Insa MEINEN, Wehrmacht et prostitution sous l’Occupation (1940-1945), Paris, Payot, 2006, 383 pages (traduit de l’allemand par Beate Husser).
Texte intégral
1Publié en Allemagne sous le titre Wehrmacht und Prostitution im besetzten Frankreich (éditions Temmen, 2002), ce livre est la version remaniée et traduite de la thèse soutenue par Insa Meinen, historienne allemande aujourd’hui chercheuse à l’université de Konstanz.
2Parce que les guerres engagent de manière globale et totale les sociétés, elles interrogent aussi profondément le genre, les relations hommes/femmes et les représentations du masculin et du féminin. L’épreuve de la guerre est porteuse de séparation, et il est important de voir la façon dont les deux sexes vivent la séparation physique et les dispositifs mis en place pour la gérer. À l’évidence dans nombre de conflits, la prostitution constitue un de ces dispositifs, et c’est cette réponse du commandement allemand, appliquée à la France occupée, que nous propose Insa Meinen.
3L’apport majeur de son travail consiste à démontrer la mise en place par l’occupant d’un système prostitutionnel spécifique, au bénéfice exclusif de ses troupes. Sans recourir à la prostitution forcée, comme les Japonais en Asie, voire les Allemands en Europe orientale, le commandement militaire en France instaure un système centralisé et hiérarchisé d’organisation, de gestion et de réglementation d’un réseau de maisons closes réservées à la Wehrmacht. Plusieurs catégories de maisons coexistaient sur des critères de grades (officiers, soldats), de statuts (civils allemands, travailleurs de l’organisation Todt) voire de nationalités. Placé sous la responsabilité des services sanitaires et de médecins, aux différents échelons des circonscriptions d’administration militaire, ce système visait clairement à réguler les relations occupant/ occupé(e), Allemand/Français(e) mais aussi vainqueur/vaincu(e). Ce faisant le corollaire de ce proxénétisme administratif, qui érigeait en idéal-type les relations sexuelles dans l’univers clos et protégé des maisons closes, était la répression de toutes relations non contrôlées et a fortiori trop visibles. Le racolage sur la voie publique ou dans les débits de boisson était formellement interdit. Toutes relations privées ou intimes, autres que professionnelles, contrôlées et tarifées, étaient théoriquement défendues aux unités stationnant dans le pays. Ainsi, l’autorité allemande se réservait le droit de définir quelles Françaises et, sous quelles conditions, étaient autorisées à avoir des relations avec les Allemands. Les Françaises qui oubliaient cette règle s’exposaient au tribunal militaire allemand voire à l’internement.
4D’emblée, ce qui est frappant dans la mise en place de cette « sexualité planifiée », selon l’expression de Rita Thalmann, c’est sa précocité. Il s’agit, en effet, d’une des premières préoccupations de l’Occupant, puisque les directives et l’organisation sont achevées dès l’été 1940, comme si pourvoir « au ravitaillement sexuel » (p. 31) des soldats présents en France apparaissait comme une nécessité logistique de tout premier ordre. Il faut dire que, dans l’esprit des occupants, cette organisation nécessaire de la prostitution répondait à des impératifs primordiaux de sécurité (discipline, espionnage…) et plus encore d’hygiénisme voire d’eugénisme. Le péril vénérien et son cortège de maux (5ème colonne vénérienne, risque de dépopulation voire de dégénérescence) constituent une véritable obsession du commandement, non sans représentation stéréotypée de la France et de ses habitant(e)s comme « territoire infecté » (p. 79). Dans une moindre mesure, le recours à la prostitution est aussi perçu comme une alternative aux viols (p.109), voire un palliatif à des comportements sexuels « déviants » (notamment l’homosexualité).
5Pour développer cette thèse centrale, Insa Meinen propose un plan thématique en quatre parties, un peu déséquilibré, particulièrement au détriment de la dernière partie sur l’univers et les employées des maisons closes. Il est vrai que l’essentiel de son propos est ailleurs : les origines et justifications du système (partie I), le contrôle (partie II) et la répression des prostituées, via notamment l’internement (Jargeau, La Lande…partie III). Chemin faisant, l’auteur(e) souligne la particularité de la France à l’échelle de l’Europe occupée comme territoire privilégié de « prestations et compensations sexuelles » (p. 8) pour les troupes, notamment celles engagées à l’Est, au titre du « repos du guerrier ». Elle démontre aussi à travers le contrôle et la répression de la prostitution, la superposition des autorités compétentes (rôle du Sipo-Sd à compter de 1942) et comme souvent, lorsqu’il y a convergence d’intérêt, une certaine complémentarité répressive Vichy-Occupant, dont l’internement fournit une bonne illustration, déjà soulignée par ailleurs au sujet des tziganes ou encore des communistes. Au delà du poids de l’événement, elle insiste également, à propos, sur la part de continuité, y compris avec la législation de Weimar, qui prévaut à la base de la politique du Reich en matière de prostitution en France. En témoigne, l’introduction du délit de contagion (p. 148), conforme à la loi allemande de 1927, relative « à la lutte contre les maladies vénériennes ». On peut d’ailleurs regretter, que cette dynamique rupture/continuité de part et d’autre l’Occupation ne soit pas poursuivie à la Libération. En effet, le devenir de ce système (maisons et employées) n’est pas posé alors même que des continuités répressives troublantes (notamment en matière de prostitution clandestine ou occasionnelle), ressortent d’études encore partielles sur le sujet. Ainsi l’épuration judiciaire, semble avoir sanctionné prioritairement et principalement la visibilité et l’intentionnalité des relations intimes avec l’occupant plus que leur caractère « professionnel ». À titre d’exemple, à l’échelle d’un département comme le Maine-et-Loire, qui comptait rien qu’à Angers 783 prostituées recensées selon Insa Meinen, nos travaux n’ont relevé qu’une seule « fille soumise » sur les 409 femmes jugées en chambre civique et cour de justice.
6S’appuyant sur des sources françaises (Archives nationales et sept dépôts d’archives départementales) et allemandes (archives fédérales militaires de Fribourg), ce livre se place à l’interface de l’histoire militaire allemande et de l’histoire de la société française occupée, via l’angle du genre. Cependant, par un effet loupe de sources surtout administratives, force est de constater que l’ouvrage propose une lecture essentiellement normative et organisationnelle de la prostitution, laissant assez largement les prostituées elles-mêmes dans l’ombre. De même, si l’on dispose de quelques données chiffrées partielles sur le nombre de maisons et/ou leur fréquentation (8000 « clients »/mois à Angers entre février 1941 et février 1942, 5000/mois à Tours entre septembre 1941 et août 1942, p. 314), le vécu et le perçu des hommes et des femmes qui se rencontraient dans ces lieux restent hors du champ d’étude. En définitive, une étude importante, mais qui traite davantage de la politique impulsée en matière de prostitution en France occupée que des pratiques de la prostitution. Or, l’écart est parfois grand entre le volontarisme politique affichée et la réalité des pratiques : comme en témoignent la quasi impossibilité dans les faits d’imposer à ses troupes un réel isolement à l’égard de la population civile (a fortiori féminine) ou encore l’incapacité conjuguée, des Allemands et de Vichy, à enrayer l’exercice d’une prostitution « libre » (au sens de hors maison réglementée et contrôlée) dont on sait qu’elle fut endémique, comme souvent en situation d’occupation militaire.
Pour citer cet article
Référence papier
Marc Bergère, « Insa MEINEN, Wehrmacht et prostitution sous l’Occupation (1940-1945), Paris, Payot, 2006, 383 pages (traduit de l’allemand par Beate Husser). », Clio, 24 | 2006, 319-348.
Référence électronique
Marc Bergère, « Insa MEINEN, Wehrmacht et prostitution sous l’Occupation (1940-1945), Paris, Payot, 2006, 383 pages (traduit de l’allemand par Beate Husser). », Clio [En ligne], 24 | 2006, mis en ligne le 03 octobre 2007, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/4962 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.4962
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