- 1 Thébaud, Nash 2000.
- 2 Duby et Perrot 1991/1992.
- 3 Selon l’heureuse formule d’Alain Rouquié 1998.
1En 1993, lors de la publication en castillan de l’Histoire des femmes en Occident, une centaine de pages coordonnées par Mary Nash ont été ajoutées au tome V dirigé par Françoise Thébaud consacré au xxe siècle, afin d’ouvrir sur les sociétés contemporaines hispanique et latino-américaines1. Le programme original de Georges Duby et de Michelle Perrot2 portait sur les femmes dans le monde occidental. De ce fait, les éclairages avaient été concentrés sur les principaux foyers de cette civilisation : la Méditerranée gréco-latine, l’Europe du Nord comprise entre la France et la Scandinavie, les États-Unis et le Canada enfin. Ainsi, les marches occidentales – selon les époques – furent traitées à la marge, l’Europe méridionale (en dehors de l’Italie) et orientale notamment, tandis que « l’extrême Occident » latino-américain3 demeura absent des problématiques – les aires culturelles non occidentales étant explicitement hors de propos. Or, l’histoire des femmes et du genre est dynamique dans la péninsule ibérique comme en Amérique latine. Elle est, par ailleurs, particulièrement bien insérée dans les réseaux internationaux européens et nord-américains. Très présente dans le tissu associatif, occupant des positions désormais visibles au sein des milieux académiques en Espagne, au Mexique, au Brésil, avec la création de chaires, l’ouverture de formations diplômantes, l’existence de groupes de recherche et de revues spécialisées, la vitalité des études de genre y favorise une production scientifique et éditoriale foisonnante. La masse et la dispersion de ces recherches à l’aune des spécificités culturelles, sociales, historiques des mondes ibériques et indo-américains dans la longue durée, faisaient de la publication d’un grand livre de référence un défi important à relever.
2La somme dirigée par Isabel Morant répond magistralement à cette ambition. Plus d’une centaine de chercheuses – et quelques historiens – développent en quatre tomes l’histoire des femmes en Espagne et en Amérique latine, de la préhistoire au 3e millénaire naissant. Tous les volumes, illustrés par des images en noir et blanc, possèdent un index des noms propres et se ferment sur une bibliographie synthétique. La recherche ponctuelle de données y est aisée pour le lecteur : les quatre tomes sont organisés de manière chronologique et thématique, systématisant l’approche géographique des questions, par région ou par pays. Effectivement, on mettra d’abord en relief la masse des informations conservées dans cette nouvelle histoire des femmes, la volonté des éditeurs étant de parvenir à fédérer des dizaines de chercheurs dispersés sur deux continents, et de réunir l’ensemble des connaissances actuellement disponibles. En raison de l’état de la recherche – mais aussi de l’organisation de l’ouvrage –, le déséquilibre est accusé en faveur de la péninsule ibérique pour les temps anciens, tandis qu’une parité relative est atteinte avec l’Amérique latine pour les périodes récentes. Le Portugal, bien que présent dans l’argumentation des auteurs traitant de la péninsule, n’est pas étudié pour lui-même, à la différence du Brésil. De même, si l’information est optimale à l’échelle des « grandes nations » du « continent latin » : l’Argentine, le Brésil, le Mexique…, elle est moins systématique pour les autres pays – bien que généralement abondante –, tandis que certains territoires et contrées demeurent des angles morts de l’histoire internationale, telles la république du Paraguay ou l’Amazonie. Enfin, en raison à nouveau de l’état de la recherche et des problématiques strictement historiques retenues par les éditrices, un autre déséquilibre apparaît selon les approches ethniques. Ainsi, toutes les populations intégrées dans le monde hispanique trouvent une place, chemin faisant, dans les différentes études : femmes musulmanes, juives, gitanes péninsulaires ; noires, métisses, immigrantes, indiennes des Amériques dès lors qu’elles résident en ville, ou vivent dans les campagnes articulées à l’économie monde. En revanche, les populations amérindiennes restées à l’écart du processus de conquête, ou ayant résisté à la colonisation au cours des âges, sont absentes. Le premier tome limite les éclairages pour l’Amérique précolombienne aux mondes andin, maya et mexicain ancien ; les trois autres n’intègrent pas dans les thématiques les groupes aborigènes dont l’histoire s’est poursuivie en dehors des États coloniaux puis nationaux.
- 4 À titre d’exemple, Careaga y Cruz Sierra 2006 ; Gutmann 2003.
3En se revendiquant des études de genre, les éditrices aspirent à construire un savoir historique sur les femmes dans la société, c’est-à-dire une histoire des femmes non exclusive pensée aussi dans la relation avec les hommes. Cela dit, les enquêtes sur le masculin, qui participent du renouvellement thématique en Amérique latine4, ne sont pas ici représentées. C’est dommage. Les thèmes de la virilité, de l’universel masculin, du pouvoir patriarcal, traversent l’ensemble de l’ouvrage. Aussi, aurait-on apprécié quelques études de fond sur les masculinités, notamment sur le machisme, le caudillisme et le phénomène gaucho – caractéristiques de ces sociétés –, qui structurent des rapports de domination identitaires et politiques d’homme à homme, et les relations hommes/femmes. Le comité éditorial a vraisemblablement débattu et tranché sur ce point. Car, pour la plupart inscrits dans la mouvance des recherches féministes, les articles centrent leurs propos sur les femmes dans l’histoire, les relations de pouvoir, la construction des citoyennetés. Les problématiques du « genre » ne sont pas absentes pour autant. Prégnantes dans la réflexion générale, elles occupent une place centrale dans l’argumentation de quelques textes, tel l’essai stimulant de María Ángeles Durán sur les « frontières sociales du xxie siècle », où elle médite à propos des nouvelles limites sexuées du corps, de l’espace, du temps, engendrées par la société post-industrielle [t.4, pp. 465-493]. C’est ainsi, évidemment, une autre histoire qui ouvre sur les mondes hispaniques. Une histoire conduisant à revisiter les lieux, à relire et à exhumer de nouvelles sources, à repenser les catégories, à réviser les chaînes événementielles, à ouvrir sur un passé plus proche de ce que fut la réalité, où les femmes existent, agissent, travaillent, créent et s’invitent au panthéon des hommes illustres. De nombreuses microbiographies parsèment les différents volumes, on y trouve des portraits de reines, de religieuses, d’intellectuelles, d’élues, de dirigeantes politiques et associatives.
4Les différents champs historiques ont été convoqués grâce à la masse des textes rassemblés. L’histoire sociale, culturelle et politique, l’histoire du droit, des sciences, de la littérature et des arts, permettent tour à tour de cerner le passé pluriel et fragmenté. Mais une même grille d’analyse favorise la construction d’un savoir homogène sur la longue durée. L’histoire de la famille, de l’éducation, des sociabilités, du travail, du corps conduisent ainsi à mettre en évidence la fluidité des circulations entre les espaces, la porosité des sphères et notamment la diversité des modes d’approche du pouvoir, la pluralité des relations nouées par les femmes avec le politique, tout en maintenant la focale serrée sur la complexité économique et ethnique des sociétés, cette dernière étant particulièrement bien déclinée. L’espace choisi facilite la mise en œuvre d’une véritable histoire comparée. La péninsule ibérique au carrefour de civilisations induit cette grille d’analyse, elle est systématisée et renforcée pour l’Amérique latine au regard de la variété des cultures et des situations historiques.
5Plusieurs questions interrogent l’ensemble des mondes hispaniques dans la très longue durée.
6Celle du métissage d’abord, posée pour la péninsule depuis l’antiquité – par la rencontre entre les groupes ibériques et carthaginois puis latins, entre Hispano-Romains et Wisigoths ensuite –, elle aurait pu être également proposée pour mieux comprendre les mondes amérindiens. On observe au fil des quatre volumes combien ces territoires furent des lieux de mélanges de populations, de cultures, dans lesquels les individus et les groupes en aspirant à une pureté identitaire ne cessèrent d’élever des barrières empiriques pour délimiter l’entre-soi. Selon Aurelia Martín Casares, la conservation du nom maternel, spécifique à l’Espagne et au Portugal en Europe, participerait des mentalités des temps modernes faisant la preuve du sang par la généalogie : les deux noms accolés accréditant la pureté des deux lignages. Néanmoins, c’était une grande anarchie qui caractérisait l’usage des noms dans l’Espagne du siècle d’or [t.2, pp. 353-377]. Ces phénomènes marquent autant l’Amérique latine métisse, notamment pour ce qui est de la fantaisie quant à l’usage des patro/matronymes, stigmate de la fluidité des identités. Bien souvent, les signes d’appartenance identitaire n’étaient pas inscrits dans les aspérités physiques du corps, mais davantage dans ses prolongements culturels, la gestuelle, l’attitude, le vêtement, et dans le regard de l’Autre.
- 5 En français, cf. Lavaud 2005.
7La question de l’ambivalence des relations au pouvoir propre à certaines cultures méditerranéennes, où le machisme va de pair avec le marianisme – le culte de la mère – est aussi posée pour l’Amérique latine ; où a fortiori le vieux fond amérindien – tels les pays andins avec le culte de Pachamama, la déesse mère, célébrant la terre [Sara Beatriz Guardia-t.1, pp. 797-825] – n’a pas disparu avec la conquête et l’évangélisation. En Castilla y León les « reines propriétaires » pouvaient gouverner en l’absence d’un héritier mâle, à la différence de l’Aragón où la coutume de la couronne permettait certes aux femmes de transmettre les droits du trône, mais sans pouvoir l’occuper [t.1 pp. 595-613 ; t.2 pp. 399-435]. L’Espagne fut ainsi dirigée à plusieurs reprises par des reines, jusqu’à Isabelle II, première souveraine à la tête d’une monarchie constitutionnelle déchue en 1868, à la suite de la glorieuse révolution. Juan D. Perón trouva dans la personnalité d’Evita un relais prodigieux à l’exercice du pouvoir et à sa propre légitimation, alors que le suffrage féminin n’existait pas encore en Argentine. On est frappé en effet par la capacité de mobilisation féminine que ces sociétés ont su développer à partir des valeurs fondées sur un maternalisme politique défensif : que ce soit dans l’Espagne franquiste contre les Républicains ; sous les régimes populistes latino-américains du premier vingtième siècle ; voire pour faire tomber le gouvernement progressiste de Goulart au Brésil au début des années 1960 au nom des valeurs familiales et religieuses, puis celui de l’Unité Populaire au Chili en 1973 ; ou a contrario pour contrer la dictature militaire en Argentine, dès 1977, place de Mai, grâce à l’action des « mères » et des « grands-mères » qui surent imposer une parole protestataire publique5.
8Ainsi, les courants du « féminisme relationnel », c’est-à-dire fondé sur le compagnonnage et la complémentarité entre les deux sexes, semblent davantage installés en Espagne et en Amérique latine, par rapport aux courants « individualistes » plus présents dans les pays anglo-saxons. Ils impliquèrent, pour bon nombre d’entre elles, une conception essentialiste du corps des femmes indissociable de la maternité, qui ne se transforma que tardivement au contact des autres courants féministes occidentaux dans les années 1980-1990. De nombreux articles traitent de cette question pour l’ensemble des territoires dans les tomes 3 et 4, et montrent la précocité, la vitalité, l’importance de l’action féministe dans ces sociétés depuis le milieu du xixe siècle, à partir de l’expression d’une citoyenneté « sociale et civile », qui s’est engagée pleinement dans le politique au xxe siècle. Ils soulignent la complexité et les ambiguïtés des compagnonnages noués avec les mouvements politiques, qu’ils soient de sensibilités catholique, libérale, socialiste, anarchiste. C’est avec la branche radicale du parti libéral que les Uruguayennes ont obtenu le droit au suffrage en 1932 ; tandis que les féministes argentines davantage liées au mouvement socialiste durent attendre le pouvoir péroniste, pour assister en 1947 à l’inscription du suffrage féminin dans la constitution ; quant aux féministes mexicaines engagées dans la révolution des années 1910, plus d’une s’est satisfaite d’avoir patienté jusqu’à 1953, tant la crainte était grande de voir l’édifice révolutionnaire menacé par le spectre d’un vote féminin massivement catholique conservateur.
9Les derniers textes ferment la somme sur le très contemporain : l’action politique féminine individuelle et associative lors des transitions démocratiques en Espagne et outre-Atlantique, la troisième vague féministe, le changement de genre, la plus grande visibilité des femmes dans la société. Logiquement la conclusion diffère d’une rive à l’autre de l’océan. Sur le rivage espagnol les auteures terminent en insistant sur les gains récents obtenus en matière de droits spécifiques, et sur les changements dans les relations hommes/femmes participant de la démocratisation de l’action publique et de la vie privée. Pour l’Amérique latine l’optimisme reste mesuré. Bien que les dernières décennies affirment des améliorations dans le domaine du droit, observables notamment par la généralisation des ministères de la femme dans les républiques, le pouvoir reste à quelques exceptions près du ressort du masculin, tandis que la pauvreté, « majoritairement féminine », s’est aggravée depuis les années 1980 [Margarita Iglesias Saldaña, t. 4, pp. 923-945].
10Quatre volumes essentiels, dont l’importance va bien au-delà du seul espace des mondes hispanique et ibéro-américains.