauts qui lui furent donnez. Pourtant [Par conséquent, par arrest de la Cour13 fut condamnee à estre [...] arse [brûlée] & consumee en cendres ; & qu’aupara-vant l’execution de mort, elle seroit mise à la torture [...]. Cette femme a tou¬siours porté son affliction avec une ioye indicible, chantant assiduellement Pseaumes & louant Dieu. Elle ne fut iamais trouvee ennuyee [accablée] en la pri¬son. Elle remonstroit assiduellement aux femmes prisonnières avec elle et les consoloit. [...]. Mesmes à monsieur du Bourg14, elle servit beaucoup pour le confermer [affermir]. Car elle avoit une petite fenestre en sa chambre qui regar- doit celle de monsieur du Bourg, & de là par paroles ou signes, quand on l’em- peschoit de parler, l’incitoit de perseverer constamment & le consoloit, de manière qu’icelui du Bourg, estant importuné par aucuns de se desdire, dit ces mots : « Une femme m’a monstré ma leçon & enseigné comme ie me doi porter en ceste vocation-ci », sentant la force & vertu des admonitions de ceste povre femme.

  • 15 Étranglée avant d’être brûlée (mort moins douloureuse). Jusqu’en 1560, 5000 à 8000 protestants fran (...)

14Pour revenir à sa mort, ayant receu sentance, elle fut conduite à la chapelle de la Conciergerie, selon la coustume, & ne cessa d’exhorter ou de chanter Pseaumes, iusques à ce qu’on la mit dedans un tombereau, pour estre trainee au lieu du supplice. La renommee de sa constance [...] avoit tousiours esté telle, qu’une multitude nompareille de peuple estoit par les rues amassee, seulement pour la voir, Dieu voulant que de ses grâces si grandes, & de la vertu de son Esprit si miraculeuse en ceste femme, plusieurs fussent tesmoins & spectateurs. Elle passa doncques comme triomphante par le milieu de tout ce peuple, sans estre aucunement estonnee, mais avec un visage franc & de bonne couleur, les yeux tousiours levez au ciel, & le bâillon en sa bouche ne la defiguroit point tant, qu’elle n’eust un regard d’une personne bien reiouye & contente. [...] Estant au lieu du martyre, on lui demanda si elle ne vouloit point changer de propos & qu’elle seroit estranglée15. Elle fit response que son propos estoit si bon & si bien fondé en la parole de Dieu, qu’elle ne le changeroit iamais. [...] Quand on l’eut guindee [hissée] en l’air, on lui fist derechef ceste demande, si elle ne se vouloit point souvenir de la grâce que la Cour lui faisoit d’estre estranglee. Elle fit signe que non. Pourtant [Par conséquent] le feu fut allumé ; & ainsi rendit son esprit au Seigneur.

15Jean Crespin, Histoire des Martyrs persecutez et mis à mort pour la Vérité de l’Évangile, Genève, première ed. 1554, 1619 ; éd. Daniel. Benoît, Toulouse, 1885-1889, II, 668-669.

Haut de page

Notes

1 J. Crespin (v. 1520-1572) : avocat à Arras, une accusation d’hérésie l’oblige à fuir en 1544. Installé définitivement à Genève en 1548, il devient imprimeur-éditeur, et publie des ouvrages protestants.

2 Davis, Natalie Z., « Les huguenotes », in Les cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances au XVT siècle, Stanford, 1965, 1975, Paris, 1979 : 146.

3 « Abbatis et Eruditæ », 1524, cité par Davis : 127.

4 Le moyen de parvenir à la congnoissance de Dieu et consequemment à salut, Lyon, 1557, cité par Davis : 128.

5 Roelker Nancy L., « The Appeal of Calvinism to French Noblewomen in the Sixteenth Century », The Journal of interdisciplinary History 2, 1972: 391-418; Berriot- Salvadore Evelyne, Les femmes dans la société française de la Renaissance, Genève, 1990: 119-156.

6 Histoire des Martyrs... : I, 306.

7 Garisson Janine, Les protestants au xvie siècle, Paris, 1988.

8 Raemond Florimond de, L’histoire de la naissance, progrez et decadence de l'hérésie de ce siècle, première éd. (posthume) 1605, cité par Davis : 138.

9 Dentière Marie, Défense pour les femmes, in Epistre très utile faicte et composée par une femme Chrestienne de Tornay, Envoyée à la Royne de Navarre..., Anvers (Genève), 1539.

10 Davis : 143.

11 Dans des conditions et sous des formes (prophétesses) certes assez différentes.

12 Août 1559. On compterait alors un peu plus de 2 millions de protestant(e)s français, soit environ 10 % de la population. Majoritairement catholique, la capitale abrite cependant une importante communauté protestante ; en mai 1559, s’y tient le premier synode national des Églises réformées.

13 Le parlement de Paris, juridiction royale.

14 Anne du Bourg (v. 1520-1559), noble, docteur en droit, professeur puis conseiller- clerc au parlement de Paris ; ayant adhéré à la Réforme, il s’élève le 10 juin 1559 au parlement devant le roi contre les persécutions. Aussitôt arrêté, il est jugé, déclaré hérétique et brûlé, après pendaison au-dessus du bûcher, le 23 décembre 1559.

15 Étranglée avant d’être brûlée (mort moins douloureuse). Jusqu’en 1560, 5000 à 8000 protestants français auraient été jugés (4 à 7% de condamnations au bûcher).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Godineau, « La voix d’une Caille : une martyre huguenote au xvième siècle, d’après l’Histoire des martyrs de Jean Crespin »Clio, 15 | 2002, 173-181.

Référence électronique

Dominique Godineau, « La voix d’une Caille : une martyre huguenote au xvième siècle, d’après l’Histoire des martyrs de Jean Crespin »Clio [En ligne], 15 | 2002, mis en ligne le 08 février 2005, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/93 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.93

Haut de page

Auteur

Dominique Godineau

Dominique Godineau est historienne, maîtresse de conférences à l’université Rennes II et membre du Centre de Recherches Historiques sur les Sociétés et Cultures de l’Ouest européen. Spécialiste de l’histoire des femmes pendant la Révolution française, elle a publié Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple pendant la Révolution française, Aix-en Provence, 1988, et participé à des ouvrages collectifs (dont G. Duby et M. Perrot (dir.) L’Histoire des femmes en Occident, tome 4, 1992, C. Dauphin et A. Farge (dir.), De la violence et des femmes, 1997 ; Séduction et sociétés. Approches historiques, 2001). Elle prépare actuellement un livre sur Les femmes dans la société française, xvie xviiie siècle.

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search