Navigation – Plan du site

AccueilClio. Histoire‚ femmes et sociétés1Regards complémentairesÀ propos des tondues durant la gu...

Regards complémentaires

À propos des tondues durant la guerre civile espagnole

Yannick Ripa

Texte intégral

1Les femmes tondues appartiennent au paysage de la guerre civile espagnole ; images récurrentes des romans qui mettent en scène cette période, elles sont absentes de l'histoire officielle du temps du franquisme et ombres inconsistantes de l'historiographie espagnole actuelle. En delà ou en deçà des Pyrénées, les tondues ont donc été longtemps victimes d'un ostracisme qui surprend et suffit, si besoin était, à justifier d'emprunter le chemin ouvert par Fabrice Virgili, de croiser les études sur la tonsure qui se rit du temps, de l'espace et donc des idéologies, désignant ainsi son ennemi irréductible : la Femme.

2De fait, en France, les combattants de la Libération reprennent à leur compte une pratique usuelle chez les fascistes, sans que cette réappropriation ne leur pose un problème de conscience. Or si le rituel de la tonte est quasi identique, si la tonsure n'est appliquée qu'aux femmes, elle n'a pas selon les lieux la même finalité et il semble dommageable à la compréhension de ce phénomène polymorphe de le réduire à « un carnaval moche » comme le suggère le livre, au demeurant passionnant, d'Alain Brossat1.

3La tonte est en Espagne une méthode fasciste : d'une part, elle n'est utilisée que par les forces nationalistes, contrairement au viol dont on relève des cas dans les deux camps, sans toutefois que l'usage en soit semblable2, d'autre part, elle est reconnue comme telle par la population qui la perçoit comme inhérente au phalangisme et parle, à son propos, de « vieille coutume fasciste », défiant ainsi la réalité chronologique.

4En dépit des problèmes posés par les sources, manipulées par le franquisme et en partie détruites, il est possible d'affirmer que la tonte est contemporaine du soulèvement nationaliste, qu'elle accompagne la marche des forces nationalistes, qu'elle touche toute l'Espagne et se poursuit, la victoire acquise. Fréquente, collective, réfléchie, sans que toutefois elle paraisse programmée par le commandement, la tonte appartient à l'arsenal coercitif des nationalistes qui entendent semer la terreur pour pallier leur infériorité numérique. Comme l'ensemble des mesures répressives qu'ils appliquent, elle n'est en rien spontanée, à la différence des débordements de violence républicaine. Mais violence contre et uniquement contre les femmes, elle est une violence spécifique qui entend agir ici et maintenant, mais se projette aussi dans l'avenir. Son but est, en effet, de remettre le monde à l'endroit, et donc chaque sexe à sa place, en gommant les modifications apportées par la République3. C'est pourquoi la tonsure touche toutes celles qui ne correspondent pas au modèle idéal féminin que veulent imposer les nationalistes dans leur société. Bien avant les républicaines engagées, ce sont souvent les filles de républicains qui sont punies, pour avoir hérité dans leur sang du « virus marxiste » qu'il faut chasser par la tonte purificatrice. Mais les principales victimes de la répression à coups de ciseaux sont, au début de la guerre, les mères de républicains, coupables d'avoir engendré « la pourriture républicaine », d'avoir négligé leur devoir en donnant à leurs enfants « une éducation marxiste, athée, pornographique » ; ces trois termes lourds de sens assimilent ces femmes à des prostituées et font de la tonte un instrument de la Reconquista, d'autant plus qu'elle trouve son origine dans la Bible. Les républicaines, après la retaguardia4, sont, elles, tondues pour s'être laissées influencées par leurs maris - ce qui revient à nier l'autonomie de leur conscience politique - ou bien, plus souvent, pour avoir remplacé les hommes partis au combat, et donc quitté leur foyer pour la rue, lieu des filles publiques…

5La grille de lecture des nationalistes relève davantage du moralisme que du politique. Au centre de l'accusation, la féminité ; toute une étude de la symbolique des cheveux s'impose pour comprendre les fantasmes qui s'y rattachent : emblèmes de la séduction, métonymie de la toison pubienne, serviteur du pouvoir ensorceleur des femmes… L'imaginaire masculin nationaliste fait de la tonte un acte qui entend signifier à la fois la honte du comportement passé et le début d'une nouvelle vie. La punition doit donc agir en deux temps. À court terme, elle vise la mise au pas des femmes républicaines en brisant leur identité et donc leur révolte. Les témoignages actuels d'anciennes tondues qui accèdent enfin à la parole5 confirment la gravité de l'impact psychologique de la tonsure. Ils dessinent une hiérarchie inattendue de la violence contre les femmes, hiérarchie qui place en tête la tonte avant les viols et mérite une fine analyse6. À long terme, la tonte doit permettre l'intégration des femmes dans le modèle phalangiste, en purifiant corps et esprit ; elle rend les femmes aptes à recevoir l'idéologie franquiste, à assumer le rôle que cette société leur assigne.

6Pendant et après la guerre d'Espagne, il existe une doctrine de la différence des sexes, présente en bien des lieux et des actions nationalistes, moins sous-jacente qu'on ne la supposait en début de recherche, dimension occultée par l'orientation des travaux antérieurs qui ont négligé cet aspect. Ainsi voit-on les travaux des psychiatres qui se mettent au service des rebelles « sexualiser » la guerre : le camp nationaliste est paranoïaque et viril, celui de la République est hystérique et féminin !

7Travailler sur la tonte conduit aussi vers des chemins de traverse, dont l'un mène de la répression sur la chevelure à l'action de la Section féminine de la phalange. Alors que Franco s'applique à neutraliser l'influence de la phalange masculine, il charge la Section féminine d'éduquer les femmes, toutes les femmes, pour les rendres fidèles à l'idéologie qu'il défend. Ce travail - cet endoctrinement - n'est possible qu'après purification des contaminées du marxisme ; il indique que le rôle de l'organisation de Pilar Primo de Rivera relève tout autant du social que du politique, cimentant les éléments féminins pour en faire l'un des fondements de la nouvelle société. Il conviendra de bien mesurer si projet et réalité ont coïncidé, en s'attachant particulièrement aux tentatives d'adaptation des discours de la Section féminine : lorsque l'édifice franquiste se fissure, Primo de Rivera se meut en avocate d'un « féminisme différencialiste » fortement inégalitaire, tentant par là de concilier les rapports de sexe posés par le franquisme et les aspirations des femmes que le franquisme museleur ne parvient plus à faire taire. Partie de l'analyse de la violence corporelle contre les femmes, l'étude débouche donc sur une violence idéologique et incite à se pencher sur l'existence d'un « féminisme d'extrême droite », qui, s'il est certes récupération démagogique par une manipulation du concept, n'en existe pas moins et trouve le soutien de femmes.

Haut de page

Notes

1 Alain Brossat, Les tondues, un carnaval moche, Ed. Manya, Paris, 1992.
2 Sur les viols, cf. Yannick Ripa, « Les violences sexuelles contre les femmes durant la guerre civile espagnole », in Les Violences sexuelles en temps de guerre, sous la direction de Véronique Nahoum, à paraître.
3 Sur les avancées républicaines, cf. Danièle Bussy Genevois, « Femmes d'Espagne, de la République au Franquisme », in Histoire des femmes en Occident (sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot), Tome 5 (sous la direction de Françoise Thébaud), Plon, 1992.
4 Retaguardia : ce terme désigne la période où les femmes sont renvoyées à l'arrière, à partir de septembre 1936, pour appliquer le nouveau mot d'ordre : « les hommes au combat, les femmes au travail ».
5 Fernanda Romeu Alfaro, El silencio roto…, mujeres contra el Franquismo, édité par l'auteure, 1994.
6 Yannick Ripa, « La tonte purificatrice des républicaines espagnoles pendant la guerre civile », Les Cahiers de l'IHTP, mars 1995.
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Yannick Ripa, « À propos des tondues durant la guerre civile espagnole »Clio [En ligne], 1 | 1995, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/523 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.523

Haut de page

Auteur

Yannick Ripa

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search