Navigation – Plan du site

AccueilClio. Histoire‚ femmes et sociétés19Actualité de la rechercheImages grecques du féminin : tend...

Actualité de la recherche

Images grecques du féminin : tendances actuelles de l’interprétation.

Françoise Frontisi-Ducroux

Résumés

Passant en revue un certain nombre d’études récentes consacrées aux représentations figurées de la femme en Grèce ancienne, on constate une réévaluation positive de la condition féminine. Le nouvel éclairage porté par l’histoire du genre induit un rééquilibrage en montrant l’interdépendance des rôles masculins et féminins dans la construction des identités sociales.

Haut de page

Texte intégral

1 Les études contemporaines sur les femmes dans l’antiquité grecque ont en majorité renoncé à considérer les images comme un reportage et admettent que les représentations figurées véhiculent des représentations mentales bien plus que des reflets de la vie quotidienne. Les images visuelles et plastiques sont aussi construites, aussi façonnées, voire aussi fictives, que celles que livrent les textes. La culture grecque produit divers types de discours qui présentent des images de la femme tantôt analogues d’un discours à l’autre, tantôt différentes et même contraires. La confrontation et le recoupement s’imposent à l’historien qui ne peut ni ne doit se contenter d’interroger un seul de ces discours. À plus forte raison lorsqu’il s’agit du discours sans paroles des représentations figurées, dont l’impact sur le spectateur est très fort, mais dont la lecture est, pour nous, loin d’être immédiate. Même lorsqu’on se limite aux peintures de vases attiques, sur lesquelles les travaux abondent, et pour lesquelles le contexte historique et anthropologique est singulièrement riche, force est de constater que les lectures divergent. C’est particulièrement vrai des études qui, se donnant pour objet les représentations de la femme et du féminin, sont très souvent influencées par les débats féministes. Il n’est pas possible de recenser tous ces travaux, étant donné leur multiplicité. Je me limiterai donc à ceux qui paraissent les plus significatifs. Beaucoup composent des ouvrages collectifs.

  • 1 Reeder 1995.
  • 2 Stewart 1995. Cette analyse est parallèle de celle de Robert Sutton sur le remplacement au milieu d (...)
  • 3 Humphreys 1995.
  • 4 Sourvinou 1995.

2L’ouvrage dirigé par Ellen Reeder, Pandora. Women in Classical Greece1, est exemplaire dans son éclectisme même. Faisant fonction de (très beau) catalogue d’exposition, il comporte des notices iconographiques, dont les commentaires relèvent de la double orthodoxie archéologique et féministe (dichotomie entre l’épouse et l’hétaïre, entre le monde humain et le mythe), et des essais de chercheurs, dont les voix et les recherches (non limitées aux images) sont très diverses. Andrew Stewart, étudiant les scènes de poursuite, explique leur succès dans le contexte machiste de l’Athènes démocratique : analyse plausible et canonique2. De son côté Sally Humphreys3 conteste les vues trop simplistes qui refusent à la femme grecque toute liberté et tout pouvoir, en alléguant l’exemple des sociétés islamiques où hommes et femmes vivent dans des sphères séparées, quasi indépendantes ; tandis que dans l’essai suivant, Christiane Sourvinou4 rejette la validité de ce type de comparaison, mais réfute la thèse de l’absence des femmes de la vie publique en signalant le pouvoir de certaines prêtresses et en faisant appel au témoignage des inscriptions funéraires qui confèrent une dimension sociale à l’image de la défunte. Dans son introduction, E. Reeder résumant l’orientation générale de l’ouvrage en deux métaphores structurantes de l’image grecque de la femme : « conteneur » et animale non apprivoisée, les relie à un « passé primitif où la femme est identifiée au sein de la terre nourricière et à la Maîtresse des animaux »... Cette perspective évolutionniste aujourd’hui très contestée est peu compatible avec les analyses anthropologiques dont se recommande E. Reeder.

  • 5 Cf. la recension d’Alison Sharrock 1997 qui évoque l’absolutisme moral et l’activisme politique des (...)
  • 6 Lissarrague 1995.

3Cet ouvrage pluriel témoigne à la fois d’un tournant et d’une divergence entre une partie des travaux américains et un certain « French feminism »5. Écart qui tient autant à un parti-pris méthodologique qu’à des positions moins passionnelles. L’essai de François Lissarrague « Women, boxes, containers : some signs and metaphors »6, est représentatif d’une approche attentive au fonctionnement du langage figuratif et de ses spécificités, mais en confrontation constante avec d’autres données. En étudiant les vases, leurs usages, les objets – coffres, coffrets, corbeilles – figurés sur leur décor entre les mains des femmes, et en convoquant récits mythiques et vocabulaire, François Lissarrague met en évidence le lien étroit que l’imaginaire collectif établit entre la femme et la notion de contenant : les récipients féminins définissent, sous le signe d’Eros, un monde intérieur et clos où la femme est pensée à la fois comme un contenu précieux et comme un « conteneur » virtuel.

  • 7 Lissarrague 1996.
  • 8 Lissarrague 1991.

4Le même auteur, dans sa contribution à un autre catalogue, « Regards sur le mariage grec »7, procède, à partir de données lexicales et textuelles, à une description théorique générale du rituel du mariage, qui lui fournira un indispensable cadre de références, avant de s’attaquer à la lecture des figurations de mariage sur les vases, qui eux-mêmes remplissent une fonction rituelle (cadeau ou bain nuptial). François Lissarrague montre comment les images sélectionnent des temps précis : les préparatifs et la parure, le transfert d’une maison à l’autre, mais son analyse dégage surtout l’interpénétration des plans divins et humains, par la référence à des modèles mythiques, et par la présence de divinités, Niké et Eros. L’auteur souligne ainsi, plus encore que dans son article précédent « Femmes au figuré »8, le caractère imaginaire et construit des représentations qui soulignent la beauté de la mariée, « bonne à regarder ».

  • 9 Frontisi 1997.

5C’est également par un va-et-vient constant entre images, textes et mots que Françoise Frontisi9, étudiant les figurations du miroir, et celles, parallèles, de la quenouille, deux emblèmes féminins, peut conclure à une esthétisation de la figure de la fileuse, dont la récurrence sur les peintures de vases, plutôt que d’exalter la valeur du travail domestique, participe de l’érotisation du monde féminin idéal offert aux regards et aux rêveries des utilisateurs, masculins et féminins, des objets décorés (Fig. 7).

  • 10 Schmitt Pantel 2003.

6Pauline Schmitt prolonge ces analyses et les affine dans la perspective explicite de l’histoire du genre10. En analysant en parallèle des représentations de banquets masculins et mixtes, elle souligne l’homologie de la position de la femme et du jeune homme par rapport au banqueteur adulte. Réfutant la définition que donnait F. Lissarrague de la femme comme simple accessoire, Pauline Schmitt montre que le clivage suggéré par les images passe entre l’adulte, c’est-à-dire le citoyen, le seul dont le statut soit défini par l’image (et par sa participation au banquet), et les autres, compagnons et compagnes des différents plaisirs qui composent le symposion.

  • 11 Ferrari 2002.

7Ces remarques rejoignent les observations de Gloria Ferrari11, très attentive au changement de genre que subit le garçon devenant adulte. Jusqu’alors il appartient au genre non mâle. Le compagnon du banqueteur, s’il est destiné à devenir citoyen, accèdera au genre masculin. La compagne, en tant que femme, ne connaîtra pas de changement.

  • 12 Lewis 2002.
  • 13 Qui n’est pas nouveau et a été particulièrement utilisé par Juliette de La Genière.
  • 14 Sutton 1992.
  • 15 Oakley 1995.

8Sian Lewis12 note aussi l’absence de signes iconiques indiquant le statut tant du jeune (qui peut se dire pais, comme l’esclave), que de la femme. Autour du citoyen adulte, clairement défini par sa barbe et sa canne, les images mettent en scène des comparses ou des rôles variés dont le statut social n’est pas pris en considération. L’ouvrage de cette historienne, qui se présente comme un manuel iconographique, vise à la fois le plan du fictif et celui du réel. Tout en rappelant que les vases peints ne sont porteurs que de représentations et d’idées, orientées et sélectives, l’auteur ne manque pas de les utiliser, en les confrontant au témoignage souvent contradictoire des textes, pour éclairer la vie féminine. Et ses conclusions sont parfois convaincantes. La thèse qui sous-tend sa démarche, d’une destination étrusque des vases qui semblent détonner avec les préoccupations des Athéniens, l’est en revanche beaucoup moins. Sian Lewis utilise cet argument13 pour réfuter la thèse de R. F. Sutton expliquant la disparition au milieu du Ve siècle des représentations de sexualité agressive au bénéfice d’une idéalisation romanesque de la femme, par un changement d’attitude de la démocratie athénienne vis-à-vis des femmes et par une prise en compte de leurs désirs, afin de leur fournir des modèles positifs d’identification14. Pas de revirement idéologique, déclare Sian Lewis (sur ce point elle n’a pas tort) : c’est le marché étrusque, à qui étaient destinées les représentations sexuelles qui s’est tari. De même Sian Lewis conteste la thèse de John H. Oakley sur la centralité du mariage tant dans l’imagerie céramique15 que dans la vie des femmes. Le fait que cet événement soit très représenté ne signifie pas qu’il ait été le plus important. Les vases rituels porteurs de ces images ont survécu en plus grand nombre. Et les projections des historiens ont fait le reste.

  • 16 Selon les catégories de Nancy Rabinowitz 2002.

9L’auteur révise aussi la thèse de la réclusion de la femme : sur les images, la porte suggère une opposition intérieur/extérieur, mais pourquoi ce signe dénoterait-il cet appartement des femmes que les archéologues n’ont pas réussi à localiser ? Les images, dit-elle, montrent des rassemblements de femmes plutôt que leur isolement. Les nombreuses scènes de conversation » mixtes, les scènes de cour où la femme a l’initiative de cadeaux donnent l’impression que la femme peut avoir un choix. Et de rappeler les divorces, les veuvages et les remariages. Elle critique également l’interprétation dichotomique traditionnelle des figures féminines en deux groupes : épouse/hétaïre. Si l’on cherche, malgré des indices trop aléatoires, à identifier le statut des figures féminines, pourquoi ne pas faire une place à la pallaké, cette seconde épouse, recherchée et appréciée, qui vit à la maison, mais dont les enfants ne sont pas légitimes, ce qui laisse supposer pour elle de moindres contraintes. Avec beaucoup de conviction, Sian Lewis réhabilite aussi la flûtiste : pourquoi sa performance au banquet ne serait-elle pas uniquement musicale, plutôt que nécessairement sexuelle ? Quant à l’offre de la bourse, si discutée, elle l’interprète avec simplicité : l’argent, indice de richesse, peut entrer dans divers types de négociation, mariage inclus : c’est une façon d’indiquer la valeur de la femme courtisée. Révision aussi de la prostitution que Sian Lewis définit comme un commerce, qui peut n’être que temporaire, et non comme un statut. Le mérite essentiel de son enquête est de procéder à un réexamen exhaustif des corpus iconographiques et de réintégrer dans son tableau de la femme athénienne des images souvent oubliées par une lecture féministe pessimiste »16. Elle rappelle ainsi très justement la présence de figures de petites filles sur les cruchons (choes) des Anthestéries, seules ou avec les petits garçons, et jouant aux mêmes jeux, ce qui indique la participation des deux sexes à cette première fête civique.

  • 17 Rabinowitz et Auanger 2002 ed.
  • 18 Rehak 2002.

10En revanche l’ouvrage dirigé par Nancy Sorkin Rabinowitz and Lisa Auanger17 montre que l’espoir de retrouver derrière les images la vraie vie des femmes n’a pas totalement disparu. Il témoigne aussi du caractère chimérique de ces tentatives. Après une bonne présentation par Nancy Rabinowitz de l’historiographie des études classiques depuis le XIXe siècle jusqu’aux théories féministes contemporaines, se succèdent des articles qui s’efforcent de répondre au programme du livre, directement inspiré par les théories militantes homosexuelles : montrer que dans la sphère privée où elles étaient recluses les femmes antiques pouvaient s’aménager des espaces de liberté ou de pouvoir. Les démonstrations prouvent surtout combien il est arbitraire d’appliquer des schémas contemporains préconçus à la lecture d’images anciennes, en particulier lorsqu’elles sont dépourvues de contexte historique. Telle l’interprétation que Paul Rehak donne des fresques de Thera, à partir de la fleur du safran : il imagine une société de femmes dont le pouvoir serait basé sur des connaissances médicales et qui pouvaient, par conséquent ( ?), dit-il, pratiquer l’homosexualité18.

  • 19 Rabinowitz 2002. Dans le même esprit, son exposé au Centre Louis Gernet, Paris, mars 2003  : «  Fem (...)
  • 20 Epinétron attique à figure rouge (demi cylindre couvrant la cuisse de la fileuse qui y roule son fi (...)
  • 21 Bien réjouissant aussi le fait qu’elle justifie son entreprise par certains postulats de la French (...)

11Plus étayée par les données historiques et moins caricaturale, la contribution personnelle de Nancy Rabinowitz est très représentative19. Nancy Rabinowitz, qui se revendique « féministe optimiste », souhaite de toutes ses forces que les femmes grecques aient pu trouver une consolation dans de tendres affections réciproques voire dans des rapports homosexuels. L’intention est louable. Mais elle veut aussi que les images des peintres athéniens laissent entrevoir ces relations et elle interprète en ce sens les gestes et les regards échangés, en particulier sur les scènes de toilette nuptiale20 (Fig. 21). Nancy Rabinowitz semble ignorer que les codes gestuels diffèrent selon les cultures et que le contact d’une main ou d’un bras n’indique pas nécessairement un désir physique, sauf à invoquer la fondamentale libido bisexuelle qui, la psychanalyse nous l’enseigne, structure chaque être humain. Mais tel n’est pas le propos de Nancy Rabinowitz. Surtout elle ne tient aucun compte de la dissymétrie, dans les sociétés grecques, entre les deux homosexualités, ni de la gêne, voire du refus des Athéniens à envisager l’homosexualité féminine. Ce qui rend improbable l’expression de tels rapports (fort possibles dans la réalité athénienne, comme ailleurs) sur des représentations aussi idéalisées21. On doit reconnaître cependant la sincérité de cette auteure qui, parfaitement consciente des problèmes soulevés par sa thèse, plaide ouvertement pour une lecture anhistorique et subjective.

  • 22 Ferrari 2002.
  • 23 Hydrie attique à figures rouges, Tampa (Floride) 86.70  ; ARV2 276,70.

12Parmi les parutions récentes l’ouvrage le plus intéressant est celui de Gloria Ferrari22. Pour mener à bien son enquête sur le système des genres, défini comme aménagement culturel des réalités biologiques, Gloria Ferrari transpose aux figurations visuelles les modèles de l’analyse linguistique. Au centre de cette lecture, la notion de métaphore, qu’elle voit à l’œuvre dans la construction des images. Partant elle aussi de la figure récurrente de la femme travaillant la laine, Gloria Ferrari par une analyse parallèle des signes iconiques et des signifiants linguistiques, met en relation la figure iconique du manteau et la notion d’aidos, qui englobe honte, pudeur, respect, modestie et honneur, et se teinte de fortes connotations érotiques23 (Fig. 22). Métaphore picturale rendant visible l’aidos, le manteau qui enveloppe l’objet du désir, fille, femme et garçon, joue un rôle discriminant dans la définition des identités masculine et féminine. Le moment où « le héros rejette son manteau » est celui où se révèle son andreia, où sa virilité se dégage du cocon féminin qui l’enserrait jusqu’à l’âge de la première barbe (on appréciera l’analyse très fine des représentations figurées si diversifiées de la pilosité mâle juvénile, et du riche vocabulaire correspondant : les Grecs avaient pour dire la barbe naissante autant de nuances que les Eskimos pour décrire la neige). Dans le domaine de la statuaire, Gloria Ferrari voit dans la figure du kouros, sa nudité, sa musculature, et sa parure (chevelure, bijoux, ornements) qui l’apparente à la figure parallèle de la koré incarnant la jeune fille, « le véhicule d’une métaphore qui présente l’acquisition de l’andreia en termes de métamorphose sexuelle ». Pour les Grecs l’acquisition de l’identité masculine procède par l’abandon d’une peau féminine. Moment de transition que personnifie le corps idéalisé du kouros, conjoignant l’essence de la masculinité et l’attrait de l’eromenos, objet érotique pour l’adulte. L’éromène deviendra éraste. Inversement l’identité féminine ne change pas quand elle se marie : la femme ne devient jamais adulte.

  • 24 Cette observation n’est ni nouvelle ni isolée. La différence entre le masculin et le féminin pour l (...)

13De fait, excepté parfois la vieillesse, les âges ne sont pas marqués comme ils le sont du côté masculin. Il est rare de pouvoir différencier une jeune fille de sa mère, tant sur les peintures de vases que dans la statuaire. Comme les déesses (Hébé et Héra, Coré et Déméter) les femmes au figuré restent idéalement jeunes24. Les analyses de Gloria Ferrari remettent en question bien des points, dont la fameuse formule de Vernant, abusivement extraite de son contexte, dit-elle très justement : « le mariage est à la fille ce que la guerre est au garçon ». L’analogie est fausse, dit-elle, le garçon change de genre, pas la fille. Les initiations féminines ne visent pas la féminité, dit-elle aussi, mais le statut social : il s’agit de faire entrer la fille dans la catégorie des femmes « épousables », reproductrices de citoyens. Cependant, sa ré-interprétation du rituel de Brauron sur un plan purement mythique laisse perplexe, en particulier le rapprochement avec Callisto, la compagne d’Artémis métamorphosée en ourse après avoir été engrossée par Zeus. Car les textes anciens ne posent aucun rapport entre ce mythe et le rituel.

14Très convaincante en revanche sa relecture de l’homoérotisme masculin institutionnalisé, comme construction destinée à détourner le potentiel sentimental masculin du monde dangereux de la sexualité féminine – neutralisée par la création d’un objet supérieur de désir : le jeune – pour le consacrer à la polis, constituée d’un seul genre, en façonnant la philia entre les citoyens, en déroutant l’agressivité interne (entre générations, par exemple) contre des ennemis politiquement corrects.

  • 25 Pyxis attique à figure rouge Louvre L55  ; ARV2 924,33.

15On retiendra aussi sa très judicieuse ré-interprétation, dans le rituel du mariage, de l’instant de l’anakalupsis ou plutôt anakalupterion : il s’agit moins du dévoilement de la mariée offrant son visage à son époux que du moment où elle apparaît avec le voile qui dit son statut de trésor jusqu’alors caché, que l’on sort pour le donner publiquement. Le geste nuptial est celui de l’ostentation du voile, signe de l’aidos, et le rituel celui de la sortie de la mariée, pour son transfert, sous les yeux de tous. Cette lecture qui précise les intuitions de François Lissarrague a l’avantage de correspondre aux images et aux textes25 (Fig. 23).

  • 26 Dans ce monde de femmes dangereusement attirant, que les Athéniens imaginent occupé essentiellement (...)
  • 27 Coupe attique à figure rouge, Berlin inv. 31426  ; ARV2 795,100. Eva Keuls, The reign of the phallu (...)

16L’étude des genres en dit plus sur le féminin que la seule histoire des femmes. Les fines analyses de Gloria Ferrari sur l’acquisition du genre masculin confirment l’hypothèse du poids du féminin dans l’imaginaire des Grecs26. Son interprétation de la figure centrale de la fileuse et des diverses activités féminines, toilette, bain, conversations avec des hommes, éloigne encore davantage les peintures de vases de la réalité de la vie quotidienne. Le décor d’une coupe où jadis Eva Keuls se plaisait à voir une scène de bordel, régie par une « Madame » filant tout en surveillant l’assemblage des couples27 (Fig. 24), renverrait, selon Gloria Ferrari, à un monde idéal, analogue à celui de l’épopée, où la femme à marier – Nausicaa ou Pénélope – étaient courtisées sous le porche de la demeure, figuré par la porte. Leurs caractéristiques, leurs emblèmes, leurs occupations sont l’expression visuelle des qualités, jeunesse, beauté, érotisme innocent, aidos et philergia, qui définissent la féminité idéale. Un modèle à rêver bien plus qu’à imiter.

  • 28 Comme l’avait fait Stella Georgoudi dans sa «  biographie  » de la prêtresse Lysimaché (Georgoudi 2 (...)

17Cet échantillonnage d’études consacrées à la femme antique, révèle une nouvelle orientation des recherches : l’image de la femme en Grèce ancienne fait actuellement l’objet d’une ré-évaluation. Dans certains travaux c’est la condition féminine qui est repensée de façon moins négative, soit que l’on remette en évidence le rôle des femmes dans les pratiques religieuses, sur le plan civique et pas uniquement privé28, point sur lequel les représentations figurées sont explicites, soit que l’on postule, en faisant appel au comparatisme ou par des choix plus ou moins utopiques, un monde des femmes relativement autonome. Tout se passe comme si la vision pessimiste de la phase féministe aiguë s’était quelque peu atténuée.

18Beaucoup plus intéressant, le rééquilibrage produit par la substitution de l’histoire du genre à l’histoire des femmes, est à l’origine d’un affinage de l’image du féminin. Cette image plurielle, née dans une société dirigée par des hommes, est étroitement subordonnée à la construction des rôles masculins, à leur définition et aux représentations qui en sont données.

  • 29 Hydrie, Milan, Coll.Torno C 278.
  • 30 Des filles de peintre essentiellement  : cf. Adolphe Reinach, recueil Millet, ed. A. Rouveret, Pari (...)

19Le décor peint des vases met constamment en scène ces interactions et offre à l’historien des genres un champ d’enquête précieux, car il témoigne d’opinions largement partagées. Mais il ne faut pas oublier que ce discours collectif est schématique et univoque. Il n’est pas vraisemblable qu’il puisse laisser entrevoir d’éventuelles voix alternatives. Quelle que soit la place qu’y occupe, par exemple, la figure complexe de la fileuse, ce n’est pas elle qui tisse ces images. Le décor d’une hydrie29 montre, dans une scène d’atelier, parmi les artisans, une femme appliquée à peindre l’anse d’un cratère. Athéna occupe la position centrale, assistée de deux Victoires ailées, couronnant les artistes… masculins seulement et nous rappelant par sa présence que l’image est rien moins que réaliste. Il n’est cependant nullement exclu que des femmes aient pu effectivement faire partie du personnel des ateliers. L’existence de femmes peintres est par ailleurs attestée30. Mais ni les unes ni les autres n’ont eu la possibilité ni même l’idée que leur production, sinon leur création, puisse être sexuée. Plus encore que d’autres catégories de discours – tel celui de la tragédie en ses ambiguïtés – les belles images stéréotypées qui décorent les vases d’Athènes sont le produit de l’imaginaire social de la Cité, une idéologie consensuelle centrée sur la définition du citoyen mâle et adulte. L’application aux représentations figurées de grilles de lecture suscitées par l’histoire des genres, en affinant l’image des relations entre hommes et femmes et aussi entre les classes d’âge, ne remet pas en question la prépondérance du point de vue masculin.

Haut de page

Bibliographie

Ferrari Gloria, 2002, Figures of Speech. Men and Maidens in Ancient Greece, Chicago/Londres, The University of Chicago Press.

Frontisi Françoise, 1997, « L’œil et le miroir », in J.-P. Vernant et F. Frontisi-Ducroux, Dans l’œil du miroir, Paris, Odile Jacob, pp. 51-250.

Georgoudi Stella, 2003, « Lysimachè, la prêtresse », in Nicole Loraux (ed.), La Grèce au féminin, Paris, Les Belles Lettres, pp. 167-214.

Humphreys Sally, 1995, « Women’s Stories », in Ellen Reeder (ed.), Pandora. Women in classical Greece, Princeton, Princeton University Press, pp. 102-110.

Lewis Sian, 2002, The Athenian Woman. An iconographic Handbook, Londres/New-York, Routledge.

Lissarrague François, 1991, « Femmes au figuré », in G. Duby et M. Perrot (ed.), Histoire des femmes en Occident, L’Antiquité, sous la direction de Pauline Schmitt Pantel, Paris, Plon, pp. 159-250.

1995, « Women, Boxes, Containers: some Signs and Metaphors », in Ellen Reeder (ed.), Pandora. Women in classical Greece, Princeton, Princeton University Press, pp. 91-101.

1996, « Regards sur le mariage grec », in Silence et fureur. La femme et le mariage en Grèce. Les antiquités grecques du Musée Calvet, Avignon, Fondation Calvet.

Loraux Nicole, 1993, Grecia al Feminile, Rome-Bari, Laterza. Traduction française : La Grèce au Féminin, Paris, Les Belles Lettres, 2003.

Oakley John H., 1995, « Nuptial Nuances: Wedding Images in Non-Wedding Scenes of Myth », in Ellen Reeder (ed.), Pandora. Women in classical Greece, Princeton, Princeton University Press, pp. 63-73.

Rabinowitz Nancy, 2002, « Excavating Women’s homoeroticism in Ancient Greece. The Evidence from Attic Vase Painting », in Nancy Rabinowitz, Lisa Auanger (ed.), Among Women. From the Homosocial to the Homoerotic in the Ancient World, Austin, University of Texas Press, pp. 106-166.

Rabinowitz Nancy, Auanger Lisa, 2002 (ed.), Among Women. From the Homosocial to the Homoerotic in the Ancient World, Austin, University of Texas Press.

Reeder Ellen, 1995, Pandora. Women in classical Greece, Princeton, Princeton University Press.

Rehak Paul 2002, « Imag(in)ing a Women’s World in Bronze Age Greece: The Frescoes from Xeste 3 at Akrotiri, Thera », in Nancy Rabinowitz, Lisa Auanger (ed.), Among Women. From the Homosocial to the Homoerotic in the Ancient World, Austin, University of Texas Press, pp. 34-59.

Richlin Amy, 1992, Pornography and Representation in Greece and Rome, New-York/Oxford, Oxford University Press.

Schmitt Pantel Pauline, 2003, « Le banquet et le “genre” sur les images grecques : propos sur les compagnes et les compagnons », Pallas, 61, pp. 83-95.

Sharrock Alison, 1997, « Re(ge)ndering Gender(ed) Studies », Gender and History, vol. 9, n° 3, pp. 604-614.

Silence et fureur. La femme et le mariage en Grèce. Les antiquités grecques du Musée Calvet, 1996, Avignon, Fondation Calvet.

Sourvinou Christiane, 1995, « Male and Female, Public and Private, Ancient and Modern », in Eleen Reeder (ed.), Pandora. Women in classical Greece, Princeton, Princeton University Press, pp. 111-120.

Stewart Andrew, 1995, « Rape ? », in Eleen Reeder (ed.), Pandora. Women in classical Greece, Princeton, Princeton University Press, pp. 74-90.

Sutton Robert, 1992, « Pornography and Persuasion on Attic Pottery », in Amy Richlin, Pornography and Representation in Greece and Rome, New-York/Oxford, Oxford University Press, pp. 3-35.

Haut de page

Notes

1 Reeder 1995.

2 Stewart 1995. Cette analyse est parallèle de celle de Robert Sutton sur le remplacement au milieu du Ve siècle de scènes d’une sexualité agressive masculine par un érotisme plus romantique (Richlin 1992).

3 Humphreys 1995.

4 Sourvinou 1995.

5 Cf. la recension d’Alison Sharrock 1997 qui évoque l’absolutisme moral et l’activisme politique des intellectuels américains.

6 Lissarrague 1995.

7 Lissarrague 1996.

8 Lissarrague 1991.

9 Frontisi 1997.

10 Schmitt Pantel 2003.

11 Ferrari 2002.

12 Lewis 2002.

13 Qui n’est pas nouveau et a été particulièrement utilisé par Juliette de La Genière.

14 Sutton 1992.

15 Oakley 1995.

16 Selon les catégories de Nancy Rabinowitz 2002.

17 Rabinowitz et Auanger 2002 ed.

18 Rehak 2002.

19 Rabinowitz 2002. Dans le même esprit, son exposé au Centre Louis Gernet, Paris, mars 2003  : «  Female technologies of the self  : Adornment in Antiquity  ?  ».

20 Epinétron attique à figure rouge (demi cylindre couvrant la cuisse de la fileuse qui y roule son fil), Athènes 1629  ; ARV2 1250, 34.

21 Bien réjouissant aussi le fait qu’elle justifie son entreprise par certains postulats de la French School  : de la mise en évidence du non réalisme de l’image et de son caractère sélectif elle tire l’ équation  : «  l’image ne reproduit pas le réel parce qu’elle ne reproduit pas tout  »  ; et le conseil de François Lissarrague  : «  il faut repérer les silences  » devient chez Nancy Rabinowitz  : «  trouver les failles par lesquelles les femmes pouvaient échapper à la domination mâle, et creuser les images jusqu’à découvrir les indices de ces failles  ».

22 Ferrari 2002.

23 Hydrie attique à figures rouges, Tampa (Floride) 86.70  ; ARV2 276,70.

24 Cette observation n’est ni nouvelle ni isolée. La différence entre le masculin et le féminin pour la représentation des âges fait l’objet d’une étude de Lesley Beaumont, «  Born old or never young  ? Feminity, childhood and the goddesses of ancient Greece  », in Sue Blondel and Margaret Williamon, ed., The Sacred and the Feminine in ancient Greece, Londres/New York, 1998, pp. 71-95.

25 Pyxis attique à figure rouge Louvre L55  ; ARV2 924,33.

26 Dans ce monde de femmes dangereusement attirant, que les Athéniens imaginent occupé essentiellement aux préparatifs de rencontres avec les hommes, il paraît difficile et incongru de prendre en considération l’ homoérotisme féminin, comme l’espère Nancy Rabinowitz.

27 Coupe attique à figure rouge, Berlin inv. 31426  ; ARV2 795,100. Eva Keuls, The reign of the phallus, New York, 1985 («  comme à Amsterdam  », disait-elle plaisamment).

28 Comme l’avait fait Stella Georgoudi dans sa «  biographie  » de la prêtresse Lysimaché (Georgoudi 2003), entre autres figures de femmes « exceptionnelles », rassemblées (et pour certaines reconstruites) par Nicole Loraux dans Grecia al Feminile, Rome-Bari, 1993 (Loraux 1993), qui vient de paraître en français  : La Grèce au féminin, Paris, 2003. Bien qu’elle n’ait pas travaillé directement sur les représentations figurées, il faut rappeler tout ce que l’image du féminin en Grèce doit à Nicole Loraux.

29 Hydrie, Milan, Coll.Torno C 278.

30 Des filles de peintre essentiellement  : cf. Adolphe Reinach, recueil Millet, ed. A. Rouveret, Paris, Macula, 1985, p. 173.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Françoise Frontisi-Ducroux, « Images grecques du féminin : tendances actuelles de l’interprétation. »Clio [En ligne], 19 | 2004, mis en ligne le 27 novembre 2006, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/650 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.650

Haut de page

Auteur

Françoise Frontisi-Ducroux

Françoise FRONTISI-DUCROUX, helléniste, est sous-directeur honoraire au Collège de France et membre du Centre Louis Gernet. Ses travaux portent principalement sur l’histoire de la religion grecque et sur l’analyse des mythes. Ses principaux ouvrages sont : Dédale ; mythologie de l’artisan en Grèce ancienne (Maspéro, 1975 ; La Découverte, 2000) ; Le Dieu-masque, une figure du Dionysos d’Athènes (École française de Rome, 1991) ; Du masque au visage : aspects de l’identité en Grèce ancienne (Flammarion, 1995) ; Dans l’œil du miroir (avec Jean-Pierre Vernant ; O. Jacob, 1997) ; Les Mystères du gynécée (avec Paul Veyne et François Lissarrague ; Gallimard, 1998) ; L’ABCdaire de la mythologie (Flammarion, 1999) ; L’Homme-cerf et la femme araignée : figures grecques de la métamorphose (Gallimard, 2003).

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search