Nicole Fouché & Serge Weber (coordonné par), « Construction des sexualités et migration », Migrance n° 27
Texte intégral
1Première revue européenne consacrée à l’histoire de l’immigration, Migrance est éditée par Génériques, association spécialisée dans la préservation des archives publiques et privées sur l’immigration en France et en Europe. Le numéro 27 rassemble des textes croisant le thème de la construction des sexualités à celui de la migration. Une partie des articles est issue du colloque international Histoire, Genre et Migration (Mondes atlantiques, XIXe et XXe siècles) tenu à Paris en mars 2006, dont certaines communications ont déjà été ou seront publiées dans divers ouvrages et revues. D’autres proposent une analyse du contemporain.
2C’est à partir de la deuxième moitié des années 1990 que l’histoire des femmes et du genre travaille sur la sexualité et, comme le souligne Philippe Rygiel dans la préface, les historiens des migrations s’y sont peu intéressés malgré l’évocation de la sexualité dans certaines sources. Dans l’introduction du volume, Nicole Fouché et Serge Weber démontrent l’intérêt d’articuler les questions de la sexualité, de la construction des identités sexuelles et de la migration, et proposent de continuer la réflexion sur les « voies fécondes » ouvertes par les textes présentés.
3La première partie se concentre sur la sexualité des migrant-e-s du point de vue des sociétés hôtes. Le rôle des médias dans la diffusion des stéréotypes sur la sexualité des immigrant-e-s et de leurs descendant-e-s est traité à travers le cas du Danemark pour la période 1971-2006 (Rikke Andreassen). Comme en France, on y retrouve la forte médiatisation des femmes voilées et celle d’actes de délinquance, de viols collectifs, impliquant des « hommes jeunes des minorités visibles ». L’auteure note que ces représentations ont pour conséquence de creuser l’écart entre « eux » et « nous », la sexualité étant « un élément central de la conception que la nation a d’elle-même ». L’article montre aussi que ces figures sexuées de l’Autre servent une « autoreprésentation nationale positive » qui escamote la question des inégalités hommes/femmes dans la société danoise, notamment au niveau salarial. Les deux articles suivants abordent le thème de la prostitution des migrantes. Dans le premier, qui concerne la période actuelle, la politologue Jacqueline Berman souligne l’impact des représentations entourant le trafic de femmes sur les politiques nationales et internationales relatives à l’immigration. Elle montre que la réponse apportée par la criminalisation du phénomène n’aide nullement les femmes concernées, en raison du renforcement des politiques migratoires restrictives et sécuritaires dont elles subissent les effets, mais aussi à cause de la non prise en compte de leur projet migratoire. Le second article sur le thème (Corinne Nicolas), qui porte sur le cas des réfugiées russes prostituées dans la Chine de l’entre-deux-guerres, explore, à partir des archives de la Société des Nations, l’émergence des questions de la prostitution et des migrations au sein de l’organisme international. Dans l’article clôturant cette première partie, Serge Weber s’intéresse à la question du genre et de la sexualité dans les trajectoires migratoires de femmes originaires d’Europe centrale et orientale vivant en Italie. L’auteur interroge, dans les relations entre migrantes et hommes italiens, le poids des représentations et celui de la précarité économique et sociale.
4Le vécu et l’expérience de la sexualité par les migrant-e-s sont abordés dans la seconde partie, qui s’ouvre par le bel article de Patrick Farges sur les Camp boys. Par l’analyse des récits de « réfugiés internés » au Canada – Allemands et Autrichiens, juifs pour la plupart, arrêtés en Grande Bretagne et déportés outre-Atlantique pendant la Seconde Guerre mondiale – l’auteur porte un regard neuf sur l’exil au masculin en abordant la question de la construction de la masculinité et de la sexualité dans cette migration forcée. La jeunesse et la mixité sociale de ces hommes internés constituaient un cadre particulier d’apprentissage du masculin dans une « version miniature et faussée du monde ». Patrick Farges s’intéresse aussi aux conséquences de cette expérience : il décèle un phénomène de dévirilisation et de non-reconnaissance, ces hommes n’ayant ni combattu, ni vécu la Shoah, et observe une reconstruction de cette virilité perdue par le biais des réseaux « d’anciens » réactivés ces vingt dernières années. L’article d’Ali Nobil Ahmad se concentre sur le vécu d’immigrants pakistanais à Londres et dans plusieurs villes italiennes. Si ces jeunes migrants parlent peu de leurs aspirations intimes, par son enquête de terrain ethnographique et sociologique, l’auteur a découvert chez ces jeunes hommes un « profond désir de femmes, de sexe et d’amour », qui se traduit bien souvent par un « malaise sexuel » dans un contexte où le travail intense au rythme soutenu laisse peu de place à l’épanouissement sentimental et sexuel. Bruno Tur se penche, quant à lui, sur le cas des jeunes Espagnoles émigrées à Paris dans les années 1950-1970, par l’étude des représentations et de leurs effets. Le regard porte à la fois sur les discours forgés dans le pays d’origine sur les émigrant-e-s – encore trop rarement analysés dans les recherches historiques – et sur le vécu des migrantes. L’auteur montre que les rumeurs et ragots liés à la sexualité de ces femmes qu’on dit dans les villages d’origine « faciles, séduites, forcément enceintes et ayant eu recours à l’avortement » permettent d’exercer un contrôle à distance sur leur sexualité. En conclusion du volume, un entretien avec Geneviève Welsh-Jouve, psychiatre-psychanalyste, qui travaille depuis vingt-cinq ans avec des patients réfugiés du Cambodge dans le cadre de l’Association de santé mentale du xiiie arrondissement de Paris, donne le point de vue d’une clinicienne. Celle-ci met en évidence toute la complexité de la construction de la sexualité chez ces hommes et ces femmes ayant fui un génocide semé de drames et de deuils, et souligne notamment la difficulté de démêler ce qui relève de l’expérience vécue dans l’enfance, de la culture, du traumatisme collectif et de l’expérience de l’exil.
5En définitive, l’ensemble des articles montre la pertinence de croiser le phénomène des migrations avec les processus de construction des sexualités, et invite à poursuivre les recherches sur cette question.
Pour citer cet article
Référence papier
Linda Guerry, « Nicole Fouché & Serge Weber (coordonné par), « Construction des sexualités et migration », Migrance n° 27 », Clio, 28 | 2008, 275-307.
Référence électronique
Linda Guerry, « Nicole Fouché & Serge Weber (coordonné par), « Construction des sexualités et migration », Migrance n° 27 », Clio [En ligne], 28 | 2008, mis en ligne le 16 décembre 2008, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/9152 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.9152
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page