Les crises politiques et l'image des femmes dans les représentations du pouvoir
Texte intégral
1Si on veut penser le pouvoir à partir de l'exclusion des femmes, à partir de leur situation dans le politique, l'examen des images dont elles font l'objet en tant que groupe dominé offre, semble-t-il une perspective intéressante. Penser le pouvoir à partir des images de femmes (dans les films, les romans, les journaux, mais aussi les discours), c'est tenter de voir ce qu'elles disent de la conception et de la représentation traditionnelles du pouvoir, puisqu'elles aboutissent, permettent, légitiment l'exclusion des femmes du politique. Si j'ai choisi de me limiter à la production d'images de femmes dans les moments de crises de l'histoire contemporaine française - en l'occurrence 1936, 1940-1945, Mai 1968 -, c'est que les crises politiques peuvent s'analyser précisément comme des crises de la représentation traditionnelle du pouvoir, et qu'il est alors intéressant de voir comment ces images se modifient, ou non, comment elles se réactualisent à la faveur de la crise, et pourquoi1.
2Souvent les crises sont présumées favorables aux transformations des rapports sociaux. Ainsi, par exemple, Louise Weiss, dans un premier mouvement, juge la période 1934-1938 favorable aux revendications (le droit de vote des femmes essentiellement) de l'association qu'elle préside, La Femme Nouvelle, du fait même de la « faiblesse du pouvoir central » et de « la crise de l'autorité »2. Mais son combat n'aboutit pas et l'image qui va s'imposer d'elle est l'image traditionnelle de l'excitée, de la femme hystérique, qui s'enchaîne de manière ridicule aux grilles des portails lourds des assemblées. L'image sera si forte que même des femmes la jugeront de la sorte, telle Gilberte Brossolette pour qui « s'enchaîner aux grilles du Luxembourg faisait plutôt rire qu'autre chose »3. La femme du peuple appelée à témoigner lors du procès du Coupable (film de Raymond Bernard, 1936) suscite elle aussi le rire des jurés et de l'assistance quand, s'adressant au Président du jury, elle fait cette profession de foi : « Je suis pour le droit de vote des femmes, pas vous ? ». L'hilarité qu'elle déclenche tient-elle à sa gouaille ou à ce qu'elle réclame ? La réponse du Front Populaire à sa question se devine peut-être à travers un autre film : La Belle Equipe (Julien Duvivier, 1936). Viviane Romance y incarne Gina, la belle garce qui, par son pouvoir érotique, contrarie et finalement détruit le projet communautaire/communiste des amis... Si les hommes du Front Populaire ne veulent pas reconnaître aux femmes la capacité politique, n'est-ce pas parce que, dans leurs représentations, elles sont celles qui introduisent le chaos, le désordre, celles qui rompent l'unité constructive du gouvernement des hommes et bouleversent un jeu dont ils ne veulent pas changer les règles ?
3Léon Blum refuse le droit de vote aux femmes et nomme trois femmes sous-secrétaires d'Etat, explicitement, selon les dires de Louise Weiss, pour qu'elles se taisent4. Ce qu'elles ont obtenu pour elles, en tant qu'individus, elles ne le demanderont pas pour les autres, en tant que groupe social5. Cette incapacité du Front Populaire à changer la règle de l'exclusion des femmes, ne serait-elle pas la préfiguration de son incapacité à mener à bien le projet de transformation profonde de la société pour lequel il avait été porté au pouvoir ? En fait, ce que l'on peut espérer des crises, de ces moments « d'accroissement du désordre et des incertitudes »6, à savoir la possibilité de nouvelles questions sur l'ordre politique et social, ne se révèle pas toujours fondé. Serait-ce seulement fonction de la nature de la crise ? L'examen des images de femmes qui se créent dans les moments crisiques permettrait-il d'en comprendre la raison profonde ? A tout le moins, ces images semblent permettre l'approche d'un mécanisme, conscient ou non, de reconduction d'un ordre politique et social pensé et conçu sans les femmes.
4A la Libération, émerge l'image de la femme combattante, la femme résistante. Comment cette image va-t-elle être intégrée dans les représentations collectives dominantes ? La littérature de l'immédiat après-guerre met en scène des femmes actives et courageuses, « sans doute sans rapport avec ce que l'on imaginait jusque là »7. C'est Juliette Noël dans Les Amants d'Avignon de la récipiendaire du Goncourt 1945 ; c'est Mathilde dans L'Armée des ombres de Joseph Kessel ; c'est encore Chloé ou les deux courrières dans Drôle de Jeu de Roger Vailland... Cette image de la femme résistante est a priori positive et susceptible de se traduire politiquement, notamment par un changement du rôle social et politique des femmes. Elle semble d'ailleurs en harmonie avec le contexte d'aspirations au changement qu'incarne le projet politique de la Résistance. Mais dans le même temps, une autre image va s'imposer comme « la marque d'identité de la période »8 : la tondue de la Libération. Marie-France Brive a posé, semble-t-il, les questions essentielles concernant le phénomène des tontes : par celles-ci en effet, « les hommes de la Libération ont-ils seulement cherché à fustiger le nazisme ? N'est-ce pas aussi les femmes dans l'image qu'ils se font d'elles qu'ils attaquaient ? »9.
5D'un côté donc, une image au demeurant positive, qui semble correspondre à l'acquisition récente par les femmes du droit de vote ; de l'autre, une image beaucoup moins glorieuse, qui tend à dénier aux femmes la capacité, la légitimité politiques et qui peut aussi bien se lire comme un avertissement du retour de la loi des hommes. Ces images, apparemment contradictoires, sont en fait complémentaires. En effet, non seulement la version retenue, officialisée, de la femme résistante, correspond aux rôles traditionnellement assignés aux femmes (la résistante devient la vierge héroïque ; c'est Danièle Casanova - comparée à Jeanne d'Arc - à qui on rend une sorte de culte...), mais avec la juxtaposition de l'image de la vierge combattante et de celle de la tondue (l'embochie, la traîtresse) on retrouve une dichotomie classique des images de femmes : la sainte/la putain. Elles font toutes deux partie d'un même corpus idéologique tendant à écarter les femmes de la capacité politique.
6La question est alors la suivante : le « détournement » d'une image de femme a priori positive, telle qu'on peut la percevoir à la lecture d'une Elsa Triolet, n'est-il pas à mettre en relation avec le fait que très vite, en fait dès 1945, le projet politique de la Résistance a échoué ?10 Le fait que l'on ne puisse ou veuille inscrire culturellement une image potentiellement novatrice du rôle des femmes n'est-il pas un indice du renoncement des hommes de la Libération à la société meilleure, plus juste, imaginée dans le temps de la Résistance ? A moins que ce ne soit un signal : celui de l'entrée dans un autre temps, le temps de la gestion par opposition au temps de l'utopie.
7Allons plus loin : ne peut-on lire quelque chose de similaire dans le destin de l'image de la déportée revenue des camps nazis ? Certes, c'est d'abord l'image de la victime qui s'impose dans les représentations collectives ; le retour des déportés - hommes et femmes - est un choc pour la population, et dans leurs témoignages, les déportés, pour la plupart, évoquent avant tout le bon accueil qui leur a été fait11. « Nous avons été (...) touchées par les gestes de la population française à notre égard. (...). Dans les gares et les localités que traversaient nos convois la foule se massait spontanément sur notre passage et nous apportait des fleurs, des vivres et des vêtements. » dit cette témoin au retour de Ravensbrück12.
8Très vite néanmoins, les déportés entrent en silence : d'eux-mêmes, mais aussi et surtout parce qu'on le leur impose, de diverses façons. À l'incompréhension dont tous témoignent, s'ajoutent à l'encontre des femmes déportées des rumeurs et des insinuations spécifiques. Ne demande-t-on pas à Simone Veil, quelques mois à peine après son retour, « s'il est vrai que les nazis faisaient mettre enceintes les femmes par des chiens » ?13 Ne rappelle-t-on pas à certaines qu'avoir fait de la prison, avoir été détenue, est toujours mal vu ?14 D'autres ne s'entendent-elles pas dire qu'elles auraient mieux fait de rester chez elles, à s'occuper de leurs enfants ?15 Et puis, le soupçon se fait plus orienté : puisque de leurs témoignages mêmes l'endroit d'où elles sont revenues est un endroit d'où on ne peut revenir, comment se fait-il qu'elles soient là ? On ose donc le soupçon d'une sexualité prostituée, d'une sexualité coupable dans le camp : n'auraient-elles pas, pour s'en sortir, couché avec les nazis, ou avec les gardiennes ? Ces insinuations sont d'autant plus aisées qu'elles peuvent s'appuyer sur le sentiment de culpabilité que développent les déportées elles-mêmes ; au lieu d'être interprété comme un signe de grandeur (les êtres amoraux ne connaissent pas le sentiment de culpabilité), ce sentiment va être porté au crédit du soupçon.
9Ces rumeurs sont-elles le fait d'individus isolés ou témoignent-elles de quelque chose de plus profond, de plus ancré dans le psychisme collectif ? Ce qui est sûr, c'est que rien ne va être fait du côté des pouvoirs institués, pour stopper ce poison (insensiblement, timidement, l'image de victime se mâtine de suspicion), comme s'ils s'accommodaient à la fois du silence des déportées et de ces images malsaines. Il me semble intéressant de rapprocher le fait qu'on n'ait pas voulu ou pu entendre les déportées, qu'on ait laissé une possibilité d'existence à des images dépréciatives, de ce que les déportées étaient prêtes à dire et ont commencé à dire dans des ouvrages parus dès 1945. Car elles sont revenues très lucides et potentiellement témoins critiques de la société qui allait se rebâtir. Revenant de l'enfer, elles étaient mieux à même de repérer des espaces d'enfer dans une société qui se voulait plus démocratique, plus juste, moins hiérarchisée. Elles parlent de leur expérience concentrationnaire comme une caricature - extrême bien-entendu - de certains processus présents dans la « société normale » : la loi du profit et du rendement par exemple, mais aussi l'idée de hiérarchie, de supériorité des uns sur les autres, dont elles savent, elles, pour l'avoir vécue dans leur chair, ce à quoi sa logique peut aboutir. Des témoins si critiques, à la conscience politique si élevée, ne pouvaient-ils pas être perçus comme embarrassants, pouvant empêcher par leurs dires la reconduction tranquille, sereine, d'un ordre politique et social aux fondements inchangés ?
10Peut-être la question ne se révèle pertinente que plus tard... Dans les années 1960/1970 en effet, à la faveur d'une crise de société, arrive ce que les historiens ont coutume d'appeler « le temps de la mémoire », et les journalistes « la mode rétro ». On s'intéresse alors en particulier à la Seconde Guerre mondiale. Un certain nombre de livres, de témoignages sur la déportation paraissent, en une sorte de deuxième vague. Parallèlement, le mouvement des femmes connaît une phase ascendante, commencée avec le mouvement de contestation de Mai 1968. Les femmes sont donc dans la rue, manifestent, parlent, écrivent. Or, c'est à ce moment là, précisément, que ressurgit l'image de la déportée victime suspecte. Elle se placarde sur les murs par le biais d'une affiche, celle du film Portier de Nuit de Liliana Cavani. On y voit une femme superbe (Charlotte Rampling), seins nus, vêtue de l'uniforme et portant sur le crâne - rasé - le képi nazi. Elle est supposée représenter une déportée. L'affiche est à l'image du film. Sous prétexte d'une réflexion - psychanalytique... - sur la relation victime-femme/bourreau-homme, le film donne à voir une interversion des rôles (la victime devient bourreau, le bourreau victime et les deux sont donc à la fois victime et bourreau), l'ambiguïté des situations, le plaisir dans l'humiliation et la souffrance, bref une version sado-masochiste du nazisme et de la déportation. Les déportées ont mal de cette image. Car que suggère-t-on d'autre qu'une suspicion autorisée, légitime, à leur endroit ? Ne suggère-t-on pas que, revenues, elles ne sont pas innocentes ?
11Mais au delà d'elles, cette image ne va-t-elle pas atteindre, consciemment ou pas, d'autres femmes, en particulier celles qui au même moment manifestent et revendiquent, pour la capacité et la légitimité politique des femmes, pour une transformation des rapports sociaux ? Car cette nouvelle version de la déportée ne peut être une image sortie du seul imaginaire de Liliana Cavani. Si elle ré-émerge à ce moment-là, c'est qu'elle est alors culturellement possible... Dans ces mêmes années, le mouvement des femmes donne à voir des images novatrices du rôle social et politique des femmes, notamment par le biais des équations suivantes : femmes = révolution ; et même femmes homosexuelles = subversion (de l'ordre établi et des valeurs dominantes). Il tente d'imposer l'idée que les femmes peuvent être porteuses d'une chance nouvelle de régénération du monde, d'une autre version du pouvoir, débarrassée des idées de hiérarchie et du schéma classique dominant/dominé(e). Le discours dominant va tenter de délégitimer cette lutte en y opposant ses propres images.
12Les féministes sont présentées comme des furies, des viragos, des hystériques, des « mal baisées », des femmes qui singent les hommes, des femmes en manque de phallus, des homosexuelles. Aussi les femmes à la sexualité « normale », les « vraies » femmes, ne peuvent en aucun cas se reconnaître dans leurs démarches et leurs combats. Par ailleurs, c'est au moment même où le mouvement des femmes parvient à une certaine visibilité politique et obtient certains succès, que le cinéma pornographique reçoit une sorte de droit de cité. Les sex-shops se multiplient ; on médiatise largement certains films, tel Histoire d'O. Or, ce que cette pornographie offre comme images de femmes (images de soumission et d'humiliation essentiellement) est un camouflet évident aux efforts de représentations novatrices du mouvement des femmes. Comment prétendre que ces images - dévalorisantes - ne font pas retour dans la réalité concrète, et empêchent une visibilité positive des femmes ? Ne désamorcent-elles pas la charge symbolique des paroles et actions des « femmes en mouvement » ?
13Ainsi mon propos est de montrer que les images, les représentations, traduisent un rapport de forces, donnent une mesure d'un rapport de forces. Dans le cadre du moment crisique, et parce que ce moment peut être vécu - par les groupes dominés eux-mêmes - comme temps de l'utopie (au sens d'une remise en cause de l'ordre établi), on peut tenter de percevoir, à travers les représentations, à quel moment le rapport de forces peut être favorable aux femmes et à quel moment il ne l'est plus. Parviendrai-je à démontrer qu'il y a une coïncidence/correspondance entre la réactualisation d'images sclérosantes pour les femmes, la fin de la crise comme temps des possibles et le retour consécutif à un ordre politique et social reconduit dans sa version traditionnelle ? Et à tirer les conclusions de ces correspondances ?
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Marie-Pierre MOLINIER-BOYD, « Les crises politiques et l'image des femmes dans les représentations du pouvoir », Clio [En ligne], 1 | 1995, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/528 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.528
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