- 1 Cf. Bouhdiba 1975 ; Malti-Douglas 1991 et 1995.
- 2 Voir à cet égard l’excellente introduction de Ze’evi 2006.
- 3 Cf. Bouhdiba 1975 ; Malti-Douglas 1991 et 1995.
1Depuis le début du xxe siècle et l’émergence d’une pensée réformiste islamique reconsidérant la place des femmes dans la société, un lieu commun de la littérature sur la sexualité en Islam a considéré l’homosexualité masculine comme une conséquence « logique » de la séparation des sexes dans ces sociétés : l’absence d’accès aux femmes et le repli sur des sociabilités masculines auraient tout naturellement engendré une « homosensualité » voire une homosexualité masculines socialement légitimes, quoique dans certaines proportions et en suivant certaines règles. La thèse d’une homosexualité « pathologique », découlant de la ségrégation des femmes, demeure ainsi explicitement à la base de l’analyse de Abdelwahhab Bouhdiba, mais aussi dans une certaine mesure des études plus récentes, sur cette question, de Nawal al-Sa’dawi ou Fadwa Malti-Douglas1. Celles-ci décrivaient aussi une crainte névrotique envers les femmes, née de leur enfermement et de leur indisponibilité, poussant les hommes à se tourner vers d’autres hommes (et à exclure d’autant mieux les femmes par une sorte de cercle vicieux)2. Dans ce premier moment de l’analyse, on mettait donc principalement en lumière les homosexualités masculines ou plutôt l’homoérotisme masculin, si visible dans l’espace public en Islam, alors que les pratiques homoérotiques féminines, dans l’ombre des harems, relevaient en quelque sorte d’une évidence tacite3. La séparation des sexes semblait induire, de part et d’autre, des pratiques d’amour du même.
- 4 On mentionnera ici au premier chef Rowson et Wright 1997 ; Rowson 1991a ; ainsi que des parutions r (...)
2Cette vision foncièrement hétéronormée apparaît aujourd’hui pour le moins datée et elle cède la place à des recherches tout à fait innovantes sur l’homoérotisme masculin. Force est de constater, néanmoins, que l’homoérotisme féminin ne bénéficie pas, dans le monde de la recherche sur l’Islam, du même intérêt, au moins pour l’instant4. Dans les représentations de l’âge moderne sur l’Orient, culminant avec la littérature européenne des Lumières, l’homoérotisme des harems était une idée presque aussi répandue, en effet, que celle de l’addiction des hommes musulmans au « vice turc ». Plus tardivement, au xixe siècle, la peinture orientaliste, par exemple, mettra même un accent sensiblement plus prononcé sur le premier motif que sur le second, liant très souvent d’ailleurs, le harem et le hammam.
3Il y aurait donc matière à s’interroger sur l’instauration d’un tel lien d’évidence entre la clôture des femmes, leur réclusion et leurs penchants homoérotiques, voire leurs pratiques homosexuelles. À quel moment ce lien se constitue-t-il ? Est-il au fond si « évident » ? Procède-t-il d’une tradition interprétative islamique ou d’un « regard » européen ? Les sociétés musulmanes ont produit une abondante littérature sur la question de la sexualité, tant masculine que féminine, dans différents domaines – juridiques, médicaux, poétiques… –, mais auraient-elles pu lier ainsi la clôture des femmes, universellement considérée comme bénéfique et nécessaire à leur protection, à leur statut autant qu’à leur vertu, à des pratiques homosexuelles entre femmes, certes considérées comme des actes moins graves que la sodomie, mais toujours envisagées comme des pratiques déviantes ?
- 5 Voir aussi Chebel (1988) 1995.
- 6 Il faut souligner le caractère tout relatif de cette abondance.
- 7 Le regain documentaire, sur la question des femmes, date très clairement de la seconde moitié du xi (...)
4Faut-il supposer que seuls les observateurs occidentaux ont été à même de lier ainsi réclusion des femmes et tribadisme, jusqu’à ce que ce lien soit assumé par la science sociale dans le dernier quart du xxe siècle5 ? La question fait d’autant plus sens que l’on observe une forme de relais documentaire dans le temps. Cette observation demanderait à être plus systématiquement mise en travail, mais on constate, grosso modo, que les sources islamiques documentant l’homosexualité féminine et traitant des femmes de manière générale, sont relativement abondantes dans les périodes médiévales, alors qu’elles deviennent beaucoup plus mutiques ou allusives sur la question des femmes et de la sexualité à l’époque moderne6. Cette évolution s’explique, au moins en partie, par le fait que les sources médiévales sont dans une large proportion des sources juridiques, et que les textes juridiques des périodes médiévales sont sinon plus abondants, au moins plus « référentiels », plus visibles. Mais on observe aussi dans la littérature des chroniques, par exemple, cette même ellipse du monde féminin à partir de l’âge moderne, et ce dans une proportion croissante7. En revanche, la documentation européenne sur le monde musulman et l’Orient devient de plus en plus prolixe à compter du xvie siècle, à mesure que se multiplient les contacts et les interactions en Méditerranée, et la question des femmes et du harem occupe une place de plus en plus centrale dans cette observation.
- 8 Cf. Matar 1999 : chap 4.
- 9 Cf. Andrews et Kalpakl¦ 2005 : 172 sq. ; Traub 1992.
5La thématique du miroir a été, dans ce cadre, amplement sollicitée, et l’on renonce progressivement, aujourd’hui, à ne voir dans la vision de l’Orient par l’Occident qu’une simple construction fantasmatique et spéculaire (en reflet inversé), pour mieux mettre au jour l’effectivité des métissages et la réciprocité des impacts. Néanmoins, la topique des regards croisés demeure pertinente, et nombre d’études récentes soulignent à quel point l’homosexualité des sociétés d’Islam figure pour l’Europe un motif par excellence d’altérité8. Dans un des ouvrages les plus stimulants parus au cours de ces dernières années, The Age of Beloveds, W. Andrews et M. Kalpakl¦ suggèrent ainsi que l’observation de l’homosexualité féminine dans le monde ottoman a pu induire, en retour, sa visibilité dans un contexte européen, celui de l’Angleterre de la Renaissance : les premières ébauches de discours sur le lesbianisme dans la littérature anglaise, écrivent les deux auteurs, concernent le monde ottoman9. Le monde oriental servirait ainsi, non pas seulement de miroir, mais de relais. C’est pourquoi il apparaît utile de fixer ici l’observation sur ce moment particulier du premier âge moderne, pour comprendre comment a pu s’instituer ce lien paradoxal, au regard de l’Islam, entre réclusion des femmes et amours entre femmes.
- 10 Sur ces lacunes documentaires et sur les difficultés d’un « coming out » historiographique, voir no (...)
- 11 Voir Coran, IV, 15.
- 12 Sur les sources juridiques, voir Juynboll 1997 : 588-589 ; Adang 2003 : 5-31. Je n’ai pu prendre co (...)
6On ne saurait passer en revue toutes les sources identifiées du monde islamique traitant des amours entre femmes et l’on ne mentionnera que pour mémoire qu’il s’agit, dans leur quasi-totalité, de textes rédigés par des hommes, même s’il est vraisemblable qu’une littérature féminine devrait et pourrait être mise à contribution de manière plus exhaustive10. Mais même si les sources, comme en d’autres aires culturelles, sont affectées par un tel biais masculin, elles sont en définitive plus riches et nombreuses qu’on ne pourrait le supposer, notamment à cause de l’inflation de la pensée juridique du monde de l’islam, d’une pensée par cas, où hommes et femmes sont systématiquement envisagés de manière symétrique. Certes, nombre de ces sources s’avèrent surtout allusives, en matière de sihâk ou musâhaka (pratiques lesbiennes) ; les avis divergent même quant à une possible référence qu’y ferait le texte coranique11. Des mentions fort explicites n’en sont pas moins avérées. Si on laisse ici de côté les textes juridiques, qui sont les mieux connus et étudiés, mais qui sont hors de notre propos, on dispose au moins de quelques repères dans la littérature de divertissement ou d’édification (adab), dans les contes, mais aussi dans la littérature médicale principalement pour l’époque médiévale12.
- 13 Voir notamment Adang 2003 : 10.
- 14 Cf. Tabari 2003 : 586, 590.
7On a souvent souligné l’indulgence dont auraient bénéficié les pratiques érotiques entre femmes, tout illicites et réprimées qu’elles étaient, dès lors qu’il n’y avait pas d’acte pénétratif comme dans le cas de la sodomie13. Ce point peut sans doute être discuté et, surtout, un cas de châtiment comme celui que rapporte Tabari, à la cour abbasside d’al Hadi au ixe siècle, nous invite à ne pas systématiser ce topos de l’indulgence des regards. Il relate, en effet, la fureur de ce calife apprenant que deux de ses concubines, amoureuses l’une de l’autre, avaient été trouvées « en train de commettre un acte immoral ». Les deux filles sont immédiatement décapitées et leurs têtes, couvertes de bijoux, exhalant le parfum, sont présentées sur un plat aux compagnons de veillée du calife14. Il est vrai que ce récit, décrivant la stupeur de l’assistance, vise sans doute à exprimer le manque de mesure du calife, son arbitraire et son excessive sévérité.
- 15 Sur l’insatisfaction sexuelle des femmes au harem, Walther 1993 : 172 sq.
- 16 La traduction française est très insatisfaisante dès lors que « tribade » y est traduit par « masse (...)
- 17 Al-Tifâchi 1981 : 265 sq.
- 18 Al-Tifâchi 1981 : 270-271.
- 19 Malti-Douglas 2001.
- 20 Il n’est pas exclu que ce corpus s’enrichisse.
8L’important est que, dans cette littérature médiévale, il n’est jamais établi de lien entre la possible frustration sexuelle des femmes de harem et leur recours à des pratiques homosexuelles15. La seule mention de pratiques lesbiennes clairement situées dans le cadre d’un espace domestique sous le contrôle et la responsabilité d’un homme nous vient d’al-Tifâchi, auteur, au début du xiiie siècle, d’un ouvrage de divertissement, Les Délices des cœurs, traitant sur le mode de l’amusement des différentes perversions et curiosités sexuelles16. De longues pages de cet ouvrage sont consacrées aux lesbiennes, et en donnent des descriptions fort précises, y compris dans leurs postures amoureuses17. Plusieurs récits, de manière prévisible, relatent la conversion de ces femmes à l’amour hétérosexuel et leur reconnaissance, à terme, de la supériorité de l’amour avec les hommes. Une anecdote, néanmoins, tourne en dérision le mâle plein d’assurance. Un homme d’importance, en effet, un notable, exprime auprès d’un impudent sa curiosité pour les amours lesbiennes. « J’aimerais bien, dit-il, savoir comment se pratique l’amour entre femmes ». « Pour le savoir, lui répond effrontément son interlocuteur, il te suffit de rentrer chez toi sans t’annoncer18. » F. Malti-Douglas interprète cette anecdote comme l’expression du voyeurisme masculin, mais il semble qu’elle mette aussi l’accent sur une forme de défi ou d’agonistique mâle : on moque l’homme qui ignore ce qui se passe chez lui, suggérant peut-être qu’il n’est pas en mesure de satisfaire sexuellement ses femmes, et confortant la légitimité de la clôture19. C’est là la seule mention possible d’un lien entre la clôture du harem et l’homosexualité féminine dans les sources islamiques jusqu’à présent repérées et sollicitées dans ce cadre20.
9On notera d’ailleurs que ces pratiques sont le plus souvent décrites comme étant le propre d’une certaine catégorie de femmes. Certains arguments, d’ordre médical, invoquent une conformation physique particulière des adeptes du sihâk ; l’occasion, le désir d’éviter une grossesse peut être invoqué21. Mais Al-Tifâchi, comme d’autres auteurs, tend de toute façon à dépeindre les adeptes du sihâk comme appartenant à des catégories de femmes particulières. On reconnaîtrait les lesbiennes, explique-t-il, à leur élégance, à leur raffinement. Consommation de parfums, de vêtements de grand prix,… la seule référence à ce mode de vie dispendieux des élégantes serait, à l’en croire, synonyme de tribadisme. Leurs dépenses extravagantes pour leurs amantes sont également évoquées et l’auteur va jusqu’à apporter un témoignage personnel à son récit :
- 22 Musallam 1983 : 264-265.
J’ai connu en Occident (au Maghreb) une de ces femmes : après avoir dépensé pour l’objet de ses désirs tout ce qu’elle possédait en numéraire, et malgré les reproches de son entourage qui finit par se lasser, elle fit inscrire au nom de la personne aimée tout le bien-fonds dont elle disposait – soit à peu près l’équivalent de cinq mille dinars22.
- 23 Walther 1993 : 118. La référence est al-Samaw’al b. Yahia b. ‘Abbâs 1976.
10Ce portrait de femmes en puissance de biens, libres de les dépenser et d’imposer leur volonté, est évidemment à l’antithèse de l’image communément répandue des femmes de harem, soumises et dépendantes, qui chercheraient à se consoler entre elles de leur sort. L’auteur d’un traité médical, au xiie siècle, attribuait lui aussi ces pratiques homosexuelles à des femmes appartenant à l’élite sociale, éduquées, élégantes, et, mieux encore, à des femmes lettrées, « copistes ou lectrices du Coran ». Il les décrivait comme des femmes « plus intelligentes que les autres », semblables aux hommes dans leur apparence et manières d’être, et donc inaptes à subir la domination sexuelle des hommes23.
- 24 Voir les études mentionnées supra note 4 ainsi que Ze’evi 2006.
- 25 Le principe étant évidemment qu’il y a des actes homosexuels, entre hommes, mais pas des identités (...)
- 26 Cf. El-Rouayheb 2005 ; Ze’evi 2006.
- 27 Sur un autre mode, les Mille et une Nuits offrent divers exemples de fascination légitime d’une fem (...)
- 28 Cf. Rowson et Wright 1997.
- 29 Chenoufi 1965-1966 : 268. Je remercie F. Lagrange pour cette référence.
- 30 Ce qui n’est pas le cas des hommes à l’exception dans une certaine mesure de l’» efféminé », mukhan (...)
11Cette description de catégories de femmes particulières n’est pas loin de définir, dans une certaine mesure, des « identités » homosexuelles. Les recherches récentes sur le genre et la sexualité mettent en évidence avec une pertinence certaine, et en Islam comme en Europe, l’absence, avant le xixe siècle, d’identités homosexuelles socialement construites, pour démontrer le caractère socialement admis des sentiments et des attraits homoérotiques jusqu’au xviie siècle au moins, voire jusqu’au xixe siècle. En matière d’homoérotisme masculin, cette démonstration est faite24. Néanmoins lorsqu’il s’agit des femmes, les sources islamiques, quoique laconiques, pourraient bien mettre l’accent, à l’inverse, sur des traits identitaires assez marqués25. À partir du xiiie siècle, notamment, des débats mystiques sur l’amour de la beauté, sur la contemplation du beau, en tant que reflet du divin, justifient l’attirance des hommes pour la beauté tant masculine que féminine, mais l’homme étant la créature la plus parfaite, la plus achevée, la beauté masculine est jugée supérieure et sa contemplation, en un sens, plus légitime et noble26. Ces débats fameux ne se réfèrent guère à la contemplation par les femmes de la beauté féminine, justifiant plutôt leur attrait spontané pour la beauté masculine27. C’est peut-être en raison de ce silence, de cette absence de l’homoérotisme féminin dans les débats à fondement mystique sur la beauté, que l’on discute peu l’attirance des femmes, en général, pour d’autres femmes, alors que les débats sur les attirances homoérotiques des hommes, et sur leurs préférences (femmes ou éphèbes), sont légion28. On citera sans doute cet auteur d’un traité de « police » (hisba), de la fin du xve siècle, visant à réglementer la nudité féminine au hammam, pour prévenir toute tentation entre elles29. Mais, en règle générale, les femmes se livrant à des actes homosexuels ou enclines à séduire leurs semblables relèveraient de catégories particulières30.
12Ce repli sur une catégorie spécifique apparaît bien dans la description par Léon l’Africain des devineresses lesbiennes de Fès. C’est un texte assez exceptionnel, par la précision du témoignage et la manière dont il est contextualisé. Il s’agit, en effet, de souvenirs de jeunesse de l’auteur, Hassan al-Wazzân, qui a grandi à Fès et qui, capturé par des pirates chrétiens, conduit à Rome, accepte le baptême, devient Jean Léon l’Africain, et rédige vers 1525 une description de sa terre natale et de l’Afrique, telle qu’il l’a parcourue. L’ouvrage est donc à la fois un témoignage interne au monde musulman – les souvenirs d’un jeune Fassi sur la ville où il a grandi – et un témoignage décalé, s’adressant à un public de lecteurs italiens, chrétiens, ignorants, pour la plupart, des réalités marocaines et sans doute nourris de préjugés.
- 31 Léon l’Africain 1956 : I, 222. Voir Davis 2006.
13Or, c’est un regard au fond très neutre ou équitable que ce transfuge porte sur sa société d’origine, alternant la mention de points, à ses yeux, positifs ou négatifs. Nulle dénonciation de la polygynie, par exemple, pour complaire à son lecteur, alors qu’il s’agit là d’un des points axiaux de la polémique anti-musulmane. En revanche, il porte un jugement des plus critiques sur certaines pratiques mystiques, extatiques, des soufis, accusés de profiter de la crédulité des fidèles (condamnation qui pourrait être le fait d’un musulman) et d’utiliser les banquets mystiques pour séduire leurs jeunes disciples, affichant publiquement « l’amour qu’ils portent à quelques jeunes gens imberbes »31. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le portrait qu’il dresse des tribades de Fès :
- 32 Léon l’Africain 1956 : I, 217-218.
La troisième catégorie de devins comprend des femmes qui font croire au peuple qu’elles sont liées d’amitié avec certains démons d’espèces différentes. Elles appellent en effet les uns démons rouges, les autres démons blancs, les autres démons noirs. Quand on leur demande de deviner quoi que ce soit, elles se parfument de diverses odeurs. Alors, d’après ce qu’elles disent, le démon qu’elles appellent entre en elles. Elles changent aussitôt de voix pour faire croire que c’est lui qui parle par leur bouche. […] Quand elle a eu sa réponse, elle laisse un cadeau pour le démon et s’en va. Mais les gens qui joignent à l’honnêteté une certaine instruction ainsi que l’expérience des choses nomment ces femmes sahacat, ce qui a le sens du mot latin fricatrices. Et en vérité elles ont cette maudite habitude d’user l’une de l’autre, ce que je ne peux exprimer par un terme plus décent. Lorsqu’il se trouve une belle femme parmi celles qui viennent les consulter, elles s’en éprennent ainsi qu’un jeune homme s’éprend d’une jeune fille et, comme si le démon parlait en personne, elles lui demandent en paiement des embrassements amoureux. La femme, qui croit devoir complaire à l’esprit, y consent le plus souvent32.
14D’une manière assez semblable à celle d’al-Tifâchi, al Wazzân/Léon l’Africain moque le mari crédule, avant de rappeler qu’il peut aussi remettre toutes ces femmes dans le droit chemin, les rappeler à l’ordre de la domination masculine. Mais, très clairement, il apparaît dans ce récit que le lieu de la corruption est le monde extérieur, et non pas le monde clos du harem.
15Cette description, si rare au xvie siècle, de pratiques homosexuelles féminines quasi institutionnalisées est donc rapportée à un groupe bien particulier de « corruptrices », dont les tours de surcroît peuvent être déjoués, et dont la malice relève d’un phénomène plus général : l’imposture des faux mystiques, des soufis profitant de la crédulité des fidèles. Il est suggéré que les femmes naïves peuvent prendre plaisir à ces amours coupables, mais le mal vient clairement du monde extérieur, d’une sollicitation externe ; l’univers préservé du harem, espace familial, conjugal, n’en est pas la source. Quant à la traduction qu’opère l’auteur par le terme latin fricatrices, elle dénote bien que cette réalité, en soi, n’est pas conçue par lui comme spécifique : c’est l’imposture religieuse, la manipulation, dans toutes ses conséquences, qui apparaît ici spécifique.
- 33 Voir à cet égard Davis 2006.
- 34 Cf. Zhiri 1991 et 1995.
- 35 Il n’y a pas lieu de commenter ici la manière dont Léon l’Africain paraît « normaliser » la société (...)
16Il est difficile alors d’établir un lien direct entre ce témoignage si précis de Léon l’Africain et la multiplication, quelques décennies plus tard, de descriptions de harems suggérant ou même égrenant comme un topos le motif de l’homosexualité féminine. La fortune éditoriale de la Description de l’Afrique de Léon l’Africain est connue. Plusieurs éditions et traductions popularisent l’ouvrage dès 155033. Jean Bodin notamment en fait une lecture attentive34. Il est ainsi avéré que ce livre a joué un rôle important dans la mise en place d’une vision européenne de « l’intérieur » des sociétés islamiques. Et pourtant il y a loin des descriptions européennes du premier âge moderne à cette analyse qui demeure foncièrement islamique35. Ce qui se met en place au sein de cette caractérisation de l’Orient musulman par l’Europe est en effet un lien immédiat entre la clôture du harem et le tribadisme.
- 36 Les femmes grecques, sous domination ottomane ou non, sont très souvent décrites aussi comme reclus (...)
- 37 Busbecq 1746.
17Les premières descriptions du harem par des Européens sont assez ambivalentes, car la vertu des femmes musulmanes, leur retenue, leur modestie y sont communément soulignées, par comparaison avec les femmes de l’Europe chrétienne. Cependant, comme l’expliquent les observateurs, il s’agit dans tous les cas d’une vertu forcée. On établit alors une forme de gradation dans une institution qui concerne l’ensemble des sociétés islamiques – y compris parfois dans leurs minorités chrétiennes – et qui, à l’époque moderne, atteint sa quintessence ou son épure avec le Harem impérial ottoman, référence absolue36. C’est ce qui ressort par exemple de la relation de Busbecq, ambassadeur à la cour de Soliman au milieu du xvie siècle. Évoquant la modestie, la chasteté et la retenue des femmes turques, il explique que cette vertu relève plus en Turquie des « soins de leur mari qu’il n’est d’usage ailleurs ». Le mariage est une prison : « Elles sont toujours renfermées, et la plupart grillées, à peine voyent-elles le jour. S’il y a nécessité qu’elles sortent, elles sont gantées, le visage couvert d’un voile, elles voient sans être vues37 ». Le bain, néanmoins, est une occasion de sortie et dans ce lieu, également interdit aux hommes, également clos, une certaine mixité, fût-ce entre femmes, est possible, mixité sociale s’entend : « Il s’y trouve des Esclaves si belles, si bien faites, que d’autre femmes en deviennent amoureuses ».
- 38 Je ne m’intéresse pas tant ici à l’effectivité de la clôture des harems (ce qui serait en soi le su (...)
18Les tribades ne sont plus ici décrites comme une catégorie particulière de femmes. C’est leur genre de vie qui inclinerait au contraire toutes les femmes musulmanes, au moins virtuellement, au tribadisme. L’un des lieux privilégiés de cette démonstration, si le terme n’est pas trop fort, ou l’un de ses lieux de fixation est le hammam38. Un autre célèbre voyageur en Orient, Nicolas de Nicolay, séjournant à Constantinople dans ces mêmes années du milieu du xvie siècle, justifie le goût des femmes turques pour les bains à la fois par des raisons de propreté et de pureté religieuse, et par leur besoin d’échapper à l’enfermement du harem. Elles se donneraient alors le plaisir de
se revencher de l’impérieuse rudesse de leurs ombrageux maris, qui ainsi les tiennent subjectes et enferrées, le plus souvent sous couleur d’aller aux bains, elles se transportent ailleurs où leur semble, pour accomplir leurs voluptez, et se donner du bon tems, sans que les maris en puissent avoir aucune apercevance39.
19Le bain comme prétexte à une sortie exutoire n’est donc pas systématiquement lié à des amours entre femmes, mais cette promiscuité et cette ségrégation des femmes au hammam déboucherait de manière systématique, dans la perspective de Nicolay, sur de tels débordements :
Loinct que le plus souvent elles y vont dix, ou douze, et quelquefois plus de compagnie, tant Turques que Grecques, et se lavent familièrement l’une l’autre. Dont advient qu’entre les femmes de Levant y a très grande amitié, ne procédant que de la fréquentation et privauté des bains. Voire quelquefois deviennent autant ardemment amoureuses les unes des autres, comme si c’estoyent hommes. Tellement qu’ayant apperceu quelque fille ou femme d’excellente beauté, ne cesseront pas tant qu’elles en auront trouvé les moyens de se baigner avec elles pour la manier, et taster partout à leur plaisir, tant sont pleines de luxurieuse lascivité féminine. Comme jadis estoyent les Tribades, du nombre desquelles estait Sapho Lesbienne, qui transmua l’amour, dont elle poursuyvait cent femmes ou filles, à son amie Phaon40.
20Le même auteur décrit une forme de parade amoureuse des femmes allant aux bains :
Car leur préparation et parade est telle, qu’allant aux bains soyent Turcques, ou Chrestiennes, pour mieux complaire les unes aux autres, s’ornent de tous leurs plus riches habits et plus précieuses bagues41.
- 42 Encore que l’altérité de la Grèce antique soit aussi à interroger dans ce contexte historique : le (...)
- 43 Nicolay 1576 : 111.
21La référence au gynécée antique comme aux tribades grecques réduit assurément le caractère exotique de cette description pour le lecteur européen, mais elle est loin d’être systématique et elle disparaît peu à peu de ces récits de voyages42. Un autre élément notable est à nouveau l’accent porté sur la mixité des femmes au bain : turques et chrétiennes mêlées, femmes de haute condition et esclaves, domestiques… Le harem, à l’exception des grands harems sultaniens, très densément peuplés, est décrit comme un monde de solitude, de réclusion solitaire, alors que le hammam est un espace mi-clos, surtout caractérisé par une très grande hétérogénéité sociale. Certes les plus grandes dames auraient chez elles des bains privés, les dispensant de ces sorties, mais à en croire Nicolay, même ces grandes dames cèderaient à l’attrait des hammams « publics » et « volontiers s’y acheminent de grand matin, pour y demeurer jusqu’à l’heure du disner estant accompagnées d’une ou deux esclaves »43. Un autre voyageur, dans la première moitié du xviie siècle, va jusqu’à comparer le hammam au bal, où les dames
- 44 Du Loir 1654 : 182-183.
estallent librement, non seulement […] la beauté de leur visage, mais aussi celle de tout le corps pour le rendre plus aymable. D’où vient qu’elles s’y rendent amoureuses les unes des autres, avec plus de passion qu’elles ne le sont des hommes44.
22Néanmoins, le hammam, cadre privilégié, n’est pas l’unique lieu où ces observateurs situent les amours entre femmes. La réclusion au harem, de manière plus générique, engendre ces pratiques saphiques. C’est le constat que fait un autre diplomate français en Orient, François Savary de Brèves, à la fin du xvie siècle, quand il mentionne les amours entre femmes à l’occasion d’un séjour à Alger, commentaire qui vaut pour l’ensemble des « quartiers de Levant » :
- 45 Savary de Brèves 1628 : 373. Voir également, sur les « fricatrices d’Alger », Turbet-Delof 1968 : 1 (...)
(...) les femmes, et principalement des Seigneurs de qualité, lesquelles demeurent enfermées és Serrails, et gardées par des Eunuques, s’adonnent entre elles, à des fausses et bastardes amours, dont le vicieux appetit les domine si tyranniquement, qu’il étouffe en elles, le désir des naturelles et légitimes et leur fait avoir les hommes à contrecœur, soit que leur affection, pour manquer de prise légitime, n’y ayant point là de masles, les invite à s’attacher ainsi à un objet étranger, soit que la malignité de quelque tentation satanique les y pousse45.
- 46 Grosrichard 1979. Le terme sihâk recouvre aussi le sens de masturbation, éventuellement réciproque.
- 47 Bon 1996 : 57-58.
23Manque d’hommes ou goût intrinsèque du vice ? Le premier argument fournit notamment le fameux motif, réitéré tout au long de l’époque moderne, et les descriptions du Harem ottoman reprennent cette même anecdote des concombres que l’on ne porteraient jamais entiers au quartier des femmes, de peur qu’elles ne les emploient, seules ou entre elles, à des fins érotiques46. C’est ce qu’écrit notamment un envoyé vénitien à Constantinople, Ottaviano Bon, dont la relation fut traduite et publiée en langue anglaise dans le premier quart du xviie siècle47. Le topos est récusé par Tavernier, auteur d’une fameuse description du Sérail, même s’il confirme ces amours saphiques :
- 48 Tavernier 1675 : 253-254.
Il y a de vieilles filles qui instruisent les jeunes et qui jour et nuit veillent sur leurs actions ; et que leur prison forcée les porte entre-elles aux mêmes débordements où s’emporte la brutalité de ces jeunes hommes quand elles en peuvent trouver l’occasion. C’est sans doute ce qui a donné lieu à la fable qui se débite des concombres qu’on leur sert par tranches et jamais entiers, dans la crainte ridicule qu’elles ne s’en servent mal à propos ; ceux qui l’ont forgée ne savent pas que c’est la coutume dans le Levant de couper ce fruit par grosses rouelles, comme je le dirai dans le chapitre où je parle des jardins. Mais ce n’est pas seulement dans le Sérail que règne cet abominable vice, il règne aussi dans Constantinople et dans toutes les Provinces de l’Empire, et l’exemple des hommes qui abandonnant l’usage naturel de la femme brûlent d’un amour détestable les uns pour les autres, porte malheureusement les femmes à les imiter48.
24Ainsi, l’homosexualité féminine ne s’explique pas seulement par la polygynie qui, « raréfiant » l’accès aux hommes, frustre les femmes. La rareté des hommages masculins résulterait aussi des amours coupables entre hommes, en même temps que celles-ci induiraient leur pendant mimétique dans l’univers féminin. « Ce débordement de lubricité des femmes est une suite et un effet de celui des hommes, écrit ce même Tavernier, et les Turcs sont d’autant plus exécrables que l’usage de plusieurs femmes leur est permis49 ».
- 50 Dans sa modalité palatine, princière, comme dans ses acceptions les plus modestes d’ailleurs.
25Un autre témoin, Bobowski ou Bobovius, qui vécut de longues années au milieu du xviie siècle au cœur du Sérail ottoman en tant que page, interprète et traducteur, tient un discours semblable sur la mimétique des amours de même sexe. Ce Polonais captif des Ottomans, converti à l’islam sous le nom d’Ali Ufki Bey, fut l’un des informateurs privilégiés des voyageurs européens à la cour ottomane et notamment d’Antoine Galland, transmetteur et traducteur des Mille et une Nuits ; aussi, comme dans le cas de Léon l’Africain, il est avéré que son récit nourrit « de l’intérieur », à partir d’une information interne, les représentations de ce monde clos qu’est le harem50.
Le dérèglement des peuples d’Orient, écrit Bobovius, n’affecte pas les hommes seuls, mais il passe jusqu’aux femmes qui ont souvent de l’amour les unes pour les autres ; les plus vieilles dans le sérail et les appartements des dames de qualité font ce qu’elles peuvent pour complaire aux belles et jeunes filles, prennent plaisir à les farder et à les ajuster et leur font souvent des présents. Ces mégères cherchent même l’occasion de se satisfaire et font toutes choses imaginables pour pouvoir coucher avec leurs bonnes amies. J’ignore la satisfaction qu’elles en peuvent tirer, et de quelle manière elles cherchent à se satisfaire, mais j’ai ouï dire qu’elles prétendent néanmoins l’y avoir entière et qu’elles peuvent prendre tous les plaisirs qu’elles auraient avec les hommes ; ce commerce est pour ce sujet rigoureusement défendu dans le grand sérail, et les eunuques noirs veillent continuellement sur les actions des femmes comme les eunuques blancs prennent garde à celles des pages afin que, quand le sultan en veut voir quelqu’une, on puisse lui répondre et être assuré de sa virginité, qu’elle ne peut effleurer que par cette sorte de débauche avec ses compagnes51.
- 52 Rycaut 1670 : 34. Rycaut avait notamment utilisé et compilé la relation de Bobovius.
26Ce texte attire l’attention sur une conséquence possible du fort différentiel social qui caractérise à la fois l’espace, certes ségrégué, mais semi-public, des hammams, et le monde beaucoup plus clos des harems. Des femmes de toutes origines, de tous âges et de tous statuts se côtoient, ce qui favorise les jeux de séduction et consacre une possible vénalité des échanges. Le rôle de tentatrices et de corruptrices des femmes les plus vieilles est en tout cas largement avéré et se voit dénoncé avec une particulière acuité par le voyageur Rycaut, lequel publie en 1670 un ouvrage qui fit référence sur l’état du monde ottoman, intitulé The Present State of the Ottoman Empire52.
- 53 Les lacunes documentaires risquent d’être sur ce plan insurmontables.
- 54 Cf. Najmabadi 2005.
27Ce que décrit au fond Rycaut, comme d’autres auteurs, est une forme de galanterie entre femmes. Elle relève peut-être de cette courtoisie et dévotion à l’amour même dont Andrews et Kalpakl¦ ont récemment souligné qu’elle traversait alors toutes les couches de la société et concernait toutes les modalités de l’amour (y compris dans sa dimension vénale). Ces manières de faire sa cour, entre femmes, relèvent certainement aussi de relations de patronage internes au sérail, dont on sait l’importance et la pertinence, dans le monde des hommes, au sein des processus de promotion et d’ascension sociale notamment, mais auxquels on ne s’est guère intéressé dans le cas des femmes53. On peut encore songer à ces vœux de sororité, qu’atteste Afsaneh Najmabadi pour le xixe siècle en Perse, mais dont il ne semble pas exister de trace documentaire, à ce jour au moins54.
- 55 Postel 1560 : 7-8.
- 56 Cf. Martin 2001.
- 57 Fernamel 1670 : 80.
28Certes, nombre de ces textes, on le pressent à ces seuls exemples, se copient mutuellement, reproduisent les mêmes anecdotes, parfois dans les mêmes formulations. Quelles réalités recouvrent ces descriptions ? Une vulgate de l’Orient est en cours de constitution, mais elle conserve longtemps, on l’a mentionné, une forme d’ambivalence. Certains observateurs résistent, en effet, à ces caractérisations lubriques ou, pour le moins, pathologiques de l’Orient et ne sont pas loin de défendre les effets bénéfiques de la ségrégation des sexes et de la réclusion des femmes. Guillaume Postel, dont La République des Turcs paraît dans le dernier quart du xvie siècle, est par exemple un admirateur de la force et de l’organisation de l’empire ottoman, même s’il pourfend l’imposture de Mahomet ; de la même façon, la condition des jeunes femmes allant voilées et « ne parl[a]nt librement, ou convers[a]nt avec autre homme que leur Père, Frère, ou proche parent… principalement si elles sont de quelques maisons d’estat et médiocre », lui paraît un élément positif de la société turque, qu’il compare à cet égard à l’Italie55. Montesquieu lui-même suscitera plus tard une forme de polémique en paraissant défendre la clôture du harem, qui canalise les énergies de ces femmes des pays chauds et assure leur vertu56. De manière plus anodine, différents témoins soulignent à quel point ces femmes vivent en harmonie ou « sçavent tellement dissimuler [la jalousie ], qu’on ne s’en peut apercevoir »57. Ces caractérisations du monde des harems, et en particulier du Grand Sérail, comme univers harmonieux ou sans heurts sont assurément minoritaires, mais elles corrigent partiellement la vision d’un univers de frustrations, compensées par autant de débordements internes.
Jusqu’à quel point, d’ailleurs, ces évasions amoureuses, ces amours interdites sont-elles effectivement le propre d’un monde clos, d’un monde de recluses sans accès aux hommes ? À en croire les mêmes témoignages, les ruses sont légion pour rompre l’enfermement et se donner du plaisir, non pas avec des femmes, mais de manière bien normée quoique illicite, avec des hommes.
29Sans grande surprise, les barrières semblent faites pour être subverties et les observateurs étrangers se complaisent à narrer les multiples ruses des femmes pour cocufier leurs époux : c’est manière de démontrer l’inanité des règles de la réclusion féminine et de l’outrance polygame et l’universalité de la perversité des femmes. De manière peut-être moins prévisible, il nous apparaît aussi que le vacillement des genres et les phénomènes de travestissements sont une constante de l’évocation des harems.
- 58 Andrews et Kalpakl¦ 2005.
- 59 Busbecq 1748 : 58-59.
- 60 Tavernier 1675 : 254.
- 61 Il n’était pas rare que les femmes soient vêtues en hommes, pour voyager par exemple, et les cas de (...)
30Cas isolé, sans doute, que cette affaire d’éonisme au xvie siècle, sous le règne de Soliman, causée par la passion d’une femme pour une jeune fille58. Busbecq en fait longuement état dans ses Lettres59. Conduite devant le « colonel des Janissaires », la femme travestie fut jugée puis jetée à la mer et noyée. De cette histoire, Tavernier, un siècle plus tard, rapporte qu’elle court encore dans Constantinople et lui a été contée plus d’une fois60. L’affaire eut donc un grand retentissement, ce qui paraît sans doute moins lié au phénomène du travestissement en lui-même qu’à l’ampleur de la transgression61. L’exemplarité de l’histoire tient peut-être d’ailleurs aussi à cette résistance farouche que la jeune fille aurait opposée à sa séductrice.
31De manière plus banale, le harem est le lieu d’un soupçon identitaire permanent et de multiples ruses permettent de franchir les murs domestiques, de part et d’autre. Plus encore que les passions saphiques, on retrouve en effet constamment dans les sources l’expression de la crainte d’une intrusion des hommes ; le soupçon serait constant que des hommes déguisés en femmes s’introduisent dans les intérieurs domestiques. Au Grand Sérail, cette surveillance serait constante, comme l’évoque Tavernier :
Voilà de quelles précautions on se sert pour ôter aux femmes du Sérail tous les moyens d’avoir la fréquentation, ni même la vue d’aucun homme ; et s’il entre quelque juive dans leur quartier pour trafiquer avec elles et leur vendre quelques bijoux, elles sont exactement visitées par les Eunuques noirs, de peur que ce ne soit quelque homme travesti en femme, ce qui lui causerait la mort sur-le-champ62.
32Dans les intérieurs plus modestes, cette fouille au corps des visiteuses est évidemment impensable, même si chez les notables des eunuques sont généralement chargés de prévenir ces ruses. Mais on peut aussi acheter leur silence. Le soupçon est donc structurel, dans une certaine mesure : nul maître de maison n’est en mesure d’être absolument sûr de l’identité de chaque « femme » du voisinage qui pénètre chez lui. « L’effraction douce », sur ce plan, est plus efficace que le passage en force qu’illustre, par exemple, l’histoire de l’amoureuse travestie.
- 63 Du Loir 1654 : 182-183.
33À nouveau, le hammam, lieu enclos mais extérieur au harem, s’avère plus propice aux amours illicites que les intérieurs domestiques, et l’on se souviendra de ces femmes que mentionnait le sieur du Loir, qui donnaient rendez-vous à leurs amants au hammam, mais les abandonnaient finalement pour une amante63. À la même époque, soit au xviie siècle, deux captifs français, l’un au Maroc et l’autre dans la Régence de Tripoli, relatent une scène semblable : un amant déguisé en femme est introduit aux bains. Dans le premier cas, l’amant en question est lui-même un captif chrétien et l’ensemble de l’histoire est relaté sous le signe d’une certaine légèreté ou joie de vivre :
Comme ces dames allaient tous les Vendredys dans les Bains publics de la Ville, pour se divertir à rire avec les autres femmes ; et afin de le faire avec plus de plaisir, elles y menaient avec elles le Sieur de la Place déguisé en fille, lequel, pendant qu’elles entraient seules dans un Bain séparé, restait au milieu des autres femmes, qui toutes nües se baignaient devant luy pendant qu’il joüait de la guitare, en attendant que ses Maîtresses le vinssent retrouver. Et s’il se passa quelque chose de plus particulier dans ses galanteries, je n’en ai point eu connaissance64.
- 65 Quartier 1690 : 145.
- 66 Du Loir 1654 : 180.
34L’autre récit, dont l’auteur est un religieux français, concerne un jeune Turc du nom d’Ali introduit dans un hammam de Tripoli « sous l’habit de femme moyennant les presens qu’il faisait aux Officiers qui sont pour le service de ceux qui fréquentent ces lieux, où il arrive bien des avantures amoureuses… »65. Mieux encore, il suffirait, à Istanbul, qu’une femme se déguise en homme, suggère le sieur du Loir, pour s’affranchir au moins un instant de la réclusion domestique66.
35Un pas supplémentaire peut encore être franchi lorsque l’effraction masculine est provoquée par les femmes. Certaines sources décrivent une véritable inversion de l’ordre du harem : des femmes feraient enlever des hommes pour leur plaisir. Le thème a été popularisé par les Mille et une Nuits, mais il est aussi attesté de manière plus réaliste par des témoignages de l’époque moderne. Le sieur du Loir explique ainsi cette passion sexuelle dévorante par l’oisiveté des femmes turques, mais aussi par la défaillance de leurs hommes :
- 67 Du Loir 1654 : 178-179. « Quand la chose est sceüe, poursuit du Loir, les Turcs la punissent rigour (...)
Outre la délicatesse ordinaire de leur sexe, elles sont très mignonnes, très belles, & rarement défectueuses dans les parties du corps, & pour vous dire en un mot, rien ne leur manque que de plus honnêtes hommes. Les qualités de l’esprit respondent à celles du corps, & parce qu’ordinairement outre l’usage de la quenoüille et de l’aiguille, on ne leur apprend rien qui l’occupe, elles ne l’appliquent qu’à satisfaire à la passion, dont la nature nous donne les premiers mouvements, que l’oisiveté fait naître, & que le désir, & l’imagination nourrissent. C’est pourquoy il arrive souvent dans Constantinople que des jeunes hommes bien faits sont enlevez, lors qu’on n’a pû les pratiquer par quelque autre moyen. Il est neantmoins dangereux d’être choisis pour ces bonnes fortunes. Après que ces Dames en ont usé selon leurs désirs, Paribus lasciviis ad cupidinem & fastidium, elles les font quelquefois secrètement mourir, craignant plutôt le chastiment que l’infamie de l’adultère67.
- 68 De la Motte 1703 : 63-64.
36Une histoire semblable est racontée à des pères rédempteurs français, en mission à Tripoli de Barbarie, dans les dernières années du xviie siècle68.
37De l’image de victimes silencieuses, recluses solitaires, malheureuses et frustrées, on passe donc à cette image conquérante de femmes transformant le harem en un trou noir de perdition. Or ce motif de la dévoration, de l’appétit sexuel perpétuellement insatisfait des femmes du harem est toujours lié, au fond, à une déficience des hommes : trop absents, trop peu attirés par les femmes, trop débauchés…, ils ne laisseraient à leurs épouses d’autres solutions, pour assouvir leurs ardeurs, que ces substituts à l’amour conjugal : amours saphiques, tromperies occasionnelles ou obsessions de l’adultère… Qu’y a-t-il alors d’avéré dans toutes ces descriptions ? Comment faire la part du fantasme ? Et peut-on la faire ?
- 69 On rappellera simplement que la réclusion féminine est un marqueur social fort et que les femmes co (...)
- 70 Voir par exemple Voyage dans les États barbaresques… 1785 : 117.
38Manifestement les sources islamiques s’opposent très clairement aux sources européennes, tout particulièrement sur la question des attirances amoureuses entre femmes. Dans les descriptions occidentales de ces pratiques, la réclusion féminine, l’enfermement des femmes entre elles et leur privation des hommes justifient de manière quasi mécanique leur repli sur des amours féminines, mais aussi leurs stratégies de fuite, leurs ruses pour accéder malgré tout à l’amour des hommes. Ce schéma de frustration concernerait donc l’ensemble de la population féminine, l’ensemble des femmes recluses, tout au moins des sociétés musulmanes69. On peut à bon droit supposer que certains récits ne sont qu’un assemblage de motifs stéréotypés70.
39Les rares auteurs musulmans, à l’inverse, qui mentionnent ces pratiques illicites leur trouvent de tout autres causes, puisque la réclusion des femmes (jusqu’au xixe siècle au moins) leur paraît être, au contraire, la condition même de leur vertu et de l’harmonie familiale et conjugale. En aucun cas, ils ne sauraient généraliser, de la sorte, un tel schéma de frustration. Une femme est supposée s’épanouir et non pas s’étioler à l’ombre du harem. On est ainsi porté à soupçonner les observateurs occidentaux de ce premier âge moderne d’avoir construit une vision passablement fantasmatique des harems. Il est fort vraisemblable, de fait, que le choc que suscitait pour eux le spectacle d’une homosensualité masculine pleinement légitime, envahissant l’espace public, ait donné lieu à toutes sortes d’extrapolations.
- 71 Il est à noter que les témoignages, si nombreux, d’anciens captifs en « Barbarie » mettent bien l’a (...)
- 72 Pour en rester aux sources citées dans le présent article, voir, pour ces mentions d’un « informate (...)
40Ces sources européennes ont très longtemps été analysées au premier chef comme des discours, et sous un angle foncièrement littéraire. Elles ont même souvent été récusées en bloc comme des fictions, simples représentations d’une altérité radicale. Néanmoins, il conviendrait de les réhabiliter au moins partiellement comme des témoignages, afin de mieux entendre et mieux voir ce qu’elles empruntent, en réalité, à des informations de première main, à des informateurs locaux. Si beaucoup de ces ouvrages sont de seconde main, un grand nombre d’entre eux font état d’une information « à la source » : eunuques soudoyés qui font visiter un harem (cas de figure des plus fréquents), descriptions des intérieurs domestiques par des captives chrétiennes, ou même témoignages vécus d’anciens captifs employés comme domestiques, par exemple…71 On constate d’ailleurs que certains motifs se retrouvent dans les descriptions de l’Europe par des musulmans : la cour que les femmes plus âgées font aux plus jeunes, les présents coûteux qu’elles leur adressent…72 Une récusation systématique de ces relations occidentales est donc impensable.
41Qui plus est, le schème de l’altérité doit être fortement relativisé. C’est au fond un air de familiarité qui se dégage de nombre de ces relations, en raison d’une forme d’homothétie entre le harem et le couvent ou le monastère chrétien73. La forteresse du couvent équivaut à celle du harem, comme le déclare, par exemple, Tavernier, à propos du Harem impérial :
Je fais un chapitre du quartier des Femmes pour entretenir seulement le lecteur de l’impossibilité qu’il y a de le bien connaître, & de savoir exactement ni comme il est disposé, ni de quelle manière on s’y gouverne. Il n’y a point dans la Chrétienté de Monastère de filles pour régulier & autre qu’il puisse être, dont l’entrée soit plus étroitement défendue aux hommes…74
- 75 « Je vous advoüe, écrit le sieur du Loir, que l’indignation que je conçois contre les Turcs pour ce (...)
- 76 On peut aussi se demander si les résistances actuelles au voile en Europe, quoi qu’on en pense sur (...)
- 77 Sur l’insatisfaction sexuelle des femmes au harem, Walther 1993 : 172 sq. Le modèle du bordel n’est (...)
42On pourrait alors se demander si ce modèle du couvent ou du monastère féminin, de manière explicite ou sous-jacente, n’explique pas que soit si fortement sollicité le registre de l’imposture ou de la fausseté dans les descriptions européennes du harem, par parallèle avec l’infidélité de la foi. Le harem falsifierait en quelque sorte le modèle du monastère. Les attirances des femmes entre elles sont qualifiées de fausses amours, mais les hommes eux-mêmes, leurs époux, régnant sur le harem, sont présentés comme déficients, parce qu’attirés par d’autres hommes ou encore « peu honnêtes »…75 Et le motif si récurrent de l’adultère signifie bien que c’est en dehors de l’enclos domestique qu’elles doivent rechercher de « vrais » hommes. L’assimilation des femmes des harems aux épouses ou fiancées du Christ, cloîtrées dans les couvents, placerait, au fond, leurs époux dans une situation d’« imposture » absolue aux yeux de ces observateurs, « époux de nonnes » en quelque sorte76. Le harem figurerait un dévoiement érotisé du modèle du couvent, son détournement, mais sous la domination de mâles littéralement impropres à assumer leur tâche, ce qui expliquerait le motif de l’insatisfaction sexuelle permanente, structurelle, des femmes qui le peuplent77.
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43Ainsi peut-on mettre en évidence un certain ancrage de l’analyse des voyageurs européens dans un discours et une pratique indigènes, et donc une interaction constante des acteurs, en même temps que la dissociation foncière de deux visions : de la culture malgré tout, pourrait-on dire. Or, le point d’achoppement de cette différence, entre une conception interne, islamique, du harem, et une lecture externe, européenne, réside bien dans la question de la clôture, bénéfique pour les uns, radicalement néfaste ou, surtout, impropre pour les autres. C’est sur la base de cette distorsion de fond, en dépit de tous les phénomènes d’interaction ou de fusion, et en raison même de ces phénomènes, que l’on peut supposer que le silence croissant des sources islamiques sur le harem, à l’époque moderne, et leur pudeur de plus en plus manifeste sur le sujet de la sexualité féminine résultent aussi d’une intériorisation du regard si stigmatisant des Européens sur la condition des femmes en Islam. Un mur de silence s’élève. À cet égard aussi, par ce retranchement historiographique, le harem se constituera de plus en plus, entre le xvie et le xixe siècle, comme un lieu clos.