Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française,
Texte intégral
1Quelles relations existent entre l’histoire de la sexualité et celle de la politique ? Comment le genre construit-il le politique et en quoi le politique construit-il le genre ? Sexisme et racisme sont-ils liés ? Dans cet essai, Elsa Dorlin s’interroge sur le processus historique qui a conduit à nouer la construction culturelle de la différence entre les sexes avec l’élaboration d’une pensée hiérarchisant les groupes humains selon leur apparence physique et la formation de l’idéologie nationale, à la veille de la révolution française.
2À partir de l’analyse de sources publiées – mémoires de médecine, traités de sciences naturelles, récits de voyage… – Elsa Dorlin reprend le dossier de l’élaboration du discours sur la construction du genre aux xviie et xviiie siècles, mais en montrant en quoi et comment celui-ci a évolué avec l’émergence d’une idéologie nationale. À l’âge classique, les fondements de la différence sexuelle reposaient notamment sur le concept de « tempérament », qui aurait favorisé une représentation de la différence entre les hommes et les femmes fondée sur les catégories du sain et du malsain. Selon Elsa Dorlin, les femmes étaient inférieures aux hommes en raison de la nature pathogène de leur corps – la grossesse, elle-même, étant perçue comme une maladie mortelle au xviie siècle. Le discours médical changea au milieu du xviiie siècle avec l’émergence de l’idée de nation, qui aurait conduit à cristalliser sur la fonction maternelle la représentation d’une saine féminité, créant ainsi de la hiérarchie entre femmes. Désormais, la condition maternelle était considérée comme la norme de la santé féminine, et la mère devint la matrice de la race.
3Mais Elsa Dorlin démontre conjointement, en quoi le développement de l’économie de plantation esclavagiste au xviiie siècle a contribué à la formation et l’introduction du concept de race au sein de l’idéologie nationale, et comment l’imaginaire de la différence sexuelle a structuré cette pensée raciste. Le fait colonial mit à mal, pour les hommes, les théories naturalistes qui mettaient en avant le rôle du climat sur les caractères des populations. Une fois encore, le concept de tempérament – fondé sur l’idée qu’il existe un principe endogène de différenciation entre le sain et le malsain – fut utilisé pour créer de la hiérarchie entre les groupes humains d’origine géographique variée. Dès lors, le corps des Noirs d’essence pathogène, comme celui des femmes, en faisait des êtres naturellement inférieurs aux Européens blancs. La féminisation des Indiens et des Africains expliquait a posteriori la colonisation, elle justifiait que les Européens virils s’appropriassent sexuellement « leurs » femmes en toute impunité. Le métissage devint un problème de premier ordre pour la société plantocratique au xviiie siècle ; mais la mise en ordre du genre était préservée : les femmes blanches, mères par définition, commandaient naturellement les hommes noirs. Reproduction et maternité furent ainsi dissociées dans la représentation des femmes noires, par la diffusion du mythe que les esclaves n’enfantaient pas dans la douleur à l’identique des bêtes, et que les mulâtresses étaient stériles comme les prostituées. La sexualité, dans le discours comme dans les pratiques, a été ainsi au cœur de la politique coloniale ; la société coloniale constituant un des hauts lieux de la formation de l’idéologie nationale au cours de la période révolutionnaire (p. 274).
4Dans cet essai, Elsa Dorlin travaille le concept de genre sans le limiter aux relations hommes/femmes. Elle montre magistralement comment la définition de catégories sexuelles a participé à la construction de la différence entre des groupes humains et les a hiérarchisés, instituant des rapports de domination – fondés sur des identités de genre – non seulement entre hommes et femmes, mais aussi entre hommes, entre femmes, entre femmes et hommes.
Pour citer cet article
Référence papier
Luc Capdevila, « Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, », Clio, 27 | 2008, 247-248.
Référence électronique
Luc Capdevila, « Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, », Clio [En ligne], 27 | 2008, mis en ligne le 06 août 2008, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/7524 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.7524
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