Navigation – Plan du site

AccueilClio. Histoire‚ femmes et sociétés24CLIO a luArlette FARGE, Quel bruit ferons ...

CLIO a lu

Arlette FARGE, Quel bruit ferons nous ? Entretiens avec Jean-Christophe Marti, Paris, Les prairies ordinaires, collection « contrepoints », 2005, 219 pages.

Capucine Boidin
p. 319-348

Texte intégral

1Plaisir de lire, plaisir de rendre compte de cet ouvrage, comme le flâneur un moment distrait savoure un détail encore jamais perçu d’une rue pourtant maintes fois parcourue. Ponctués d’arrêts sur image, commentés avec un mélange de sensibilité et de violence, de fraîcheur et de férocité critique – complaisance, balcon, cimetière... – les entretiens s’enchaînent en quatre moments : Presque un hasard, rencontrer l’histoire ; Écrire, dialoguer, transmettre ; Des mots, des arts et des chemins de traverse ; La mort et l’histoire : quel bruit ferons nous ?

2Il est tentant de synthétiser son œuvre en reprenant les mots d’Arlette Farge : « Vous avez dit qu’il y a chez tout intellectuel une base de deux ou trois idées fortes à partir de laquelle l’œuvre se déploie. Quelles sont ces deux ou trois idées dans votre œuvre ? La première – peut-être – concerne la nécessité qui reste vive de travailler sur les classes populaires [...] non pas sur, mais à partir des traces et des indices laissés par elles, dans une posture d’intériorité plus que de surplomb. La deuxième idée est l’importance à accorder à la parole [...] la parole est un événement historique ; chercher à le prouver, montrer comment, à partir de là, peut se faire un récit d’histoire. La troisième est l’utopie constamment activée de parler du présent en écrivant l’histoire » (p. 85-86).

3« Dans l’analyse du petit moment singulier se découvre le cristal de l’événement total »1. Cette conviction traverse tout l’ouvrage. Inspirée par la micro-histoire italienne qui à partir d’un fait divers, un événement particulier, dessine des ramifications qui parcourent l’ensemble des arrangements entre les personnes et les collectivités, qu’elles soient marchandes, intellectuelles ou éducatives (p. 112), Arlette Farge va plus loin. Elle pense les paroles singulières comme des événements. Elle cherche à éviter deux écueils : tomber dans l’anecdote qui perd tout horizon politique en oubliant de penser le contexte, et perdre leur dimension irréductiblement originale. « La mode est vraiment à la parole singulière : de la même manière qu’on aime le poisson frais, on aime la parole fraîche, et la démultiplication des témoignages cache une absence certaine d’analyses et de repères ; car tous les témoignages sont pensés comme équivalents, donc sans valeur propre, ni hiérarchie, sans réflexion sur ce qui fut dit » (p. 169). Il lui fallait sortir de la mode actuelle qui spectacularise l’individu, mais aussi contourner l’ornière des élites du XVIIIe siècle pour qui « le peuple est une masse, un corps: ils n’y voient pas des individus et lui retirent, dans leurs propos, toute possibilité de faire effraction » (p. 174). Le trop ou le trop peu de singulier, dans les deux cas, est apolitique. L’un cache toute dimension collective et détruit du même coup l’espace politique. L’autre retire toute capacité de pensée à l’individu. Le populisme des temps modernes ne fait que répondre au misérabilisme du XVIIIe siècle. Démontrer que la parole singulière est un événement a été de l’ordre d’une réflexion politique. La force de cette idée rend palotte l’énonciation – même lorsqu’elle est vive – de ses convictions en matière de politique actuelle. On préfère quand son esprit critique jette le doute sur des notions aujourd’hui installées au cœur de la sociologie, comme de l’histoire et de l’anthropologie : « certains historiens préfèrent penser à partir du terme de « réseau social » et semblent ne pas se rendre compte qu’un mot induit quelquefois des types d’intelligence et de compréhension du réel bien particuliers. Un réseau social ne peut être tout à fait la même chose qu’une classe sociale ; un je ne sais quoi d’euphémisé s’installe là. Il existe de nombreux exemples de ce dévoiement. En effet, cela permet de faire l’économie des « conflits » entre les classes, en soutenant les idées « douces » de « négociation », « d’interactivité », « d’interaction ». Voici l’exemple d’un déficit de pensée qui me semble assez grave » (p. 145-146). En même temps, il n’est plus possible d’en rester à des oppositions binaires. Aujourd’hui nos compréhensions de la société mettent à jour la multiplicité des systèmes de domination qui pèsent sur des individus pluriels en eux-mêmes. Multiplicité et pluralité qui donnent du « jeu » aux rouages sociaux, qui permettent maintes effractions et détournements, stratégies et tactiques.

4L’attention qu’elle porte aux petits faits des plus marginaux est en symbiose avec certaines tendances actuelles de l’anthropologie2, tout comme son approche des archives dont elle parle comme d’un terrain – « Devant les archives judiciaires, vous êtes sensuellement, sensoriellement devant des traces dont vous savez qu’elles ne sont pas les morceaux choisis de l’histoire et qu’elles sont un peu l’envers du monde ou le bout du monde » (p. 49). Son intérêt pour le « sensible » – qui n’est pas niaiserie ni sensiblerie – se rapproche également des interrogations actuelles de l’anthropologie sur les émotions3 : « un autre désir m’anime : celui de parvenir à faire en sorte que les affects et les émotions soient objets d’histoire. Il est possible en effet de faire une histoire des souffrances, de la douleur, de la stupeur, de l’indignation, des enthousiasmes ; et cela est même nécessaire car nos sociétés fonctionnent avec ces éléments qui forgent les événements, y compris les plus grands. Contrairement aux idées reçues, les émotions ne sont aucunement des invariants historiques: elles sont culturellement et socialement construites, elles ont leurs formes et leur langage différent selon les époques, les sexes, les classes sociales... » (p. 24).

5Ce qui étonne le plus, finalement, en terminant l’ouvrage est d’en savoir aussi peu sur l’auteure elle même. Certes elle partage les affres de la solitude, l’angoisse de toujours renouveler ses recherches, le manque de confiance « initial et original » en elle, le mépris des hommes envers l’histoire des femmes. Certes elle communique sa passion du cinéma, de la peinture, du théâtre, la violence qu’elle ressent à l’heure d’écrire. Mais à travers elle c’est plutôt Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Roger Chartier, Jacques Rancière, Simone de Beauvoir qui se découvrent. On gardera en mémoire la description du colloque qui suivit la publication des cinq volumes de l’histoire des femmes : « La « scène » fut éminemment symbolique. Nous les historiennes qui avions écrit les volumes, étions assises en bas, au premier rang dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne et nous regardions nos juges sur la tribune. Nous étions si heureuses qu’ils nous aient lues, que nous les écoutions avec le plus grand respect, sommées par l’autorité masculine (Pierre Bourdieu, Roger Chartier, Jacques Rancière). Avec le recul je me demande comment cela a pu être possible. Cependant les interventions de cette passionnante journée furent publiées dans la revue Les Annales » (p. 94-95). Sa rencontre avec Simone de Beauvoir mérite un détour. Un détail capital qui situe son auteur dans l’histoire des femmes : « Elle était assez surveillée par son cénacle, ses amies les plus jeunes et militantes. Dans une revue de l’époque, j’avais écrit qu’on pouvait être féministe tout en étant mère, et publier un texte sur un accouchement. Lorsqu’on m’a présenté Simone de Beauvoir, j’étais enceinte et j’ai entendu celle qui ouvrait la porte dire ; « c’est elle, tu sais, c’est elle, le ventre ». Mais Simone de Beauvoir fut excessivement attentive, et je n’ai senti, sur le plan de ma grossesse, aucune animosité de sa part » (p. 97).

6Mariée et mère lorsque ce n’était pas la mode, elle s’est engagée dans l’histoire des femmes sans s’identifier exclusivement à ce mouvement dont elle situe la naissance en 1975 à l’Université Paris VII et retrace brièvement le parcours : l’objectif fut d’abord de retrouver la parole des femmes exceptionnelles pour ensuite se pencher sur la condition féminine, aborder leurs malheurs et leurs souffrances et enfin dépasser le couple domination/oppression pour s’interroger sur un éventuel pouvoir historicisable des femmes.

Haut de page

Notes

1 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, 1986, cité par Farge 2005 : 213.
2 François Laplantine, De tout petits liens, Paris, Mille et une nuits, 2003.
3 « Les émotions », Terrain, n° 22, 1994. David le Breton, Les passions ordinaires, Anthropologie des émotions, Paris, Payot & Rivages, 2004.
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Capucine Boidin, « Arlette FARGE, Quel bruit ferons nous ? Entretiens avec Jean-Christophe Marti, Paris, Les prairies ordinaires, collection « contrepoints », 2005, 219 pages. »Clio, 24 | 2006, 319-348.

Référence électronique

Capucine Boidin, « Arlette FARGE, Quel bruit ferons nous ? Entretiens avec Jean-Christophe Marti, Paris, Les prairies ordinaires, collection « contrepoints », 2005, 219 pages. »Clio [En ligne], 24 | 2006, mis en ligne le 03 octobre 2007, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/5002 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.5002

Haut de page

Auteur

Capucine Boidin

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search