Marc Bergère, Luc Capdevila (dir.), Genre et événement. Du masculin et du féminin en histoire des crises et des conflits
Texte intégral
1Cet ouvrage s’inscrit dans la dynamique de recherche ouverte par un précédent, Le Genre face aux mutations. Masculin/féminin du Moyen Âge à nos jours, publié en 2003 chez le même éditeur, à l’initiative de l’équipe de recherche « Genre, violence, crises » (crhisco/Université Rennes 2). La notion d’événement s’avère ici propice à un élargissement spatio-temporel d’un tel champ d’études sur le genre, en termes de trans-période (de l’Antiquité à mai 1968) et de comparaison (Europe/Afrique/Amérique), mais permet aussi une appréhension plus large de l’activité de genre. Comme le dit justement Dominique Godineau, citée par Michelle Zancarini-Fournel dans sa préface, à propos de la Révolution française : « Il ne suffit pas de dire que les femmes y ont ou n’y ont pas participé. Il ne suffit pas non plus de mettre en évidence le poids du facteur masculin-féminin. Il faut questionner l’histoire pour tenter de dégager l’articulation entre les rapports des sexes et l’événement ». En effet, avec la surprise de l’événement, selon l’expression de Michelle Zancarini-Fournel, s’ouvre le champ des possibles en matière de relation de genre, tout en nous situant dans le vaste domaine de l’émancipation humaine.
2Certes, comme le rappelle Luc Capdevila, en introduction, tout ce qui advient est événement, mais il est possible de donner au point de vue de l’événement une place d’observateur privilégié de la relation de genre, à condition d’en explorer plus avant les sources archivistiques, et d’y rechercher la part d’immanence dans son impact propre.
3Le premier événement mis en scène contribue vraiment à singulariser un point de vue dans la mesure où il nous confronte, au sein du monde grec, à une réalité peu audible par l’occidental actuel : les Grecs ne concevaient leurs femmes que cachées, voilées. Plus précisément, Pierre Brulé, en s’intéressant, dans la source iconographique, à la vision du costume comme exposition de soi, précise que, face à la nudité masculine, le geste du voilement est naturel, natif même, parmi les femmes grecques, même si le degré de couvrement varie selon le statut social. La question demeure alors de savoir si le voile fait événement dans la société grecque par le seul fait de notre regard d’occidental, peu enclin à comprendre une telle altérité radicale actuellement très présente dans le monde musulman. Certes non dans la mesure où, comme le note finement Pierre Brulé, « les Grecs ne voyaient donc de voile que singulier, et non social. Des « orientales » les femmes grecques ? Impossible ». Ici l’argument naturaliste et nominaliste si peu invoqué par l’historien, qui le confond avec un essentialisme et n’en voit pas la dynamique propre, permet de spécifier au mieux une relation singulière de genre.
4Deux autres études abordent un cas connu de présence des femmes dans l’événement, les émeutes frumentaires. Mais le choix d’une approche comparative, d’une part les émeutes à Rome entre le ier siècle avant J.-C. et le iie siècle après J.-C., étudiées par Christophe Badel, d’autre part l’émeute frumentaire de Bais, en France, de 1766, étudiée par Yann Lagadec, permet d’apprécier une forte différence d’une époque à l’autre. À Rome, nulle place pour les femmes dans les récits d’émeutes frumentaires, par contraste avec leur forte présence dans la France moderne. Cela tient principalement au fait qu’à Rome, la collecte de la nourriture est considérée comme une chose trop sérieuse pour la laisser aux femmes, assignant donc aux hommes une place exclusive, en cas d’émeutes, tout particulièrement parmi les cadres des manifestations frumentaires, même si la présence proche de l’espace civique, en particulier le forum, peut agréger femmes et enfants à l’émeute. À l’inverse, en France au xviiie siècle, et présentement à Bais en 1766, paroisse rurale proche de Rennes, les temps de l’émeute se déroulent de manière classique à l’initiative d’une « multitude » composée tant de femmes et d’enfants que d’hommes, ce qui rend d’ailleurs difficile la distinction de leur rôle respectif. Reste qu’en cas de tâche nourricière, en particulier l’achat de pain, les femmes occupent le premier plan dans tout rassemblement qui tourne à l’émeute, à la différence du cas romain.
5Paris en 1418, et ses massacres dans le cadre de la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons nous entraînent, sous la plume de Sophie Cassagnes-Brouquet, sur un tout autre terrain, là où l’événement prend une valeur essentiellement symbolique. Alors que violences et viols, courants dans les massacres, n’impressionnent guère les chroniqueurs, le fait d’avoir massacré une femme enceinte fait événement, tant le ventre de la femme est considéré comme sacré et le sang de ses futures couches comme un tabou. Ainsi, l’événement prend un caractère symbolique, permettant aux autorités de justifier, auprès de l’opinion publique, la vigoureuse reprise en main de la foule massacrante. Nous sommes là au plus loin d’une explication naturaliste, même si la présence si affirmée du corps de la femme nous fait réfléchir sur le continuum du naturel au social dans la relation de genre au sein de l’événement.
6Nous l’avons noté, le champ étudié nous porte d’un continent à l’autre. Nous voilà maintenant, avec Luc Capdevila, au Paraguay dans un temps « malheureux » mais fondateur de son histoire, le conflit en 1864-1870, contre la Triple Alliance du Brésil, l’Argentine et l’Uruguay, dans la mesure où il décime la population masculine et réduit le Paraguay à un État tampon. Ce qui fait ici événement ce n’est pas tant la guerre perdue que le récit référentiel, constitutif d’une identité nationale construite après-coup. Un récit où coexistent le sacrifice héroïque des hommes et l’abnégation des femmes, ancrant dans la mémoire des hommes du Paraguay l’idée d’un déficit masculin, pourtant rattrapé dès le début du xxe siècle comme le montre les travaux démographiques présentés par Luc Capdevila dans la part sociale de son étude. Un récit où les féministes paraguayennes du xxe siècle trouveront matière à glorifier conjointement les stéréotypes de la maternité et l’héroïsation des hommes prêts au sacrifice. Un récit conservateur donc, comme le pense l’auteur ? La réponse ne nous semble pas si évidente et rejoint notre interrogation sur le problème posé en conclusion de l’ouvrage par Marc Bergère : l’événement, dans les cas présentés, ne montre-t-il pas souvent une préservation, de manière conservatrice, de l’image et des positions masculines dominantes, renvoyant les femmes à un rôle subalterne ? Certes nous forçons un peu le trait.
7Il apparaît alors que les trois dernières études, et une part des précédentes, peuvent nuancer sérieusement ce constat « pessimiste ». Avec les femmes africaines, présentées par Vincent Joly dans le contexte colonial mais en pleine dynamique du mouvement décolonisateur, un moment d’émancipation relative est perceptible, en particulier au cours de la marche des femmes sur Grand-Bassam en Côte-d’Ivoire en décembre 1949. Sous la direction d’une première génération de militantes, des femmes s’efforcent d’alerter l’opinion occidentale de gauche sur le sort des hommes arrêtés. Certes la présence masculine s’impose de nouveau au moment de la négociation finale, mais la contribution des femmes à la lutte est unanimement reconnue parmi les forces progressistes.
8L’étude suivante, proposée par Cristina Scheibe Wolff, porte notre attention sur la guérilla contre la dictature au Brésil dans les années 1960-1970 : elle nous introduit ainsi plus avant dans le monde des militant(e) s de gauche. À côté de l’idéologie politique très masculinisée, les attitudes de genre structurent les comportements des guérilleras et des guérilleros (« la femme n’est plus vierge, l’homme n’est plus macho… »), autour d’un surinvestissement de la volonté d’action dans la lutte armée, sur un modèle unitaire et très prégnant de courage, de fermeté, de loyauté et de virilité.
9Il convenait alors de finir ce tour historique et comparatiste par mai 1968, ne serait-ce qu’en hommage aux travaux de Michelle Zancarini-Fournel en ce domaine. Vincent Porhel s’attarde sur le cas breton à partir de sources inédites. Il apparaît que la visibilisation des luttes féminines tarde à s’imposer, ne serait-ce que par le refus de l’altération du genre dominant, les syndicats restant soucieux de faire de la grève une affaire d’hommes. Cependant la dynamique même du mouvement de mai 1968 en vient à démonétiser la figure traditionnelle de la femme au foyer exclue de l’action politique et à valoriser une identité féminine revendicative, en particulier dans le conflit de l’usine CSF de Brest mené par les câbleuses qui suscite une mutation consciente des rapports de genre, et leur répercussion dans les médias régionaux. Faut-il considérer pour autant, comme conclut Vincent Porhel, que la différenciation de genre se maintient par la caricature que les médias conservateurs donnent de l’événement, en qualifiant l’usine de « féminine » ?
10La question déjà posée revient : l’événement est-il vraiment émancipateur en matière de relation de genre ? Certes il est nécessaire d’aborder l’événement dans son moment déclencheur et dans ses arguments « finaux » qui le recouvre, mais toujours au risque de donner essentiellement la parole à la domination masculine. Alors que dans la dynamique même de l’événement, jusque dans les indices les plus indirects (voir le cas de Rome), toutes sortes d’interstices événementiels, de médiations attestées dans l’archive peuvent rendre compte de la part irréductible d’émancipation portée par les femmes, ce qui ouvre alors à une multiplicité de possibles. Des événements de mai 1968, vécu dans le quotidien d’un jeune bourgeois étudiant à Nanterre, l’image la plus frappante que nous en avons conservée consiste significativement dans la première grève massive des vendeuses des grands magasins, près de la gare Saint-Lazare, avec blocage des entrées par des chariots, grève qui a permis aux manifestations de se dérouler jusqu’au cœur des quartiers bourgeois.
Pour citer cet article
Référence papier
Jacques Guilhaumou, « Marc Bergère, Luc Capdevila (dir.), Genre et événement. Du masculin et du féminin en histoire des crises et des conflits », Clio, 27 | 2008, 254-256.
Référence électronique
Jacques Guilhaumou, « Marc Bergère, Luc Capdevila (dir.), Genre et événement. Du masculin et du féminin en histoire des crises et des conflits », Clio [En ligne], 27 | 2008, mis en ligne le 06 août 2008, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/7530 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.7530
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