1Pour les Français proches de l’extrême droite en 1968, les événements de Mai sont apparus étroitement liés avec l’Algérie. Ce n’est pas surprenant : dans les années 1960, l’engagement pour l’Algérie française, l’intensité de cette expérience, les prétendues victoires comme celle de mai 1958, la « résistance » autour de l’OAS, ainsi que la défaite en 1962, tout cela a constitué, pour eux, une expérience marquante. À la faveur de cette lutte, l’« opposition nationale », comme ils s’auto- désignaient, a été reconstituée, et des liens forts ont pu, au-delà des divergences idéologiques ou factionnelles, être resserrés. Le combat perdu pour l’Algérie française a aussi solidement arrimé une bonne partie de ces militants,notamment les plus jeunes, au sein de cette frange de la vie politique française.
2Plus remarquable, c’est comment un registre sexué et sexuel omniprésent s’est développé et a articulé cette obsession persistante de l’Algérie avec les thèmes de la virilité et d’une masculinité « éternelle », dans le sens que Francine Muel-Dreyfus donne à « l’éternel féminin ». Cela est le plus souvent passé par une mise en cause de la perversion sexuelle, de la féminisation (ou dévirilisation) et de la décadence.
- 1 Mon travail sur le masculin s’insère dans les recherches qui s’intéressent à la manière dont les cr (...)
3C’est le cas notamment dans la presse d’extrême droite. Entre la fin de la Guerre d’Algérie et Mai 68, alors que le consumérisme dominait les discussions autour de la masculinité dans la société française, à l’extrême droite, ce sont des mises en causes de la dévirilisation émanant, soit du régime gaulliste, soit des « Arabes » qui encadraient et colportaient ces soucis1.
4À condition d’être lue attentivement, la récurrence des références à la Guerre d’Algérie et aux Algériens que l’on trouve au printemps 1968 dans les articles et les images consacrés par la presse d’extrême droite aux événements et à leurs antécédents immédiats, ouvre une nouvelle perspective pour comprendre la manière dont cette mouvance extrémiste a pu émerger de nouveau à l’occasion de Mai 68. Je me propose d’analyser dans ses discours le va-et-vient, entre d’une part l’évocation de la Guerre d’Algérie et, d’autre part, la description des Algériens comme une menace pour la France d’alors. Ce sont les deux versants de ce que je nomme leur « référence algérienne ». Pendant et juste après l’explosion de 1968, l’extrême droite, au moins dans ses publications, a réussi à reconvertir son obsession pour l’Algérie dans l’élaboration de grilles d’analyse reposant sur un registre sexué et sexuel permettant de comprendre « Mai » : c’est-à-dire à la fois les événements eux-mêmes et la crise générale qui minait la France. Plutôt qu’un moment où la division entre la droite et l’extrême droite ancrée dans la question de l’Algérie française serait dépassée, suivant l’historiographie actuelle, j’étudie comment « Mai » a représenté des efforts entamés depuis 1962 pour recadrer la « référence algérienne » afin de fonder de nouvelles alliances. En se focalisant sur « Mai 68 » comme emblème, en même temps que cause d’une « France femelle », des hommes d’extrême droite ont pu s’inscrire dans des débats plus larges, en esquivant la question de mai 1958, question qui empêchait toute retrouvaille entre eux et la grande majorité des Français de droite.
- 2 Sur « l’imprégnation culturelle », voir Sirinelli 2003 : 245-247.
- 3 Georges Bousquet, « Le 13 mai, après dix ans… Hors-la loi, Expiation, Révolte : Terminé ! », Rivaro (...)
5En 1968, les périodiques d’extrême droite étaient « imprégnés » de la référence algérienne2, mêlant, dans des proportions variables, dénonciation de la trahison gaulliste et de l’abaissement « tiers-mondiste » – du gouvernement comme de la gauche, appels pour l’amnistie des prisonniers et des exilés politiques « Algérie française » et obsession de l’immigration « arabe ». On assiste, à l’approche du dixième anniversaire de mai 1958, à une escalade dans l’usage de ces références, continues depuis les années 1960. La manière dont de Gaulle a trahi la « révolution » de mai 58, les Pieds-noirs (et les harkis), ou encore la France, l’Europe et/ou l’Occident, et les rôles que jouaient ces trahisons dans la faiblesse actuelle de la France, alimentent les discussions3. S’ajoutant aux accusations contre de Gaulle et ses alliés en France, d’autres articles commémoratifs se penchaient sur l’incompétence ou, plus encore, la barbarie de ceux qui désormais gouvernaient l’Algérie.
- 4 Cahiers pédagogiques, 71, 1967 ; Fustel, « La langue française au Maghreb », Rivarol, 886, 4 janvie (...)
- 5 Sur ces développements, et notamment le « dévoilement » du 16 mai 1958, voir Shepard 2008 : chapitr (...)
- 6 Fustel, « La langue française au Maghreb », Rivarol, 886, 4 janvier 1968 : 15 ; « Algérie Algérienn (...)
6Dans leurs numéros de début 1968, les hebdomadaires Minute et Rivarol, énuméraient les malheurs dont souffrait l’Algérie indépendante, pour mieux souligner les bienfaits de l’État français perdus, pour les Algériens surtout bien entendu. L’Algérie ainsi décrite, post-française et donc souffrante, avait un visage féminin. En janvier, par exemple, un journaliste de Rivarol, dans son compte rendu du numéro spécial de la revue marquée à gauche Cahiers pédagogiques sur « La langue française au Maghreb »4, se fixe sur la discussion du « trouble profond d’une adolescente musulmane » face à, selon la lecture donnée par Rivarol, « un Orient qui impose désormais une tyrannie totale dans la vie quotidienne la plus banale » des femmes, pour conclure : « nous voici à l’orée des nouveaux siècles obscurs du Maghreb ». Début mars, un titre de laune de Rivarol sur la « Misère de la femme algérienne » proclamait que « sa vie ne sera que souffrance et déception ». À l’intérieur, deux pages consacrées aux « esclaves du harem », qui « ne sont pas les eunuques – au moins en Algérie – mais les Algériennes… qui se trouvent, six années après l’Indépendance, dans un état de sujétion inconnu depuis la conquête ». En effet, bien que mobilisant le témoignage d’une algérienne féministe et nationaliste de la première heure, Fadéla M’Rabet, auteure de La Femme Algérienne (1965) et de Les Algériennes (1967), l’article remarque qu’elle « oublie de dire que la présence française ne connaissait pas d’abus tels qu’ils provoquaient des vagues de suicides… le recours était toujours possible aux autorités françaises, et, surtout, à ces tuteurs naturels qu’étaient les familles françaises dont la paternalisme avait souvent du bon ». L’article mettant en avait les réformes françaises liées à mai 1958 : la nomination de mademoiselle Nafissa Sid-Cara comme secrétaire d’État ; le « dévoilement » du « 13 mai » [sic] ; l’organisation par Mme Massu du Mouvement de Solidarité féminine5. Avec des sous-titres comme « femmes enchaînées » ; « racisme arabe non au mariage mixte », et « femmes seules en danger », où étaient rapportés des commentaires de M’Rabet sur le nombre élevé de viols en Algérie, la discussion de la situation des femmes algériennes était sous-tendue par l’idée d’une menace que les hommes Algériens représentaient alors en France. À la fin de l’article, une note suggérait que, pendant la Guerre d’Algérie, le FLN ne trouvait refuge que « hors des frontières », mais « grâce aux gaullistes, il n’y a plus de Méditerranée… ». La double implication (les gaullistes ont choisi de perdre une guerre gagnable, et même gagnée ; leur « choix » laissait la France en proie aux Algériens) révèle la confusion qui régnait, au sein de l’extrême droite, quant aux vrais responsables : les gaullistes, de Gaulle et leur lâcheté « femelle », ou alors les Algériens dont l’animalité menaçait désormais la France6.
7Le point d’orgue de l’agitation qui s’est développée à droite dans les semaines précédant le 13 mai 1968, a été atteint quand se sont propagées des rumeurs selon lesquelles le président de la République algérienne, le colonel Houari Boumediène, avait reçu une invitation à se rendre à Paris. Selon François Brigneau, journaliste de Minute, cette visite d’État imminente n’était confirmée officiellement que parce que le leader « fellagha » « veut les Champs-Élysées » ; comme « De Gaulle a tout cédé » il n’y avait pas de doute qu’« il rouvrira nos frontières à l’invasion arabe et accueillera à Paris le dictateur d’Alger ». Le journaliste, laissant libre cours à son imagination, poursuit :
- 7 François Brigneau, « Le défi de Boumedienne : il veut les Champs-Élysées », Minute, 310, 7 mars 196 (...)
On imagine très bien la scène. Un matin du printemps prochain. Onze heures. De la Concorde à l’Étoile, le vent léger caresse les oriflammes vertes et blanches accrochées aux mats de parade, à côté des bannières tricolores. Formes en V – V comme vol, viol, violence, vindicte – les motards ouvrent la marche […] Le Premier ministre monte jusqu’au tombeau du Soldat inconnu. Émouvante minute qui scelle définitivement la mort de l’Algériefrançaise et la naissance de la France algérienne7.
- 8 Petitfils 1983 : 109 ; Europe-action, 22, octobre 1964, avec, en couverture, « Ils seront bientôt u (...)
- 9 Minute, 24 mars 1964. La thèse de « la peur de l’immigration-invasion-colonisation de la France par (...)
- 10 Liliane Ernout, « André Morice : « La seule indépendance possible pour notre pays… », Rivarol, 891, (...)
8Par son déplacement de l’humiliation française en Algérie à la « France algérienne », l’article est significatif de l’effort pour sensibiliser un public plus large aux thèmes de l’extrême droite, canaliser et réorienter la « nostalgérie » vers la situation actuelle d’« invasion » en France. Europe-action, mensuel publié entre 1963 et 1966, était le foyer d’une grande partie des idées et des idéologues (Alain de Benoist, Dominique Venner, Jean Mabire) qui ont à la fois renouvelé la doctrine de l’extrême droite et produit la Nouvelle droite. Il a lancé la thématique de « l’invasion algérienne en France »8, une idée répétée et qui monte en puissance, mais sans grand succès, pendant la campagne présidentielle de Jean-Louis Tixier-Vignancour en 1965. Discutant de sa candidature dans Minute en 1964, l’ancien avocat de Raoul Salan et d’autres activistes de l’OAS, expliquait : « Car si nous étions partisans de l’Algérie française, nous ne sommes pas partisans de la France algérienne. De l’invasion de la France par une multitude de crève-la-faim, de mauvais sujets, de malades… »9. Les articles qui anticipaient le dixième anniversaire de mai 58 relayaient les mêmes préoccupations. En conclusion à son entretien avec André Morice, homme politique socialiste partisan de l’« Algérie française », Liliane Ernout se demandait si, « demain, la situation de la France vaudra [...] mieux que celle de l’Algérie ? ». Elle n’avait pas à décider si les Algériens en France ou les gaullistes en seraient responsables10.
- 11 « Le Palais : Pas de chance, ou pas de poigne ! », Rivarol, 893, 22 février 1968 : 2. Sur Venner, v (...)
9Pour alerter leurs concitoyens des dangers que « l’invasion algérienne » représentait pour la France, les revues d’extrême droite associaient systématiquement, dans les années 1960, les Algériens à la criminalité. Dans un article qui traitait d’un assassin d’origine allemande agissant en France, l’auteur mettait en cause… le grand nombre d’assassins « Nord-Africains. Ce n’est pas de ma part du racisme : c’est de la statistique ». Le journaliste ajoute : « Il serait d’ailleurs, très bon, à mon avis, très humble, qu’un recensement officiel des délinquants sur le sol français fut établi, nation par nation ». Dans quel but ? « Cela aiderait pas mal de monde à réfléchir ». L’idée de ces aide-mémoires avait aussi été pensée par Dominique Venner dans les colonnes d’Europe-action : montrer les « Européens » comme « victimes » de l’agression algérienne, plutôt que, « comme avant, l’oppresseur » et, dans le même geste, montrer que « les races non-blanches menacent la société française »11.
- 12 Ben Jelloun 1977 : 8 ; Fanon 1964 : 13-25, 21. Sur les années 1930, MacMaster1997 : 132-135.
10Au début de l’année 1968, le danger sexuel était, sur la base de représentations qui perduraient en France depuis au moins les années 1930, érigé en principale menace. L’image de l’homme algérien travaillé par « une violence sexuelle qui ne peut se satisfaire que dans la perversité, le viol et le crime » a été analysée par Tahar Ben Jelloun.En 1952, Frantz Fanon évoquait déjà cette représentation en citant une thèse de doctorat en médecine soutenue à Lyon en 1951, qui affirmait l’importance médicale « … du fort appétit sexuel qui est l’apanage de ces méridionaux au sang chaud ». Les préoccupations plus précises encore de Dr. Mugniery sont instructives, en assurant qu’« il s’agit d’hommes, jeunes pour la plupart (25 à 35 ans), avec de gros besoins sexuels, que les liens d’un mariage mixte ne peuvent fixer que temporairement, pour lesquels l’homosexualité est un penchant désastreux ». Il prévient que « si l’on ne devait pas tenir compte… on risquerait de s’exposer de plus en plus à des tentatives de viol dont les journaux nous citent des exemples constants ». Ces propos sont significatifs parce qu’ils vont continuer de travailler les écrivains d’extrême droite en 196812.
- 13 Minute, 319, 9-15 mai 1968 : 11 ; Georges A. Bousquet, « … et le fellagha Medeghri a eu les honneur (...)
11En mars 1968, un éditorial de Minute clame que « la colonie algérienne s’est installée », appelant ses journalistes et lecteurs « à montrer les dangers de cette invasion qui va maintenant précipiter son rythme et son débit ». En guise d’illustration, il raconte : « la rue de Bagnolet (20e) : Mohand I., 30 ans, saisit Mlle Micheline S. à la gorge et tente de la violer… ». Comme le montre le courrier des lecteurs, les réactions sont rapides. D’autres « exemples » de la déviance criminelle des Algériens sont énumérés, accompagnés d’analyses sur les raisons pour lesquelles la France permettait de tels actes. Dans une réponse reproduite sous le titre « Les frères ont droit au tarif réduit », M.P. de Draguignan se plaint de la légèreté des peines données à « … un Nord-Africain accusé de “tentative de viol sous menaces d’armes” ». M.P. expliquait qu’« un dirigeant FLN avait dit dans un discours de Tunis que ‘la France était une nation femelle qui résistait assez longtemps au mâle mais finissait toujours par lui céder’. Il avait, hélas! bien raison ». Début mai, on pouvait lire dans Minute : « Ca, c’est social mon’zami ». L’éditorial d’un journal de Dijon y était reproduit, affirmant que « les jeunes filles et jeunes femmes sont journellement importunées par des Nord-Africains », avant de raconter l’histoire « d’un autre Nord-Africain au sens social très développé, celui qui accosta l’autre soir à Nancy deux jeunes militaires pour leur proposer une coopération assez spéciale ». Dans le même registre, Rivarol regrettait en mars « le nombre de “touristes”’ algériens qui draguent dans les rues sombres et les jardins publics »13.
- 14 Georges Aubert, « Le Mâle et l’Effort », OAS Information, 4, Bône, 20 décembre 1961, in Service his (...)
12L’association des Algériens soit au viol, soit à la drague agressive ou homosexuelle, a joué un rôle crucial par rapport à l’enjeu majeur pour l’extrême droite post-algérienne : se positionner comme l’incarnation d’une virilité saine, et donc comme seule capable de défendre des ennemis pervers les Français et de rétablir leur équilibre. Qui était responsable de la situation actuelle ? L’extrême droite refusait de décider entre les Algériens et la France : les premiers étaient présentés comme hyper-sexualisés, proches de l’animalité, plutôt que de la masculinité qui était valorisée, et la France cédant à ceux qui voudraient la rendre « femelle ». Un tract de l’OAS, distribué à la fin de la guerre, incarnait cette attitude indignée : « M. de Gaulle a vendu l’Algérie au GPRA [Gouvernement provisoire de la République algérienne] obéissant à son complexe d’inverti qui lui dicte de se livrer au mâle, même si ce dernier n’en a que les attributs sexuels à l’exclusion de la psychologie ». En mai 1968, le journaliste Abel Clarté revenait sur ce thème, affirmant que « pendant quatre ans il [de Gaulle] a ensanglanté une Algérie qu’il voulait livrer, décidé à se déculotter »14.
13Entre février et mars, cette lecture générale – la déviance algérienne profite de la décadence française – était longuement développée dans une série d’articles à propos du site emblématique des politiques de la Cinquième République : la faculté de Nanterre. L’hebdomadaire Rivarol semble le premier à avoir publié une analyse faisant le lien entre la perversité des Algériens et « la crise » à laquelle était confrontée la nouvelle faculté :
- 15 Abel Clarté, « Les fruits amers du gaullisme », Rivarol, 905, 16 mai 1968 : 5.
Voici comment un témoin présentait, en novembre dernier, le « campus » de Nanterre. « Drogue, orgies nocturnes quotidiennes, invasions en provenance des bidonvilles… Surtout la prostitution (des étudiantes, des prostituées venues de l’extérieur “travailler” en toute quiétude, des Nord-Africains du bidonville) règne »15.
14Des articles publiés dans d’autres périodiques expliquaient les problèmes de Nanterre en donnant encore plus de place à la « cause » algérienne : Combat, un journal non-extrémiste qui s’est montré ouvert aux militants de Mai 68, mais qui défendait par ailleurs la cause de l’Algérie française avec acharnement, publie son point de vue quelques jours plus tard. Il révélait « l’existence d’une certaine prostitution étudiante et, plus grave, de “professionnelles” venues de Paris traiter la clientèle du bidonville dans les chambres laissées par des étudiants », puis abordait une autre « conséquence, imprévue celle-là, du bidonville : un étudiant pédéraste, ayant remarqué le manège de messieurs pommadés et cravatés venant chercher des petits arabes en début après-midi pour les ramener le soir, en faisait monter un dans sa chambre. D’autres l’auraient imité, sans qu’on ait pu vérifier ». En plus du bidonville, à proximité de la faculté, le journal rappelait à ses lecteurs que
25% des résidents sont étrangers et la majorité vient d’Afrique du Nord. Beaucoup de ces derniers, de l’aveu de leurs propres camarades, manquent de maturité sexuelle et considèrent la femme comme une domestique « bonne pour le pieu ». Sans complexe, à la cafétéria, ils abordent les filles et posent leur question leitmotive : « Que pensez-vous du mariage mixte ? » De la réponse dépend la suite et la rareté de la « denrée » fait que la « proie » aura quelquefois plusieurs « appétits » à satisfaire. Parfois ça commence mal : viol….
15Dix jours plus tard, Minute proposait une très longue « enquête » sur la nouvelle faculté ; là aussi était pointée la responsabilité de la sexualité « arabe ». Reprenant les mêmes « faits » donnés par les journalistes de Minute et de Combat, Pierre Grégoire construisait son article autour d’une section intitulée « Amateurs de petits arabes ». Sa description s’ouvre avec « ceux qui habitent en cité universitaire… leurs chambres donnent sur le bidonville, et ils peuvent apercevoir le manège incessant de beaux messieurs, allure gouape, au volant de leurs voitures de sport. Des « amateurs » viennent chercher des petits Arabes, qu’ils ramènent le soir ». L’analyse ne s’arrêtait pas là. Grégoire reprend un autre détail donné par Combat pour montrer que la déviance sexuelle alimentait la dissidence politique, avec des références implicites aux exigences bien connues des militants étudiants pour la liberté sexuelle.
- 16 Francois Cazenave, « Nanterre en folie. An III du complexe universitaire », Combat, 14 février 1968 (...)
Certains étudiants, aux idées avancées et aux mœurs spéciales, n’ont pas tardé à suivre cet exemple : si les voies du Seigneur sont parfois impénétrables, celles de Karl Marx et de Mao le sont beaucoup moins. À leur tour, ils invitent des petits garçons à la peau brune dans leur chambre16.
16Au moment où les « gauchistes » s’inspiraient de la victoire des Algériens en 1962 contre l’impérialisme et la puissance française, les journalistes d’extrême droite déployaient des images orientalistes, et avivaient les peurs racistes pour renvoyer les mouvements de révolte ou de révolution – sexuelle ou autre – à la sauvagerie « algérienne ». Face à l’omerta imposée par les gaullistes et les gauchistes « arabophiles », Minute déclarait être le seul à oser la vérité :
Mais tout le monde est très discret sur certaines activités des Nord-Africains. La peur règne. Quelques étudiantes, pour avoir trop cru à la décolonisation des peuples de couleur, se sont retrouvées dans des « parties » très spéciales, avec plusieurs Algériens. Après la séance, les menaces : « si tu parles, gare ! »
- 17 Pierre Grégoire, art. cit. ; AFU, 131 (mars 1958) cité in Gautier 2002 : 85 ; Pierre Chaumeil, « Sc (...)
17Quant à la revue royaliste Restauration nationale, elle prévenait en mars 1968 que « l’octroi de libertés plus larges [à Nanterre ou Lille-Annapes] aboutirait rapidement à l’anarchie, aux partouzes systématiques et à la dictature des “obsédés du Vietnam” ». Au même moment, une autre revue royaliste, Aspects de la France, suggérait que « l’ordre moral, prôné par la cinquième République [sic] et son chef s’accommode très bien du désordre majeur que constitue la participation à la traite des blanches des meneurs étudiants de Nanterre ». Elle évoque aussi « ces étrangers obsédés sexuels ». D’autres revues extrémistes allaient reprendre les mêmes accusations (voir le numéro de juin du Crapouillot), mais les événements eux-mêmes allaient repositionner l’usage de la référence algérienne par l’extrême droite17.
- 18 Pierre Dominique, « Les exigences du Salut public », Rivarol, 895, 7 mars 1968.
- 19 « Le Monde. Un pays qui s’ennuie », Minute, 312, 21 mars 1968 : 12.
18La presse d’extrême droite attendait la fin du régime gaulliste avec impatience, et prédisait qu’elle serait mouvementée. Pierre Dominique de Rivarol annonçait ainsi, début mars, soit « la grève générale » soit « l’insurrection », l’origine des deux événements étant de toute façon à chercher du côté algérien18. Répondant à l’article « Un pays qui s’ennuie »de Viansson-Ponté dans Le Monde, Minute se moquait de ses « larmes » versées « sur cette “petite France presque réduite à l’hexagone” ». Selon l’éditorialiste, « Lorsqu’on a milité des années durant pour l’abandon des terres françaises… on ne vient pas se plaindre ensuite de la mesquinerie du destin national ». Sans surprise, dès que les événements de Mai ont commencé, les journalistes de l’extrême droite ont lorgné vers l’Algérie19.
- 20 Sur la Lettre de minuit de Paul Deheme, voir Duprat 1968 : 49.
19Il y avait des références tout à fait prévisibles ; l’hebdomadaire Lettre de minuit, par exemple, expliquait début Mai « qu’un mystérieux Nord-Africain chef de la subversion pro-chinoise en Europe » était à l’origine d’une manipulation venant de l’étranger qui a directement déclenché les manifestations. Plus typique du moment, et plus intéressant, le déplacement dans les références algériennes : des récriminations au sujet des trahisons gaullistes (1958 à 1962) ou des alertes au sujet de « l’invasionalgérienne », on passe en Mai, soit aux comparaisons des « événements » avec ceux de la Guerre d’Algérie – en particulier avec l’activisme « Algérie française » –, soit aux descriptions de « Mai 68 » comme la résolution de certaines crises provoquées par la « défaite » de l’Algérie française20 .
20L’occupation du Théâtre de l’Odéon constitue sans doute l’épisode qui a suscité, au sein de l’extrême droite, les grilles de lecture « algériennes » les plus intrigantes. Pour elle, l’Odéon était devenu en 1968 le symbole le plus visible de l’humiliation et de la défaite française en Algérie et de la décadence qui en était découlée : destruction de l’armée et dévirilisation de la nation. En 1966, en effet, le Théâtre de France à l’Odéon, financé par la République, a monté la première production française de la pièce de Jean Genet, Les Paravents. Les personnages clefs en sont le paysan Saïd, sa mère, la prostituée Warda, et des soldats de l’armée française ; la pièce se situe en Algérie, pendant une guerre (sans nom), qui donne un contenu manifeste à une œuvre dont les thèmes majeurs recoupent les grandes préoccupations de Genet : la révolte, la trahison, la criminalité, l’homosexualité, la prostitution, la bassesse, la mort. Troublante au niveau de la division des genres puisque de nombreux comédiens, hommes et femmes, jouaient plusieurs rôles, masculins et féminins à la fois, la production de Bernard Blin provoquait aussi par sa mise en scène d’une sexualité intense et non normative : un critique anglais notait en 1968 « la profusion d’images érotiques anales dans la pièce, qui déplace toute tendance anti-coloniale »21.
21Après la première représentation, le 16 avril 1966, des critiques se sont vite exprimées, dans la presse et même à l’Assemblée nationale ; le 29 avril, commençaient une série de manifestations à l’extérieur du théâtre, organisées initialement par des Anciens combattants exigeant l’interdiction de la représentation de la pièce. À l’automne 1966, les protestations prirent de l’ampleur, avec l’implication du mouvement Occident, formé de jeunes, la plupart de bonnes familles, et étudiants (parmi eux, Patrick Devedjian, Gérard Longuet et Patrick Buisson), tournés vers l’action (violente) plus que vers la réflexion. Leurs efforts quotidiens pour faire arrêter les représentations ont culminé avec le jet de rats morts et de fumigènes sur la scène, alimentant la légende médiatique de cette petite organisation qui est vite devenue le groupe d’extrême droite le plus connu du grand public22. La campagne contre Les Paravents a aussi renouvelé le langage de l’extrême droite – de rats, du “trouduculturel” ou des “scatologues de la pensée” – et donné aux jeunes activistes le sentiment de (re)vivre la lutte Algérie française. La défense publique qu’André Malraux a apportée au Théâtre de France face à ces provocations n’a, bien sûr, que renforcé la conviction, au sein de l’extrême droite, que le gaullisme s’était allié avec la gauche radicale sur la base de l’abandon de l’Algérie française pour détruire, ou au moins déviriliser la France. Alertant ses lecteurs qu’une reprise des Paravents se préparait début 1968 au Théâtre de France, le chroniqueur de Minute, Pierre-Jean Vaillard, brandissait des certitudes bien rodées de l’extrême droite post-1962 :
- 23 Minute, 307, 15 février 1968 : 31. Sur le scandale autour des Paravents, voir Peskine & Dichy 1991 (...)
S’il existait encore une armée française, il y a beau temps que l’Odéon aurait été pris d’assaut. Mais comme elle a été soigneusement dévirilisée par les bons soins du Tout-Puissant de passage, un théâtre national peut, sans aucune crainte, nous donner du spectacle « trouduculturel »23.
- 24 « A chacun son boche ! », Rivarol, 16 mai 1968 : 3 ; Lucien Rebatet, « Les beaux draps », Rivarol, (...)
22Quand le 16 mai 1968, des étudiants et militants de gauche occupèrent le Théâtre de l’Odéon, la presse d’extrême droite fut unanime : c’était bien mérité. Même le moins enthousiaste, Jacques Massannes d’Aspects de la France, notait que « si cette mésaventure n’était pas un épisode de la tragédie sanglante que vit notre pays, on aurait souri, on aurait dit que Jean-Louis Barrault et Madeleine Renault [co-directeurs du théâtre] ont récolté ce qu’ils avaient semé ». Pour François Brigneau, dans Minute, « l’Odéon occupé par Cohn-Bendit… cela me paraît moins scandaleux que l’Odéon occupé par Barrault ». Le négationniste notoire Lucien Rebatet, lui, allait encore plus loin : « L’occupation de l’Odéon par les étudiants, au milieu de la semaine dernière, était une de ces nouvelles propres à nous combler de joie ». Tous insistaient sur le fait que l’occupation n’était qu’une réponse inévitable à la désacralisation des institutions autorisée par les ministres du général de Gaulle et à la destruction des valeurs culturelles en cours dans la France gaullienne. Sous de Gaulle, la France n’était plus, selon Rebatet, «normalement constituée »24.
- 25 Sur les « nationaux » et « nationalistes » en France 1968, voir Bergeron & Vilgier 1986 ; Pierre-Je (...)
- 26 Citation de la description donnée par les réalisateurs, Peter Kassovitz et Claude Otzenberger, arch (...)
23Pour certains « nationaux » et « nationalistes », cette occupation symbolisait l’espoir que les événements leur permettraient d’obtenir des victoires que, bien qu’ardemment recherchées, ils n’avaient pu obtenir par leurs propres forces. « Le Cirque-Odéon… On ne savait plus comment le faire fermer. Les étudiants et Raymond Rouleau y sont arrivés. Bravo »25. L’illustration la plus connue de l’accueil fait par certains nationaux/nationalistes aux événements, est la participation de militants d’Occident aux émeutes parisiennes du 10-11 mai. Une autre preuve est apportée par une « Interview [filmée] des membres de l'Association nationale des Français d'Afrique du Nord, d'Outre-Mer et de leurs amis », enregistrée à la mi-mai, dans laquelle les interviewés comparent « le 13 mai 1958 au 13 mai 68, la colère des rapatriés d'Algérie à celle des étudiants », et expriment leur « opposition au général de Gaulle et [leur] ralliement à la jeunesse contestataire. »26. De telles réactions étaient, il faut noter, bien circonscrites (et tout à fait absentes parmi les royalistes). Elles étaient aussi vite remplacées par d’autres comparaisons entre les « deux mai », dénigrant l’actuel pour célébrer le premier. Leur devise, si ce n’est qu’ils étaient résolument anti-marxistes, aurait pu être « la première fois comme tragédie, la deuxième fois comme farce ».
24Relatant des accusations selon lesquelles la police aurait tué de nombreux manifestants, Rivarol se moquait : « les tracts provocateurs font état, dès lundi, de … huit morts ! Pourquoi pas le massacre de la rue d’Isly » (à Alger en mars 1962). D’autres articles relativisaient la réponse policière à Mai 68 (CRS = SS) en comparaison de la « vraie » répression subie par les jeunes pro-OAS à Alger – ou bien à Paris – dans les dernières années de la Guerre d’Algérie. Selon Rivarol, toujours ironique,
- 27 Rivarol, 905, 16 mai 1968 : 1-2.
nous ne sommes plus au temps ou ces sales colons d’Algérie descendaient dans la rue pour défendre leurs scandaleux privilèges ! Leurs barricades à eux étaient des barricades pourries, alors que celle des étudiants étaient de belles et bonnes barricades, dignes de celles de 1848 et 1944 ! ... 27.
- 28 Sur la non-violence de « mai 68 », voir Sirinelli 2003 : 281-282.
- 29 « Il faut en finir avec la chienlit des Cohn-Bendit ! », Minute, 318, 2 mai 1968 : 5.
25L’hostilité aux événements, qui l’a vite emporté sur tout sentiment d’empathie, était ambivalente. L’idée de « menace communiste » avancée par Aspects de la France dès les premiers troubles, se répandait ; à cela s’opposait la conviction que cela n’était pas sérieux, que la gauche était soit liée au régime gaulliste, soit incapable d’être révolutionnaire. Pour la presse d’extrême droite, la relative non-violence des manifestants au regard du précédent algérien prouvait, autant que la bienveillance supposée de la police, que ce qui se passait ne méritait pas le nom de révolution28. Par conséquent, l’appel à l’« union sacrée » côtoyait des arguments selon lesquels la clownerie des « Enragés » n’était qu’un symptôme d’une France femelle. Dans le premier numéro de mai, Minute donne le ton, critiquant « une minorité d’énergumènes [qui] prétend faire régner son nihilisme terroriste sur nos facultés », et dans la phrase suivante, expliquant qu’« à Nanterre, l’odieux le dispute au grotesque. La faculté n’est plus que le théâtre anarchique de clowneries politiques et d’insanités sexuelles… »29.
26« Mai 68 », décrit comme fondamentalement non-viril, pouvait ainsi apparaître à la fois comme digne de mépris et source de menace, car contribuant à la dévirilisation de la France (ou en étant même directement la cause). Par exemple, sur la couverture du numéro du 16 mai, Rivarol place la photo d’une jeune femme en jupe, perchée sur une voiture, avec cette légende : « au Quartier Latin, une mignonne se fait plaindre, sous l’œil désabusé de son compagnon (bien peu secourable) : elle a une bosse au pied. La voiture, elle aussi, est cabossée ». La mise en cause de la masculinité « suspecte » des mouvements étudiants, pour affirmer la leur, caractérise déjà le discours des jeunes nationaux. En 1966, par exemple, un photomontage rapportait, au-dessus de la légende : « faire partager aux beatniks les joies de la coupe para », que
des étudiants parisiens, fatigués de voir le Quartier Latin envahi par une horde de “beatniks” chevelus et répugnant, ont décidé d’instituer…. une commission restreinte de coupe de cheveux immédiate…. Des ciseaux maniés par des mains vigoureuses ont ainsi considérablement rafraîchi les tignasses crasseuses de quelques beatniks de sexe apparemment masculin30.
- 31 « De Berlin à Nanterre, en passant par Nantes : l’Internationale universitaire de la contestation » (...)
27Si, pour cette presse-là (ignorant l’histoire des révolutions françaises), la présence des femmes sur les barricades invalide toute prétention révolutionnaire, la menace pour la France vient de la féminisation et de la perversion sexuelle des hommes qui y participent. Le vocable pointe la préciosité non-virile des gauchistes. Dans un éditorial du 3 mai sur « l’Internationale universitaire de la contestation », on trouve des références à répétition à « nos “minets” révoltés » ou aux « “minets” de Nanterre » (ou encore, dans un article du 16 mai, « minets marcusiens » ; y sont évoqués aussi « nos louveteaux aux idées longues et aux dents sciées par des années de confort intellectuel », en opposition aux « loups » du… S.S.). Une description de Cohn-Bendit, Sauvageot et Geismar pointe du doigt « leurs pulls de shetland et cashmere ». La reprise d’un courrier paru dans Le Monde qui fustige les « excités » de Nanterre en les traitant de « dandys ». Précieux, ils sont aussi pervers. Évoquant les réactions des professeurs qui « courbent l’échine » devant les exigences des étudiants, un autre article consacré aux « excités » suggère qu’ils « savour[ent] leur sado-masochisme ». « Nous croyons », écrit encore Rivarol, deux semaines plus tard, en parlant des « enseignants » qui essaient de s’immiscer dans les actions estudiantines, « que leur cas relève (comme celui du camarade Aragon [un objet récurrent d’insinuations au sujet de son homosexualité dans cette presse]) de ce sado-masochisme dont se délecte l’intelligentsia dans le vent ». Rebatet s’essaie à caractériser, pour les discréditer, les jeunes qui occupent l’Odéon : « Hormis l’état-civil… quels attributs de la jeunesse cette horde conserve-t-elle ? Ces barbasses, ces tignasses pouilleuses… ces petites femelles à ne pas toucher avec des pincettes… ce sont les phalanstériens d’Enfantin », avant d’égratigner Sartre, Blanchot, Barthes, Lacan et Butor, « cuistres de la décadence » qui manient « la perversion du verbe »31.
28Dans Minute, un article du 12 juin intitulé « Genet en pince pour le rouquin » enfonce le clou. « Genet se pâmait devant “l’ascendant qu’exerce ce gosse [Cohn-Bendit]”, » reporte-t-il, avant de remarquer qu’« à défaut de rouquin, il trouva à la Sorbonne d’autres minois de son goût. “Je suis rempli de bonheur physique, confia-t-il... C’est très joli, tous ces jeunes gens qui contestent” ». Délaissant le bonheur qu’il y a à voir les étudiants occuper le théâtre « de Genet », l’article utilise Genet pour décrire les étudiants comme les proies faciles de pervers homosexuels (« on espère que les “jeunes gens” de la Sorbonne eurent le tact d’aller effacer le slogan que les plus conformistes d’entre eux avaient inscrit sur un mur : “Étudiants ne vous laisser pas enc---” »). Ils se trouvent ainsi dévirilisés, insulte suprême de la droite extrême – avant d’être ramenés … à la Guerre d’Algérie :
- 32 Minute, 321, 6 juin 1968 : 20.
Les « enragés » durent éprouver un frisson d’angoisse délicieuse ; Jean Genet a déjà révélé dans une interview à Playboy le secret de ses opinions politiques : « Peut-être que si je n’étais jamais allé au lit avec des Algériens, je n’aurais pas pu approuver le FLN »32.
- 33 Le Crapouillot, Nouvelle série,3, été 1968 : 30.
- 34 Ibid. : 27.
- 35 Georges Bousquet, « D’un 13 mai l’autre [sic] », Rivarol, 905, 16 mai 1968 : 6.
29En recadrant et en redéfinissant sa focalisation sur l’Algérie, l’extrême droite n’a pas seulement, comme le notent de nombreux commentateurs, « dépassé » sa lutte pour l’Algérie française, quelque part entre la participation remarquée de « nationaux » et « nationalistes » à la manifestation des Champs-Élysées du 30 mai et l’amnistie prononcée en juin au sujet de Salan, Soustelle et autres ; elle a pu développer d’autres visions « algériennes » de la France. D’un côté, alors que les commentateurs de gauche invoquaient 1848, 1936..., elle partageait avec beaucoup à droite un stock de comparaisons tirées de la Guerre d’Algérie pour décrire « Mai » : le député gaulliste Jacques Baumel ne s’exclamait-il pas à l’annonce de l’occupation du Théâtre de l’Odéon : « C’est la Corse ! », une allusion à l’« Opération Résurrection » de 195833. Plus important, les comparaisons entre « Mai 68 » et la Guerre d’Algérie contribuaient directement à réhabiliter cette dernière. Le mot du Crapouillot en juin, résumait, par une simple juxtaposition, ce que disaient beaucoup d’autres : « Dix ans après le 13 mai tricolore, la marée rouge déferle sur les boulevards »34. La différence de couleurs entre les deux Mai signalait une différence de contenu, entre des patriotes Algérie française, dévoués et sérieux, qui voulaient (même si de l’avis de nombreux, à droite, ils se trompaient) sauver la France, et des « enragés » menés par des « étrangers » cherchant seulement à « se foutre en l’air »et la France avec. Comme on pouvait le lire dans Rivarol mi-mai : « … Les insurgés d’aujourd’hui n’ont pas eu à franchir la Méditerranée. Ils se sont contentés de traverser le “Boul Mich” »35.
- 36 Chiroux 1974 : 171 ; Petitfils 1983 : 121 ; Bergeron & Vilgier 1986 : 100 ; voir aussi Algazy 1989 (...)
30La transformation opérée par « Mai 68 » sur les rapports entre droite gaulliste et extrême droite anti-gaulliste a souvent été remarquée. Bien sûr, ce qui est en jeu n’est pas un basculement de tous les sympathisants de l’extrême droite, étant donné la diversité de trajectoires et, comme l’a bien établi René Chiroux, des réactions aux événements ; il n’empêche que l’« impression de complicité entre l’extrême droite et le régime gaulliste est créée », non seulement, comme dit Chiroux, « à l’égard de l’opinion publique », mais pour les chercheurs aussi. Jean-Christian Petitfils, historien de l’extrême droite, privilège la mise au placard des « nostalgies algériennes », alors que les journalistes et essayistes d’extrême droite Francis Bergeron et Philippe Vilgier, eux, élargissent leur chronologie de « Mai 68 » au départ de De Gaulle en 1969. Ils affirment que « tous les thèmes liés à l’Algérie française (amnistie, Eurafrique, antigaullisme) sont périmés », expliquant ainsi le renversement d’alliances36.