Éditorial
Texte intégral
- 1 Agnès Fine et Claudine Leduc (dir.), CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, Femmes et religions, 2/199 (...)
1Sept ans après la parution du numéro 2 de CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés1, sur Femmes et religions, nous avons voulu revenir sur le sujet avec une approche différente.
- 2 Natalie Zemon Davis, Juive, catholique, protestante, trois femmes en marge au XVIIe siècle, Seuil, (...)
2Chrétiennes, le terme appelle quelques commentaires. Il s’agit d’abord de resserrer la focale sur l’une des grandes traditions religieuses de l’histoire du monde qui a marqué tout particulièrement l’Europe même si la référence à l’héritage chrétien semble s’atténuer, aujourd’hui, dans nos sociétés. On peut noter que, dans le même temps, la réflexion sur l’introduction d’un enseignement sur les religions, à l’école publique, est à l’ordre du jour en France. Ce titre peut susciter une certaine méfiance dans le contexte français marqué par une culture de la laïcité qui s’est montrée souvent allergique à l’expression du fait religieux. Or, s’intéresser aux chrétiennes, c’est tout simplement rendre visibles des femmes souvent marginalisées dans le récit historique – surtout pour la période contemporaine –, démarche désormais classique en histoire des femmes et du genre. Dans l’étude du rapport des femmes à la religion, l’ouvrage de l’historienne américaine Natalie Zemon Davis, paru en 1997, a fait date2. À suivre les destinées étonnantes de trois femmes, juive, catholique et protestante, on est frappé de voir combien la religion a pu être un moyen d’échapper aux contraintes liées au mariage et à la famille, même si elle en créait d’autres par ailleurs.
3L’ensemble des articles proposés dans ce numéro ne porte pas sur la dimension institutionnelle du christianisme, dans ses rapports avec les femmes, ni sur les grands textes de la tradition chrétienne ou sur les très nombreux discours produits par les clercs sur « la » femme ou la féminité. Les études ne manquent pas sur le terrain très fertile des représentations. L’ouvrage dirigé par Jean‑Claude Schmitt (Ève et Pandora, la création de la femme, Gallimard, 2001) en est un bel exemple. Nous avons choisi un autre angle de réflexion en demandant aux historiennes et historiens, sociologues, anthropologues qui ont apporté leur contribution à ce numéro, de s’intéresser à des femmes impliquées personnellement ou collectivement dans la sphère religieuse ou dont les engagements dans la société sont liés, plus ou moins explicitement, à une foi et une pratique religieuses. Des femmes actrices d’une histoire qui ne se résume pas à celle de la domination et de la relégation de leur sexe, même si ces situations ont été et demeurent, dans les confessions chrétiennes comme dans les autres religions, des réalités qu’on ne saurait nier. On s’intéressera donc ici au christianisme comme expérience vécue par des femmes, certes souvent exclues des lieux du pouvoir et de la gestion du sacré, mais aussi actives, créatives, y compris au plan spirituel et théologique.
- 3 La dimension centrale du combat pour la liberté de la contraception et de l’avortement, dans les co (...)
- 4 Des sociétés où le développement économique et l’installation de la démocratie furent plus précoces (...)
4Le bilan historiographique proposé par Bruno Dumons, pour l’époque contemporaine, montre le peu d’attention portée en France, jusqu’à une période récente, au fait religieux au féminin, aussi bien par l’histoire sociale du deuxième vingtième siècle que par l’histoire des femmes et du genre. Un désintérêt peut-être lié, dans le premier cas, à la thèse de l’inéluctable dépérissement du religieux léguée par une historiographie teintée de marxisme et d’anticléricalisme. Quant aux historiennes des femmes et du genre, elles ont eu, pour la plupart, une vision très critique du rôle des religions dans l’évolution du statut des femmes. « L’héritage judéo-chrétien » a souvent été rendu responsable du malheur des femmes par le féminisme des années 19703. Or l’idée d’émancipation des femmes est apparue dans des sociétés marquées par le christianisme4, le monde anglo-saxon de culture protestante étant pionnier dans ce domaine même s’il n’a pas le monopole de l’invention du féminisme. Des recherches sur les femmes et le genre ont été menées, au croisement du religieux, du social et du politique, de manière précoce en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord. Kristoff Talin le montre à propos des travaux historiques et sociologiques sur les religieuses. Le cas du Québec est révélateur : c’est un pays de forte tradition catholique mais intégré dans l’ensemble nord-américain où les « études féministes » se portent bien, avec de nombreux groupes de recherches sur la question des femmes et du religieux. Quand Micheline Dumont a publié en 1996 un livre intitulé Les religieuses sont-elles féministes ?, cela pouvait sonner, vu de France, comme une provocation.
- 5 Une période bien représentée dans le numéro 2 de CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés cité plus haut.
- 6 Jeffrey F. Hamburger, Peindre au couvent, Gérard Montfort Éditeur, 2000 ; édition originale, Califo (...)
- 7 Bernadette Barrière et alii (dir.), Citeaux et les femmes, Éditions Créaphis, 2001. Compte rendu de (...)
- 8 Au cloître et dans le monde. Mélanges en l’honneur de Paulette l’Hermite-Leclercq. Textes réunis pa (...)
- 9 Christiane Klapisch-Zuber (dir.), CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, Georges Duby et l’histoire de (...)
- 10 Jacques Dalarun, Claire de Rimini. Entre sainteté et hérésie, Payot, 1999. Compte rendu de Cécile C (...)
- 11 Compte rendu de Geneviève Dermenjian.
5Les articles de ce numéro embrassent les temps modernes et contemporains, du xvie siècle au temps présent. Pour la période médiévale si riche sur ce sujet5, l’absence d’articles est compensée par une série de comptes rendus d’ouvrages qui renouvellent l’approche des monastères féminins, lieux de production d’images6, espaces à interroger en intégrant la dimension du genre7. Au cloître et dans le monde, ouvrage collectif offert en l’honneur de Paulette l’Hermite-Leclercq8, dessine un paysage très varié où le regard masculin a aussi sa place. Cette historienne avait donné, dans le numéro 8 de CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés9, un bilan historiographique sur Les femmes et la vie religieuse au Moyen Âge. Parmi ces chrétiennes des temps médiévaux, émergent parfois des figures extraordinaires comme Claire de Rimini dont Jacques Dalarun retrace la légende10. Le xixe siècle, souvent présenté comme un temps de « féminisation du catholicisme », occupe également une place modeste. Le livre de Jacques Benoist (Le Sacré-Cœur des femmes de 1870 à 1960, Éditions de l’Atelier, 2000) fait émerger des personnalités fortes de laïques et de religieuses, soucieuses de participer, comme les hommes, à la vie de l’Église et à l’animation de la basilique. Dans celle-ci, la chapelle des reines de France met en scène des femmes ayant eu, aux yeux des fondatrices, un réel pouvoir politique et social. Ces femmes sont présentées comme des modèles aux pèlerines de Montmartre11. Le xxe siècle est en revanche très présent dans ce numéro. Un choix sans doute lié à nos champs de recherche mais aussi au constat de la forte implication des chrétiennes dans la sphère religieuse, comme dans d’autres domaines, dans un siècle marqué par la dynamique d’émancipation des femmes.
6Le christianisme est pluriel. Ses trois grandes confessions, le catholicisme, le protestantisme et l’orthodoxie sont elles-mêmes partagées en diverses Églises. Malgré notre souci de respecter un certain équilibre entre ces trois ensembles, il faut reconnaître que les contributions sur les femmes catholiques l’emportent ici. En effet, les travaux à caractère proprement historique sont moins nombreux, du moins en France, sur les protestantes et quasi inexistants sur les femmes orthodoxes. Un constat à relier à la prédominance du catholicisme dans notre histoire nationale et à l’abondance des sources pour le monde catholique.
- 12 Grace Davie et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Identités religieuses en Europe, La Découverte, 1996.
7Parmi les thèmes qui se dégagent au fil des articles, il y a tout d’abord l’idée que la sphère religieuse peut fonctionner comme un espace d’expression, d’affirmation individuelle ou collective pour les femmes. La dévotion à l’Enfant Jésus pratiquée par Madame Guyon et par d’autres femmes, à la fin du xviie siècle, constitue, d’après Sandra La Rocca, un mode d’expression privilégié pour les femmes dans l’Église catholique. Cette dévotion, liée à une spiritualité de l’intériorité encouragée par la Réforme catholique, est une manière de contourner la médiation des clercs, une forme d’émancipation qui trouve cependant ses limites dans le silence finalement imposé à ces femmes. Trois siècles plus tard, lors de la grande fête orthodoxe qui a lieu autour du 15 août en l’honneur d’une icône miraculeuse de la Vierge, dans l’île grecque de Nissyros (Dodécanèse), des femmes s’approprient l’espace du sacré, dans une sorte d’intimité avec la Vierge qui, selon Katérina Séraïdari, se distingue nettement des pratiques masculines. C’est une invitation stimulante à réfléchir sur le « genre de la dévotion ». Dans un contexte religieux très différent, Edith Franke montre comment des femmes d’Allemagne du nord, protestantes luthériennes, inventent, au seuil du xxie siècle, une spiritualité et des rituels qui se veulent d’inspiration féministe, dans une quête de Dieu au féminin, en rupture avec l’héritage patriarcal du christianisme. Ces initiatives audacieuses mais marginales participent à la recomposition du fait religieux, à ces « nouvelles formes du croire » analysées par Alphonse Dupront dans les années 1980 et, depuis quelques années, par les sociologues des religions comme Danièle Hervieu-Léger12.
- 13 François de Saint-Chéron, Sainte Thérèse d’Avila, Pygmalion, 1999. Compte rendu de François Bonfils
- 14 Jacques Maître, Mystique et féminité. Essai de psychanalyse historique, Cerf, 1997. Compte rendu de (...)
8Il faut insister sur la diversité des attitudes et des situations. Parmi les chrétiennes, il y a des femmes qui reproduisent, qui transmettent la tradition (les niaméritisses de Nissyros) et d’autres qui explorent, qui inventent, au risque d’être marginalisées et réduites au silence. Parfois, mais c’est très rare, des femmes accèdent à une réelle reconnaissance de la part des Églises. C’est le cas de Thérèse d’Avila13, grande figure du Siècle d’or espagnol, réformatrice du Carmel, à la fois contemplative et femme d’action, qui fut canonisée en 1622 et proclamée docteure de l’Église trois siècles et demi plus tard en 1970. Bien souvent, les femmes ont dû s’incliner devant l’injonction ecclésiastique mais certaines ont refusé de s’y plier. Soeur Juana Inès de la Cruz, fort connue à la cour du vice-Roi du Mexique, à la fin du xviie siècle, se permet de congédier un confesseur avec lequel elle est en désaccord (lettre commentée par Marie-Cécile Bénassy). Les résistances féminines au pouvoir ecclésiastique ont pris, à l’époque moderne, des formes variées nous dit Marcel Bernos. Ce n’était pas sans risques pour les femmes qui entendaient s’immiscer dans un domaine particulièrement marqué par la domination masculine. Il y eut des cas extrêmes où des femmes – ainsi que des hommes – se dressèrent contre l’Église catholique au péril de leur vie, telle cette martyre huguenote, dans la France du xvie siècle, dont Dominique Godineau montre comment, portée par une foi ardente, elle prend la parole et tient bon face aux clercs. Cette femme manifeste d’ailleurs plus de courage que son mari, même si le récit hagiographique insiste sur l’image de l’épouse, à la fois vaillante et obéissante, érigée en modèle dans la culture protestante naissante. À l’inverse, l’attachement à l’Église catholique a pu pousser des religieuses à risquer leur vie en refusant le nouvel ordre révolutionnaire, dans la France des années 1790, même si, dans le cas du Poitou étudié par Gwénaël Murphy, cette attitude est le fait d’une minorité. Autre mode d’expression, très largement féminin depuis le Moyen‑Age, le mysticisme a fait l’objet de nombreux travaux comme ceux de Jacques Maître, avec une approche de psychanalyse socio-historique14.
9Par delà les diversités, le lien privilégié avec la Vierge Marie, chez les femmes catholiques et orthodoxes, est un élément récurrent. En revanche, le monde protestant, en supprimant le culte de la Vierge et des saints, a pris ses distances avec Marie, au point de manquer de figures féminines fortes, d’où l’importance des femmes martyres dans l’imaginaire protestant. Lors des apparitions mariales de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, objet de l’article de Marlène Albert‑Llorca, ce sont des femmes et surtout des jeunes filles qui « voient » la Vierge. Ce phénomène renvoie à la fois à la féminisation du catholicisme évoquée plus haut et à la valorisation de la virginité féminine, tradition fort ancienne dans l’Église catholique, revivifiée au xixe siècle. On comprend ainsi cette relation forte entre « la Vierge et ses filles ». Beaucoup de théologiennes contemporaines s’intéressent à la mariologie (la recherche théologique sur Marie). Marie-Jeanne Bérère, dont l’itinéraire est retracé dans la rubrique « témoignage », a ainsi contribué à renouveler le regard porté sur celle qui est appelée, abusivement selon elle, « Mère de Dieu ». Elle a interrogé les représentations construites par la tradition catholique qui, en sacralisant Marie, a contribué à l’éloigner des humains et donc des femmes. Mais cette posture critique n’a guère été entendue, les travaux de cette théologienne étant, jusqu’à présent, peu diffusés.
- 15 Françoise Lautman : «Les relectures féministes de la Bible», in F. Lautman (éd.), Ni Ève ni Marie. (...)
- 16 Elisabeth Parmentier, Les filles prodigues. Défis des théologies féministes, Labor et Fides, 1998. (...)
- 17 Yvone Gebara, Le mal au féminin. Réflexions théologiques à partir du féminisme, L’Harmattan, 1999. (...)
10Des chrétiennes peuvent intervenir au cœur même de l’institution religieuse. C’est le cas des femmes pasteures dans les Églises protestantes, évoquées par Jean‑Paul Willaime. Le contraste est, sur ce point, très grand avec le monde catholique et les Églises orthodoxes où l’accès des femmes aux ministères consacrés demeure impossible. Ces femmes (15 % des pasteurs en France aujourd’hui) contribuent, par leur pratique, au renforcement de la professionnalisation et de la sécularisation du rôle du clerc. Pourtant, malgré cette avancée souvent citée en exemple, le partage du pouvoir religieux demeure encore inégal dans le monde protestant, entre des femmes « clercs de proximité » et des hommes « théologiens de société », partage que l’on retrouve dans nombre d’institutions, religieuses ou non. Cependant, il est un domaine où les protestantes sont particulièrement actives, celui de la théologie. Dans sa chronique du Monde de l’été 2001 sur les maîtres spirituels, Henri Tincq a consacré un article à Lytta Basset, alors pasteure à Genève, professeure de théologie pratique à l’université de Lausanne et auteure de nombreux ouvrages. Sa thèse sur Le pardon originel, éditée en Suisse en 1994, eut un grand retentissement et ses conférences attirent un public qui va bien au delà des cercles religieux. L’irruption, depuis les années 1980, des théologies féministes15, est révélatrice de cette appropriation par les femmes d’un domaine jusque‑là très masculin. Des travaux sont menés par celles que Elisabeth Parmentier, théologienne protestante à l’université de Strasbourg, appelle Les Filles prodigues16, dans un clin d’œil à la parabole du Fils prodigue qui ne met en scène que des hommes. Ces femmes, le plus souvent protestantes, proposent une lecture des textes sacrés qui remet en cause les fondements religieux de la tradition patriarcale des Églises chrétiennes. L’entreprise est audacieuse et regardée avec méfiance par la théologie classique avec laquelle le dialogue est encore rare et difficile. On retrouve une démarche voisine chez certaines théologiennes catholiques comme Marie-Jeanne Bérère, ou encore la brésilienne Yvone Gebara et l’américaine Joan Chittister toutes deux en difficultés avec le Vatican17.
11Au delà des formes de dévotion et des pratiques religieuses au féminin, de l’accès des femmes aux ministères et à la production théologique, un autre thème se dessine, celui de la foi religieuse comme support, comme stimulant pour l’action et pour l’engagement dans le monde, selon une terminologie propre au xxe siècle. Cette attitude est encouragée par l’Église catholique à partir des années 1920‑1930 et on la retrouve aussi du côté protestant. Un siècle plus tôt, Pauline Jaricot, née dans la grande bourgeoisie lyonnaise, avait décidé de consacrer sa vie aux pauvres et multiplié les initiatives pour améliorer la vie des ouvriers et les évangéliser. Mais sa dénonciation de l’égoïsme des possédants et l’échec de l’Œuvre des ouvriers – évoquée dans la lettre de décembre 1848 commentée par Daniel Murat – suscitent la méfiance des élites et du clergé lyonnais, d’où sa marginalisation. Pourtant, vingt ans après sa mort, elle deviendra un symbole pour l’Église catholique soucieuse de reconquérir le monde ouvrier, mais il faudra encore plusieurs décennies pour que ses écrits soient connus.
- 18 Evelyne Diébolt, Les femmes dans l’action sanitaire, sociale et culturelle, 1901-2001, publié par l (...)
- 19 Femmes protestantes au XIXe-XXe siècles, études réunies par Gabrielle Cadier-Rey, Bulletin de la So (...)
- 20 Anne Cova, « Au service de l’Église, de la patrie et de la famille ». Femmes catholiques et Materni (...)
12De nombreux travaux ont montré l’activité des femmes catholiques et protestantes, dès le xixe siècle, dans le vaste réseau de la philantropie puis dans la nébuleuse des associations féminines qui se développe au xxe siècle18. Le rôle des protestantes dans la mise en œuvre de l’école républicaine au xixe siècle puis dans les combats pour les droits des femmes au xxe siècle commence à être connu19 même s’il n’a pas encore fait l’objet de travaux de synthèse. De même, des femmes catholiques ont joué un rôle non négligeable dans la construction des politiques sociales autour de la famille et de l’enfance, comme l’ont montré les travaux d’Anne Cova20. Les syndicalistes chrétiennes qui pratiquent, dans les années 1900‑1930, une spiritualité de combat selon l’expression de Joceline Chabot, allient explicitement expérience religieuse et engagement militant, manifestations de la foi et pratique syndicale. Organisées dans des syndicats féminins qui rejoignent la CFTC en 1919, elles vivent leur engagement comme une forme d’apostolat sans qu’il y ait pour autant confusion avec les œuvres catholiques. Il s’agit, pour ces femmes, d’associer vie spirituelle et action dans un engagement de type existentiel, une attitude que l’on retrouve dans la petite communauté de femmes laïques dont Michèle Rault retrace l’itinéraire dans la France puis l’Algérie des années 1940‑1970. Expérience d’immersion dans le monde ouvrier où ces femmes vont en mission, moins pour convertir que pour vivre et travailler au milieu des ouvriers. Leur démarche est proche de celles des prêtres-ouvriers des années 1950‑1970 et elle s’apparente, par certains aspects, à celle des « établis » des années 1970. Il y a, à la même époque, d’autres communautés du même type comme celle qu’anime Madeleine Delbrêl dans la banlieue parisienne, à Ivry, « banlieue rouge » où sa mémoire demeure vivante aujourd’hui. Cette femme, comme Simone Weil sa contemporaine, a conjugué engagement dans le monde ouvrier et quête spirituelle mais elle n’a, jusqu’à présent, pas fait l’objet de travaux à caractère historique.
- 21 Florence Rochefort (dir.), CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, Intellectuelles, 13/2001.
13Un élément a retenu notre attention : la prédominance, parmi les chrétiennes évoquées dans ce numéro, des femmes seules qu’elles soient religieuses ou laïques. C’est bien sûr un effet de la présence très majoritaire des catholiques. L’exigence catholique du célibat pour les clercs masculins et pour les religieuses reste toujours la règle, à la différence de la tradition protestante très attachée au couple conjugal. Dans le monde orthodoxe, les popes sont en général mariés. Mais cette loi du célibat semble avoir été reprise, sans qu’il y ait cette fois d’obligation prescrite, par des femmes catholiques fortement engagées dans la sphère religieuse ou dans une action en lien avec leurs convictions religieuses (les syndicalistes chrétiennes par exemple). Le célibat laïque ou consacré a certainement été un moyen, voire une nécessité, y compris chez les protestantes, pour accéder au savoir (les études de théologie), à la parole publique (les premières pasteures sont célibataires) et plus généralement pour s’engager, sans avoir à subir les contraintes de la vie ordinaire des autres femmes. On pourrait faire ici un parallèle avec les intellectuelles – thème d’un récent numéro de CLIO, Histoire, femmes et Sociétés21 – des femmes elles aussi souvent seules, célibataires ou veuves. Après tout, les féministes des années 1970 disaient, dans une joyeuse insolence : « une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette ». Le célibat féminin comme mode de vie légitime et même valorisé est bien une invention du christianisme qui fit scandale dans le monde antique.
- 22 Étienne Fouilloux, « Femmes et catholicisme dans la France contemporaine », CLIO, Histoire, Femmes (...)
- 23 Phrase citée par Marie-Thérèse Van Lunen Chenu, dans la revue Parvis, septembre 2001.
- 24 « Les femmes définitivement exclues du diaconat », revue Golias, janvier 2002.
- 25 Elisabeth Behr-Sigel et Mgr Kallistos Ware, L’ordination des femmes dans l’Église orthodoxe, Cerf, (...)
14Revenons, pour terminer, sur l’actualité du sujet. Au début du xxie siècle, les femmes continuent de « faire tourner l’Église catholique » comme l’écrivait en 1995 Etienne Fouilloux22. Là encore, on est frappé par la diversité des attitudes. Il y a des chrétiennes actives dans les réseaux intégristes catholiques ou fondamentalistes protestants. À l’autre extrémité du spectre, des femmes ne ménagent pas leurs critiques à l’égard du Vatican à propos du refus réitéré d’ordonner des femmes prêtres. Ce fut le cas lors d’une rencontre internationale à Dublin, en juin 2001, qui a rassemblé des femmes et des hommes de 36 pays, dont des religieuses bénédictines américaines. Celles‑ci ont passé outre l’interdiction romaine de participer à cette rencontre en invoquant « la tradition bénédictine qui n’est pas d’obéissance soumise mais d’obéissance fondée sur le discernement et la responsabilité personnelle »23. À l’automne 2001, de nombreuses associations, dont Femmes et Hommes en Église, ont protesté contre une notification du Vatican tendant à renforcer l’interdit sur l’accès des femmes au diaconat, même si celles-ci ne sont pas explicitement citées24. Cette question est aussi d’actualité dans le monde orthodoxe comme le montrent les nombreux textes d’une grande spécialiste de théologie orthodoxe, Elisabeth Behr-Sigel, femme au parcours singulier, passée du protestantisme à l’orthodoxie25.
15Chrétiennes, le thème est immense et nous n’avons fait que l’effleurer. Ce numéro de CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés est une invitation à intégrer, de manière plus approfondie, le fait religieux dans l’histoire des femmes et du genre.
Notes
1 Agnès Fine et Claudine Leduc (dir.), CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, Femmes et religions, 2/1995. Dans ce numéro, la question de l’exclusion des femmes de la sphère du sacré occupait une place importante.
2 Natalie Zemon Davis, Juive, catholique, protestante, trois femmes en marge au XVIIe siècle, Seuil, 1997. Compte rendu dans CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 7/1998.
3 La dimension centrale du combat pour la liberté de la contraception et de l’avortement, dans les combats féministes de cette période, entre pour beaucoup dans ce rejet, l’Eglise catholique réitérant son refus de toute libéralisation dans ce domaine.
4 Des sociétés où le développement économique et l’installation de la démocratie furent plus précoces, éléments à prendre aussi en compte.
5 Une période bien représentée dans le numéro 2 de CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés cité plus haut.
6 Jeffrey F. Hamburger, Peindre au couvent, Gérard Montfort Éditeur, 2000 ; édition originale, California Press, 1997. Compte rendu de Martine Jullian.
7 Bernadette Barrière et alii (dir.), Citeaux et les femmes, Éditions Créaphis, 2001. Compte rendu de Sophie Cassagnes-Brouquet.
8 Au cloître et dans le monde. Mélanges en l’honneur de Paulette l’Hermite-Leclercq. Textes réunis par Patrick Henriet et Anne-Marie Legras, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000. Compte rendu de Laurence Moulinier.
9 Christiane Klapisch-Zuber (dir.), CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, Georges Duby et l’histoire des femmes, 8/1998.
10 Jacques Dalarun, Claire de Rimini. Entre sainteté et hérésie, Payot, 1999. Compte rendu de Cécile Caby.
11 Compte rendu de Geneviève Dermenjian.
12 Grace Davie et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Identités religieuses en Europe, La Découverte, 1996.
13 François de Saint-Chéron, Sainte Thérèse d’Avila, Pygmalion, 1999. Compte rendu de François Bonfils.
14 Jacques Maître, Mystique et féminité. Essai de psychanalyse historique, Cerf, 1997. Compte rendu de Jean-Pierre Albert.
15 Françoise Lautman : «Les relectures féministes de la Bible», in F. Lautman (éd.), Ni Ève ni Marie. Luttes et incertitudes des héritières de la Bible, Labor et Fides, 1997, pp. 87-98. Compte rendu du livre dans CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 9/1999.
16 Elisabeth Parmentier, Les filles prodigues. Défis des théologies féministes, Labor et Fides, 1998. Compte rendu de Donna Singles.
17 Yvone Gebara, Le mal au féminin. Réflexions théologiques à partir du féminisme, L’Harmattan, 1999. Joan Chittister, Le feu sous les cendres. Une spiritualité pour la vie religieuse contemporaine, Montréal, Bellarmin, 1998. Comptes rendus de Kristoff Talin.
18 Evelyne Diébolt, Les femmes dans l’action sanitaire, sociale et culturelle, 1901-2001, publié par l’Association Femmes et Associations, 2001. Compte rendu de Nicole Fouché.
19 Femmes protestantes au XIXe-XXe siècles, études réunies par Gabrielle Cadier-Rey, Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, janvier-mars 2000. Compte rendu de Corinne Bouchoux.
20 Anne Cova, « Au service de l’Église, de la patrie et de la famille ». Femmes catholiques et Maternité sous la IIIe République, L’Harmattan, 2000. Cmpte rendu de Françoise Thébaud.
21 Florence Rochefort (dir.), CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, Intellectuelles, 13/2001.
22 Étienne Fouilloux, « Femmes et catholicisme dans la France contemporaine », CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2/1995, pp. 319-329
23 Phrase citée par Marie-Thérèse Van Lunen Chenu, dans la revue Parvis, septembre 2001.
24 « Les femmes définitivement exclues du diaconat », revue Golias, janvier 2002.
25 Elisabeth Behr-Sigel et Mgr Kallistos Ware, L’ordination des femmes dans l’Église orthodoxe, Cerf, 1998.
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Référence papier
Mathilde Dubesset et Geneviève Dermenjian, « Éditorial », Clio, 15 | 2002, 5-15.
Référence électronique
Mathilde Dubesset et Geneviève Dermenjian, « Éditorial », Clio [En ligne], 15 | 2002, mis en ligne le 08 février 2005, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/56 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.56
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