Chantal BERTRAND-JENNINGS, Un Autre mal du siècle. Le romantisme des romancières 1800-1846, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2005, 166 pages.
Texte intégral
1Le « sacre » dont les écrivains romantiques sont l’objet et la reconnaissance qu’ils obtiennent n’ont d’égal que la réprobation et le silence qui entourent les romancières sorties de la retenue prescrite à leur sexe, pour embrasser une carrière artistique peu compatible avec l’idéologie de la féminité qui s’impose alors. Cette différence de condition, conséquence du système de domination fondé sur la différence des sexes, s’observe dans la fiction romantique et donne naissance à un « autre mal du siècle », selon Chantal Bertrand-Jennings. Au « mal du siècle » masculin qui affuble le héros mélancolique de maladies imaginaires, s’oppose l’attention portée par les romancières au sort des opprimé-e-s, des marginaux, pour mieux cerner la spécificité de la condition féminine et la dénoncer. L’ouvrage pose ainsi une problématique de genre, celle de la « différence provocatrice d’exclusion », et suit le fil d’une série d’ouvrages de femmes négligés à tort par l’histoire littéraire. De Germaine de Staël à George Sand, en passant par Claire de Duras, Stéphanie de Genlis, Sophie Cottin, Julie de Krüderer, Sophie Gay, Hortense Allart, Marie d’Agoult, Marceline Desbordes-Valmore, ou encore Flora Tristan, ce sont toutes les variations et les nuances de ce mal du siècle au féminin qui sont analysées.
2Les intrigues des romans sentimentaux s’inscrivent dans ce « mal du siècle » à tonalité sociale, notamment en faisant une large place à la question du mariage et à l’aliénation qu’il produit. Mais si la figure de la « mal mariée » et le thème du mariage forcé abondent, ces ouvrages de femmes sont aussi l’occasion de tourner en ridicule les héros mélancoliques. C’est ce à quoi s’emploie Gertrude, le roman d’Hortense Allart, en brossant le portrait du cyclothymique Rodrigue, qui souffre sans raison apparente et s’enferme égoïstement dans le rôle du tourmenté. L’incompréhension que suscite son attitude chez l’héroïne, Gertrude, renforce l’empathie des lecteurs et lectrices à l’égard des héroïnes malheureuses telle que Juliane, cette comédienne qui a connu la tromperie, le préjugé et l’exclusion relatifs à son état. La compassion grandit en proportion avec l’antipathie inspirée par l’orgueilleux Rodrigue. Le paradoxe mis à jour par la confrontation des personnages est une des modalités par lesquelles l’altérité, chère aux romancières, s’expose. Celle-ci tient une place de choix chez Claire de Duras, qui réinvestit la thématique de l’impuissance en la déclinant au féminin. Ses héroïnes, victimes de la ségrégation et du préjugé, vouées à subir le poids du destin à l’image d’Ourika, ne mettent-elles pas en évidence une facette autrement tragique de l’« empêchement » qui hante les héros nés après l’épopée napoléonienne ?
3Avec l’exemple de l’œuvre en prose de Marceline Desbordes-Valmore, Chantal Bertrand-Jennings s’intéresse au traitement du thème récurrent de l’amour impossible. C’est par ses personnages, tous frappés d’ostracisme – à l’image de la romancière qui, à tous les âges de la vie, a connu l’isolement et la marge – que son originalité se déploie. À ces proscrit-e-s de tous bords, à qui la fiction donne une visibilité sans leur promettre d’autre compensation que l’acquisition de la sainteté par l’épreuve, s’apparente la figure de chair de Flora Tristan. Cette jeune ouvrière, mère de trois enfants, quitte son mari à l’âge de vingt-deux ans et, en renonçant à la respectabilité offerte par le mariage, doit faire aussi le deuil de l’identité qu’elle offrait pour éprouver toutes les difficultés attachées à son « non-état ». Avec son voyage au Pérou en 1833, cette expérience de la différence et de l’exclusion accouche d’une œuvre : Les Pérégrinations d’une paria, et d’une identité, construite par l’écriture et la mise à distance de son vécu tragique. Cette identité « maudite dont elle se pare comme d’une auréole romantique », écrit Chantal Bertrand-Jennings, est celle des opprimés auxquels elle s’identifie, et dont elle épouse la cause. De la défense du « faible » à la conscience de classe, voilà le pas franchi par Flora Tristan devenue femme-messie avec la fondation de son Union ouvrière.
4Mais, c’est finalement avec George Sand que l’on passe de la conscience de classe à celle de genre. C’est en effet à elle qu’il revient d’interroger le fondement de la différence des sexes et avec Lélia, de créer un nouveau personnage de femme, en marge des canons de la féminité. Intelligente et émancipée, elle refuse de se sacrifier à la « religion de l’amour », tandis que son amant est dévirilisé à son profit. Cette première tentative de « déconstruction » du genre est poursuivie dans Gabriel, où l’écrivaine fait retour sur le mythe de l’androgyne cher aux romantiques. Dans l’idéologie sandienne, il n’est plus ce vestige du rêve de complétude, synonyme d’appropriation par l’artiste-homme des qualités féminines sensibles qui survivait sous la plume de Balzac ou de Théophile Gautier. Avec son héros-héroïne, Gabriel-le, la figure de l’androgyne est vraiment pensée au féminin et donne naissance à un être profondément ambigu qui démonte l’idée de nature féminine et met en lumière les processus de construction des identités sexuées.
5De la mise en scène de la douleur des opprimés à la « conscience collective de genre », tel est le parcours suivi par l’Autre mal du siècle. Un titre qui dit l’altérité intégrale dans laquelle se situent celles qui ressentent ce malaise. À l’Autre absolu qu’elles incarnent, elles donnent une parole restée marginale, que Chantal Bertrand-Jennings ranime ici pour la réintégrer à l’histoire littéraire, avec son identité propre.
Pour citer cet article
Référence papier
Deborah GUTERMANN, « Chantal BERTRAND-JENNINGS, Un Autre mal du siècle. Le romantisme des romancières 1800-1846, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2005, 166 pages. », Clio, 24 | 2006, 319-348.
Référence électronique
Deborah GUTERMANN, « Chantal BERTRAND-JENNINGS, Un Autre mal du siècle. Le romantisme des romancières 1800-1846, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2005, 166 pages. », Clio [En ligne], 24 | 2006, mis en ligne le 03 octobre 2007, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/4912 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.4912
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