1La porte de l’atelier s’ouvre sur un lieu pittoresque et peu familier du public, un espace fictif où s’ébauchent les thèmes de la création et de l’amour, de la sensualité et du génie, où se consomme le mariage de l’immatériel et du mercantile, du trivial et de l’esprit. Le local où travaille l’artiste, où il crée et enseigne à ses élèves représente à la fois au XIXe siècle la retraite créatrice, le foyer effervescent de talents et une possible rencontre des sexes. Le désordre d’objets, d’étoffes, de personnages nourrit un imaginaire chatoyant de la bohème et ce creuset, où des accessoires de pacotille et le corps d’une femme ordinaire se transforment en œuvre d’art, fascine. De Pygmalion épris de sa statue et qui obtint de la déesse qu’elle donnât vie au marbre jusqu’aux modèles de Picasso, amoureuses proies de l’artiste en Minotaure, la légende ne cesse de retravailler ce trait de vie et de mort dont l’artiste cerne son modèle. En marge du mythe, le lieu commun affadit l’image, la banalise en représentation galante ou érotique et la relation dégénère en échange commercial entre des personnages qui endossent les vieux rôles de l’homme qui peut payer et de la femme qui subit. « Nous servions d’maîtress’ et d’modèles / à nos peintres gorgés d’écus » dit la Complainte d’une demoiselle de Béranger (1829), dont tout le monde sait alors les chansons. Les auteurs de pièces de théâtre, de romans et de chansons ont trouvé avec les peintres et leurs modèles des personnages riches de possibilités narratives et émotives. Les démêlés du couple peintre/modèle, ses aventures – ses ébats – continuent d’attirer le public. Le cinéma, tout jeune et nouvel art populaire à l’aube du XXe siècle, ne manque pas de récupérer ces figures : l’un des premiers essais de film grivois en France s’intitule : Peintre et modèle1.
2Le thème n’est pas neuf. Le Peintre amoureux de son modèle, pièce de Louis Anseaume, fait les beaux jours de la scène parisienne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. comme dans de nombreux romans tout commence par des regards échangés2 entre les pôles de l’inusable triangle amoureux : vieil homme – jeune homme (tous deux peintres) – jolie femme (le modèle). Au lieu commun littéraire répond le témoignage de Mme Vigée-Lebrun : « plusieurs amateurs de ma figure me faisaient peindre la leur, dans l’espoir de parvenir à me plaire […] dès que je m’apercevais qu’ils voulaient me faire des yeux tendres, je les peignais à regards perdus, ce qui s’oppose à ce que l’on regarde le peintre. Alors, au moindre mouvement que faisait leur prunelle de mon côté, je leur disais : j’en suis aux yeux ; cela les contrariait un peu, comme vous pouvez croire, et ma mère, qui ne me quittait pas, et que j’avais mise dans la confidence, riait tout bas. »3 Au-delà de l’anecdote, ce texte montre toute la distance que l’imaginaire des auteurs (essentiellement masculins) introduit avec la perception d’un acteur social, féminin de surcroît. Dans le concert des voix – authentiques et romanesques – qui se répondent, se contredisent, se superposent parfois, les secondes dominent et donnent le ton. Les possibilités narratives nées d’une intrigue entre peintre et modèle sont beaucoup plus nombreuses et faciles à exposer et développer qu’un discours sur la création. La littérature insiste sur la relation amoureuse ou sexuelle du peintre-homme avec son modèle-femme ; les écrits personnels des artistes, hommes et femmes, sur les contraintes, les recherches et les choix picturaux.
3après Anseaume, la production littéraire captive les lecteurs avec des aventures et des drames entre peintres et modèles, sous la plume – exemples parmi d’autres possibles – de Balzac (Le Chef-d’œuvre inconnu, 1831), des Goncourt (Manette Salomon, 1867) ou de Zola (L’œuvre, 1886). Les écrivains ont souvent largement emprunté traits et comportements à leurs contemporains : Balzac aux frères Delacroix (mais Eugène ne semble pas remarquer les allusions4 que le public devine dans Un ménage de garçon en province – roman publié ensuite sous le titre La Rabouilleuse) ou Zola à Cézanne (dont l’amitié pour le romancier a été blessée par des phrases de L’œuvre inspirées possiblement par Claude Monet, Manet ou d’autres peintres).
4Comment s’expriment les protagonistes dans la réalité ? Où trouver la parole des artistes ? D’une certaine façon les tableaux, selon les mots de Renoir à propos de Cézanne, « en disent plus long que ne le fera jamais le meilleur biographe »5. On pourrait donc parcourir un musée imaginaire où le face-à-face du peintre et de son modèle, vertige, masque, affrontement ou miroir tendu, serait l’unique sujet de l’exposition. Cependant l’historien qui s’intéresse à la pratique du peintre, aux conditions de production des tableaux, porte d’abord son regard vers des textes. Plutôt qu’un itinéraire pictural ou romanesque, une incursion dans les témoignages écrits laissés par les peintres sera donc proposée. Correspondances, journaux intimes, autobiographies, toutes ces paroles proférées au plus près des convictions de l’artiste ne sont pas pour autant libérées du contrôle social, car nous savons bien que les lettres pas plus que les mémoires ne s’écrivent sans modèles, normes et incitations sociales ; mais ces textes, à la différence des oeuvres peintes, échappent à l’emprise des commanditaires, aux règles de l’apprentissage, aux prescriptions de l’Académie, aux attentes des critiques – et laissent moins de place à une lecture subjective.
5copies d’œuvres et croquis de moulages en plâtre, dessin puis peinture d’après modèle vivant sont les étapes obligées de l’enseignement artistique au XIXe siècle. Sans modèle, remarque Delacroix dans son Journal, « quelque heureuse que soit la conception, on n’arrive pas à ces effets frappants qui sont obtenus simplement dans les grands maîtres, uniquement parce qu’ils ont rendu naïvement un effet de nature, même ordinaire » (29 janvier 1847). Ce qui circule entre peintre et modèle questionne le statut des personnages. Qui est sous le regard du peintre ? Quel est cet autre, choisi ou imposé, qui est représenté ? Quelle identité lui est reconnue, ou affectée ? Comment les écarts entre les protagonistes (différences de sexe et de position sociale, en particulier) interviennent-ils dans la relation ?
6L’« effet de nature » est obtenu en observant des personnes que l’on paie pour qu’elles posent ; certaines en font un métier et les peintres s’échangent leurs adresses. Qu’il s’agisse de l’exécution d’une œuvre ou d’exercices pédagogiques, le recours au modèle de métier payant est parfois trop dispendieux. Les considérations financières sont récurrentes dans les lettres des peintres. « L’argent me pressera bientôt. Il faut travailler ferme », note Delacroix (8 avril 1824). Il mentionne les sommes qu’il verse à ses modèles (à Mme Clément venue avec son enfant pour le Massacre de Scio, 4 francs le 27 avril 1824) ; dans un agenda plus tardif (1850) il recopie leurs adresses, parmi celles d’artisans (tailleur, opticien, graveur pour cartes de visite), d’amis, de peintres. Il a recours lorsqu’il le peut à des amis, comme Jean-Baptiste Pierret, qui travaille au ministère de l’Intérieur (pour le Massacre de Scio, 10 mai 1824) ou Mme Pauline Villot (Hamlet au cimetière). Lui-même pose pour un des naufragés du Radeau de la Méduse de son maître et camarade Géricault – comme Berthe Morisot pose pour Manet : au sein de leur communauté, les artistes peuvent changer de rôles. Différent du portrait réciproque, cet échange de service dans la complicité de la création est une autre tradition d’atelier. Lorsque le modèle salarié fait défaut, les étudiants prennent la pose à tour de rôle.
7Edmond de Goncourt, acide, note dans son journal : « autrefois, des peintres épousaient une femme qu’ils choisissaient avec la pensée de faire avec son corps l’économie d’un modèle »6. Isolé, le peintre se prend lui-même pour modèle, réduit comme Van Gogh à faire son autoportrait : « J’ai acheté exprès un miroir assez bon pour pouvoir travailler d’après moi-même à défaut de modèle, car si j’arrive à pouvoir peindre la coloration de ma propre tête, ce qui n’est pas sans présenter quelque difficulté, je pourrai bien aussi peindre les têtes des autres bonshommes et bonnes femmes. »7 D’autres, au moins pour une première mise en place, utilisent un mannequin articulé, pittoresque fantôme cher aux romanciers. Le manque d’argent n’explique pas seul le recours aux proches (ou à soi-même) pour poser. L’artiste doit trouver le bon modèle, celui qui sait prendre les postures imaginées, celui dont la chevelure et la peau retiennent la lumière, celui dont les traits physiques conviennent, celui dont l’image touchera et émouvra. Les difficultés se multiplient pour les femmes peintres dont les conventions brident la liberté des déplacements et des relations : Marie Bashkirtseff, lorsqu’elle trouve une nouvelle inspiration dans le spectacle de la rue, arpente les Batignolles avec sa bonne rosalie qui « aborde les gens qu’[elle] lui désigne » comme modèles possibles (1884).
8Le prétexte des scènes mythologiques, exotiques ou bibliques est de moins en moins nécessaire pour représenter des corps nus : les femmes au repos ou à la toilette sont saisies dans leur intimité. Mais le corps violenté, association du nu féminin à la destruction de la beauté, constitue un thème durable à côté des représentations plus paisibles, de l’Angélique enchaînée (Ingres) aux femmes égorgées de Sardanapale (Delacroix) et jusqu’aux impossibles postures des danseuses de Degas. Les photographes présentent dans des répertoires à l’usage des peintres des modèles aux mains liées, suspendues à un portique, etc.8 Comparant des photographies quelconques et des gravures de qualité, Delacroix et ses amis concluaient à la supériorité des premières9. Lui-même fait de nombreux dessins (en particulier des hommes nus) d’après les daguerréotypes (17 septembre 1850). À côté des classiques recueils de gravures à l’usage des peintres, qui continuent de paraître pendant tout le siècle (Richer, Anatomie artistique, 1889), la nouvelle technique photographique permet de pallier l’absence de modèle.
9Portant témoignage de cette mosaïque de situations, de possibilités et de choix lorsqu’ils sont face à un « sujet », les écrits personnels des peintres esquissent ensemble un schéma qui articule leur façon d’être, au masculin ou au féminin, et leur pratique artistique. Hommes et femmes dans leur temps, ils manifestent leurs positions, conformistes ou transgressives, sur les relations entre les sexes et leurs rôles sociaux respectifs ; professionnels, ils se situent dans la communauté des artistes majoritairement masculine ; peintres confrontés à « l’autre » qu’ils représentent sur leurs toiles, ils perçoivent et expriment – ou mettent à distance et ignorent – la différence sexuelle qui s’impose visuellement au spectateur. Au sein de ces trois espaces mixtes, celui de la cité, celui du métier et celui de l’atelier10, ils se placent et agissent en tant qu’acteurs, affrontés à la différence plus ou moins perceptible des genres. À travers les figures d’Eugène Delacroix (1798-1863) proche au premier abord de l’image commune de l’artiste en séducteur, de Renoir (1841-1919) ou celles de Berthe Morisot (1841-1895) et Marie Bashkirtseff (1858-1884) entravées par les conventions, se dessinent de possibles relations entre le peintre, le modèle et sa création, relations insérées dans le cadre plus large de la société française du XIXe siècle.
10Dans les premiers agendas du Journal de jeunesse (1822-1824) qu’il écrit pour lui seul – à la différence du plus tardif Journal de l’âge mûr et de la vieillesse (1847-1863) dont il envisage la publication11 – Delacroix se montre très sensible au charme des bonnes de son frère et de ses amis, ou de la camériste d’une voisine. Le jeune Delacroix, s’il redoute « une véritable passion », recherche « le frisson favorable et délicieux qui précède les bonnes occasions », ce « singulier chatouillement nerveux qui [l]’agite quand [il] pense qu’il est question d’une femme » (mai 1823). Mais plus que les bonnes et les grisettes, il mentionne les modèles qui viennent chez lui pour poser : Marie (« J’ai risqué la vérole avec elle », 22 octobre 1822), Sidonie (« Qu’elle était bien, nue et au lit ! Surtout des baisers et des approches délicieuses », 16 mai 1823), la petite Emilie (9 novembre 1823), la jeune Adeline de 16 ans (9 juin 1824), etc.
11Sur les femmes en général, surtout l’âge venant, Delacroix porte des jugements négatifs. Il choisit de recopier cette citation de Balzac : « …la femme est un être inférieur, elle obéit trop à ses organes » (La Dernière incarnation de Vautrin, 1er août 1850). En villégiature à Dieppe, il se reproche le temps perdu aux jeux stériles de la séduction : « Comment ! sot que tu es, tu t’égosilles à discuter avec des imbéciles, tu argumentes vis-à-vis de la sottise en jupons, pendant une soirée entière ? » (13 septembre 1852). Sans craindre la contradiction, il ne refuse pas à toutes les femmes le statut de créateur. Il consacre un article dans la Revue des Deux Mondes (15 septembre 1850) à l’ouvrage de son amie Mme Cavé, Le Dessin sans maître, et explicite ses propres théories sur l’art à propos du travail de femmes peintres (et pas seulement de Géricault, Rubens ou Ingres).
12Ambivalent devant les talents féminins, Delacroix est aussi incertain vis-à-vis de son propre désir : « les hommes ne savent pas ce qu’ils doivent désirer », déplore-t-il (mai 1823). Il rapporte une scène qui se reproduit souvent : « À l’atelier à neuf heures. Laure venue. Avancé le portrait. C’est une chose singulière que l’ayant désirée tout le temps de la séance, au moment de son départ, assez précipité à la vérité, ce n’était plus tout à fait de même ; il m’eût fallu le temps de me reconnaître » (18 avril 1824). Tourmenté à l’atelier où il doit soutenir « de magnanimes combats », il se désole ensuite : « mes résolutions s’évanouissent toujours en présence de l’action » (14 juin 1824). Hubert Damisch remarque, dans la préface au Journal, le désir mouvant du peintre pour son modèle, présent « tandis qu’il peint pour lui manquer au moment de passer à l’acte, ou à ce qu’on dit tel »12. à l’inverse du héros de Théophile Gautier, pour qui « le peintre satisfait, l’amant reprit le dessus »13, chez Delacroix le peintre a toujours le dessus.
13Qu’il écrive pour lui ou que, plus tard, il pense au portrait qu’il veut laisser à la postérité, Delacroix met en avant dans son Journal son « amour pour [son] travail ». à 26 ans, il avoue : « j’ai besoin de distractions, telles que réunions entre amis, etc. Quant aux séductions qui dérangent la plupart des hommes, je n’en ai jamais été bien inquiété, et aujourd’hui moins que jamais. Qui le croirait ? Ce qu’il y a de plus réel pour moi, ce sont les illusions que je crée avec ma peinture. Le reste est un sable mouvant. » (27 février 1824). Trente ans après, il reconnaît que les chatoiements du féminin ne l’ont pas laissé indifférent ; cependant peindre a toujours été la seule chose qui compte pour lui. Il se souvient : « dans ce temps-là, je m’occupais beaucoup de l’opinion du beau sexe, opinion que je méprise entièrement aujourd’hui non sans penser quelquefois avec plaisir à ce temps où tout d’elles me paraissait charmant. […] La raison, plus encore que l’âge, me tourne vers un autre point. Celui-ci est le tyran qui domine tout le reste » (8 décembre 1853) – et ce point c’est son travail : « Je n’ai pas autant de mérite qu’on pourrait le penser, à travailler beaucoup, car c’est la plus grande récréation que je puisse me donner… J’oublie, à mon chevalet, les ennuis et les soucis qui sont le lot de tout le monde » (lettre à son collaborateur Andrieu, 28 mars 1853).
14Le jeune Delacroix a beau se chagriner de son « exiguïté corporelle » (22 octobre 1822), il ne se lasse pas de désirer les femmes charmantes qu’il rencontre ou qu’il convoque dans son atelier. C’est une évidence : « Est-ce que nous [les hommes] nous faisons scrupule de faire notre cour à un objet qui nous captive momentanément ? » (10 novembre 1823, projet de lettre, pour convaincre une dame de céder à ses avances). Mais leur charme s’efface vite derrière celui des formes que sa peinture recrée. La passion des couleurs et du mouvement domine chez lui tout autre objet. C’est sur la toile que l’important se joue. La sensualité de sa palette et de son dessin (il n’est que de penser à la Mort de Sardanapale) emprunte au regard qu’il porte sur le modèle, à la relation sensible qu’il a avec les corps féminins, mais plus encore à son propre imaginaire – la féminité de ses représentations découvre l’image que le peintre veut donner de sa virilité. Son désir pour le modèle est transcendé sur la toile par son talent et le face-à-face se résout dans « une passion » de travail qui devient dans les dernières années de sa vie, selon le mot de Baudelaire, « une fureur »14.
15En ce qui concerne Pierre-Auguste Renoir, on ne peut entretenir l’illusion d’une parole brute, ni se leurrer sur le caractère construit du témoignage. Les mots de l’artiste et les événements de sa vie sont rapportés par le fils du peintre, qui non seulement assume, mais revendique sa propre subjectivité. Qu’un lecteur lui objecte : « ça n’est pas Renoir que vous présentez, c’est votre propre conception de Renoir », il approuve : « bien sûr. L’histoire est un genre essentiellement subjectif »15. Fort de cette mise en garde, Jean Renoir fait état des longues conversations qu’il a eues avec son père (en particulier en 1915 lorsque, après une blessure à la guerre, il est en convalescence chez lui) et affirme rapporter exactement ses propos, assimilés et mieux compris la maturité venant. On pourrait proposer sans doute une lecture différente de celle qu’il fait de certains événements de la vie familiale et sociale du peintre, une lecture moins empreinte d’admiration, d’indulgence et d’amour filiaux. Mais, artiste lui-même, cinéaste reconnu lorsqu’il rédige ce livre, Jean Renoir a saisi l’importance de la parole du peintre, il a su comprendre les questions que se posait son père, sa recherche tactile de la lumière sur les corps et les matières, son rapport au corps des modèles16. Le livre du fils n’est pas uniquement un recueil de souvenirs personnels ; pour couvrir l’ensemble de la vie du père, des origines familiales à sa disparition, il doit recourir aux témoignages de proches et, plus rarement, à quelques documents écrits (lettres et articles de presse).
16Les débuts du jeune Auguste Renoir ne l’installent pas directement dans le monde de l’art. Fils d’un tailleur et d’une ouvrière en robe, il ne peut compter que sur son travail pour subvenir à ses besoins. Son talent précoce et reconnu pour le dessin le conduit d’abord à la décoration sur porcelaine ou sur stores en toile imperméable. Ces travaux lui ayant procuré un peu d’argent, il précise son projet et décide de devenir un « artiste peintre » : il abandonne l’atelier du porcelainier pour l’atelier du peintre Gleyre. Mais, bientôt, il « n’a plus le sou » et sa sœur lui conseille de « faire du portrait ». Renoir évoque avec ironie le souvenir de cette période : « c’est exactement ce que je faisais. Le seul ennui est que mes modèles étaient des amis et que les portraits étaient à l’œil. » (p. 123). Lorsque des personnes se présentent et lui passent commande de leur portrait, hommes ou femmes, le sexe du sujet importe peu.
17Pour ses toiles composées, le peintre débutant, inconnu et désargenté, pour qui le modèle est un indispensable instrument de travail, met à contribution ses proches qui posent gratuitement. On reconnaît ses modèles masculins : son frère Edmond (et sa belle-sœur Mélanie) pour La Loge (1874) ; ses compagnons habituels pour le Moulin de la Galette – les femmes en revanche sont là de jeunes montmartroises qu’il paie. Et plus tard, ses trois fils ne cesseront de poser pour leur père. Il ne faudrait pas opposer des figures masculines proches à un monde féminin qui serait étranger, car les femmes de son entourage ont aussi posé pour lui (sa compagne, Aline Charigot, est la dame au petit chien du Déjeuner des canotiers). Renoir préfère peindre le corps féminin, et les silhouettes féminines, de beaucoup les plus nombreuses sur ses toiles, nécessitent de multiples personnes. Son fils raconte : « autant la nudité féminine lui paraissait naturellement pure, autant l’exhibition du corps masculin le gênait. Quand il peignit le Jugement de Pâris, il commença avec Pierre Daltour l’acteur, qui posa pour le berger. Mais, malgré la beauté du corps de Daltour qui était un véritable athlète, il finit le tableau avec Gabrielle, la Boulangère et Pigeot [trois de ses habituels modèles féminins], déclarant qu’il se sentait plus à son aise » (p. 393).
18Renoir se plait à voir un univers bien structuré, peuplé d’hommes virils et de femmes féminines. Il confie à la fille de Berthe Morisot, dont il est le tuteur, « qu’il n’admirait pas beaucoup les Puvis de Chavannes », regrettant « qu’on ne reconnaisse pas ses hommes de ses femmes »17. Renoir entretient avec tout ce qu’il représente une relation de grande proximité : il « ne peignait pas ses modèles vus de l’extérieur, mais s’identifiait à eux et procédait comme s’il avait peint son propre portrait. Par modèles j’entends aussi bien une rose que l’un de ses enfants »18 et, prioritairement, des jeunes femmes lumineuses. Elles ne font plus alors qu’un avec lui ; elles sont pleinement intégrées à son monde. Sa sensualité se subsume dans la peinture : « sa volupté d’homme devenait une volupté de peintre » (p. 220) résume son fils.
19Membres de la famille plus ou moins lointaine, comme Gabrielle venue de Bourgogne à 15 ans pour aider sa cousine Mme Renoir, ou modèles salariées, toutes sont intégrées dans le vaste univers domestique. Mme Renoir garde à la maison nombre de servantes dont « la peau ne repoussait pas la lumière » (p. 367) – la grande préoccupation du peintre – et ces jeunes femmes, se souvient Jean Renoir, « passaient sans transition de la position de Vénus au repassage de mes caleçons ou au reprisage des chaussettes » (p. 413). Le peintre s’entretient avec elles sur un ton de plaisanterie bourrue et bon enfant. Il entre peut-être dans le témoignage de Jean Renoir une part de reconstruction rétrospective de cette proximité, que son mariage avec Andrée19 modèle engagée pour les Grandes Baigneuses (p. 499), peut expliquer, mais cette union est également le signe de la porosité des frontières entre l’atelier de l’artiste et la maison familiale.
20L’empathie de renoir avec ses modèles féminins ne l’empêche pas de prononcer des opinions définitives comme : « mes modèles à moi ne pensent pas » (p. 79) ou [les femmes et les enfants] « peuvent se fondre dans une futilité d’esprit proche de l’éternité » (p. 435). « étranges contradictions » qui n’échappent pas à son fils : « il ponctuait ses affirmations de la supériorité des femmes de sarcasmes relatifs à leur nouveau désir d’indépendance et d’instruction » (p. 98). Mais Renoir lui-même ne semble pas vivre comme contradictoires son désir, à la fois, de « caresser et battre le motif » (p. 218) ; son attitude pleine de pudeur et de timidité (393) et son goût de peindre des corps sans vêtements, des « belles garces » à la superbe santé ; sa tolérance pour de libres relations entre jeunes hommes et femmes avant leur mariage (p. 94) et sa préférence pour les épouses confinées dans des rôles traditionnels de mères, de cuisinières, de femmes d’intérieur, occupées à « nettoyer le plancher, allumer le feu ou faire la lessive », pour leur bien, car « leur ventre a besoin de ces mouvements » (p. 99) !
21Grandi dans un milieu populaire où les femmes peuvent être aussi libres que soumises, où leur travail est essentiel et leur place strictement marquée, Renoir concilie dans sa vie des attitudes paternalistes et libertaires, une organisation domestique rangée et des voyages solitaires auprès de ses amis, une acceptation des rôles masculins et féminins hiérarchisés et une pratique de l’amitié égalitaire – avec Berthe Morisot par exemple.
22« Les intentions viriles de la peinture sérieuse »20 ne sont remises en cause par personne au XIXe siècle : le monde de l’art est perçu comme sexué par la critique et le public. Pas de compliment à une femme plus apprécié que celui de Baudelaire : « elle peint comme un homme »21. Et la fille de Berthe Morisot s’exclame devant un tableau de sa mère : « ah ! il n’y a que maman qui soit arrivée à cette perfection du tableau chez une femme »22. Dans les écrits de sa main qui sont livrés au public (essentiellement des extraits de correspondance et quelques notes23), sans théoriser, comme une évidence, Berthe Morisot se montre peintre, semblable à ses amis : « je commence à entrer dans l’intimité de mes confrères Impressionnistes » écrit-elle à sa sœur en 188424. Et pour eux, réciproquement, elle fait partie du groupe des impressionnistes, englobée dans les mêmes injures par la critique25 et soutenue par une commune conception de l’art : « nous étions un groupe. On se serrait les coudes, on se rassurait les uns les autres »26 se souvient Auguste Renoir après la mort de Berthe Morisot, dont la disparition fut pour lui une perte, un des moments clé de son existence, faisant rupture : « j’avais l’impression d’être tout seul dans un désert »27 dit-il alors. Considérée comme leur égale par Renoir, Manet ou Sisley, et se pensant elle-même peintre parmi des peintres, plantant côte à côte leurs chevalets, travaillant ensemble, cherchant ensemble « à mettre une figure en plein air »28, elle s’affronte par ailleurs depuis son enfance au fait qu’elle est une femme.
23Le malentendu est installé très tôt. Berthe Morisot, comme ses sœurs et de nombreuses jeunes filles de leur milieu social, reçoit des rudiments de dessin et de peinture. Leurs parents attendent des jeunes filles qu’elles offrent une aquarelle pour une fête familiale alors que très vite se manifestent chez Berthe et sa sœur Edma le goût pour une autre peinture, le désir d’une véritable formation et la volonté d’un apprentissage. Elles se révèlent des peintres : « une révolution », « presque une catastrophe » dans ce milieu de grande bourgeoisie, prédit leur professeur29. Dans ce monde-là, les rôles sont fixés. Mme Morisot, leur mère, le répète dans ses lettres : aux hommes le danger, l’entreprise, à l’image de son fils Tiburce qui est, de l’avis de Berthe également, sûr de lui et courageux jusqu’à la témérité (pendant le Siège de Paris) – tandis qu’aux filles échoit le (bon) mariage, sa récurrente préoccupation. Elle sait « que le mouvement de Paris, que les goûts d’artistes, sont d’un grand attrait pour Berthe » et redoute qu’elle « succombe à une illusion décevante », « abandonnant le principal », ce « monsieur à la voiture » dont on parle : « l’argent, c’est pourtant bien quelque chose » conclut-elle, engageant sa fille « à ne pas être dédaigneuse. L’avis de tous est qu’il vaut mieux se marier en faisant des sacrifices que de rester indépendante et dans une position qui n’en est pas une »30. Plus tard, elle s’avoue « un peu déçue de voir que Berthe ne trouvera pas à se caser comme tout le monde »31. Tandis que Mme Morisot s’exprime sur ce que sont les hommes en général et ce qu’elle pense qu’ils devraient être, Berthe a directement sous les yeux, dans son entourage proche, deux exemples opposés : son frère tiburce et son père, qui, lui, ne semble pas correspondre aux stéréotypes (les lettres le montrent en pleurs, en proie à l’anxiété et à la nervosité). Mais Berthe Morisot ne développe aucune théorie sur le masculin, n’ébauche pas de parallèle entre les conditions masculine et féminine dans sa correspondance ; seuls ses tardifs carnets laissent deviner son amertume : « je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme traitant une femme d’égale à égal, et c’est tout ce que j’aurais demandé, car je sais que je les vaux »32. En revanche, elle oppose très souvent les positions d’artiste et de mère.
24Le déroulement de sa vie pousse en effet à la comparaison : les deux sœurs Edma (née en 1840) et Berthe (1841) commencent ensemble des études artistiques et exposent ensemble au Salon ; elles sont très proches l’une de l’autre. Puis Edma se marie (1869). Une correspondance serrée commence entre les deux jeunes femmes, l’une qui se voue à la maternité sans abandonner « la toquade de la peinture »33 et l’autre qui consacre sa vie à la peinture, « cause de bien des soucis »34. Berthe comprend les aspirations de sa sœur : « je crois que quelque affection que l’on puisse avoir pour son mari, on ne rompt pas sans peine avec une vie de travail » lui répond-elle. À la différence de sa mère, le clivage sur lequel Berthe Morisot revient sans cesse dans ses lettres n’est pas celui qui sépare les univers masculin et féminin – et que pourtant elle expérimente, mais bien l’irréductible frontière entre la recherche artistique et la vie sociale.
25Femme et peintre, Berthe Morisot ne peut s’émanciper des règles de la vie bourgeoise mais elle réussit à annexer cet univers imposé à son activité créatrice. Ses modèles sont des enfants et des femmes, exceptionnellement des hommes. Elle choisit des personnes de son entourage aussi bien que des jeunes filles recrutées pour poser. Elle sollicite son jeune neveu, son mari Eugène Manet – mais « ce pauvre Eugène […] en a tout de suite trop… » (1875) et se révèle « un modèle moins complaisant » que sa sœur Edma, ses nièces, sa fille Julie, et aussi, par commodité mais sans la familiarité de Renoir, la nourrice Pasie, la fille de la concierge de la rue de Villejust, Marthe Givaudan, enfant (Toilette de nuit) puis femme (La Fleur aux cheveux, 1893 ; jeune fille en corset, etc.) ou une petite voisine de Mézy, Gabrielle (Bergère couchée), « cette sauvagesse qui fit sa première communion avec moi », écrit Julie quelques années plus tard35. À l’occasion, elle partage un modèle avec Renoir ou avec Toulouse-Lautrec.
26le titre du tableau (à l’exception des portraits) indique rarement le statut du personnage, proche ou étranger à la famille, et ne trahit pas une éventuelle proximité : Le Violon, c’est sa fille Julie, Sous le pommier, une paysanne36. Lors de la rétrospective Berthe Morisot chez Durand-Ruel en 1896 Julie commente un tableau, le Cerisier, qui « a été commencé à Mézy avec Jeannie [sa cousine] en bas tendant le panier et moi sur l’échelle cueillant des cerises ; il a été fini rue Weber avec un modèle très gentil »37. Aux yeux du peintre les jeunes filles sont interchangeables. Seule compte la recherche picturale et les ressources de l’environnement immédiat suffisent souvent. La jeune Berthe ne se sent pas assez d’autorité pour en imposer à un modèle (« décidément je suis trop nerveuse pour faire poser n’importe qui », septembre 1869 ; « je n’ai rien de ce qu’il faut pour inspirer du respect aux gens », 1870). Plus tard, d’autres difficultés l’entravent : elle raconte à sa sœur, lors de son voyage de noces en Angleterre (1875), que « rien n’est plus gentil que les enfants des rues, bras nus et dans leurs accoutrements anglais. Je voudrais pouvoir en faire poser quelques-uns, mais tout cela est plein de difficultés. Je parle horriblement mal et Eugène encore plus. »
27Il est difficile, en tant que femme, de recruter des modèles masculins, de donner à voir leur nudité, d’utiliser le pouvoir émotionnel de ces représentations pour fasciner les sens des spectateurs et exprimer à travers elles son identité sexuelle. Mais l’exercice de la peinture en même temps que l’accomplissement de son rôle de maîtresse de maison permet à Berthe Morisot de créer un espace de rencontre et de dialogue avec les hommes de son temps, peintres, sculpteurs, écrivains, critiques, musiciens, politiciens : Degas, Renoir, Monet, Mallarmé, Chabrier, émile Ollivier et tant d’autres38.
28Lorsque Berthe Morisot lit en 1890 le Journal de Marie Bashkirtseff, elle remarque : « mon admiration est contrariée par sa médiocre peinture »39. Il est vrai que de nos jours aussi Marie Bashkirtseff est plus appréciée pour son témoignage littéraire que pour ses tableaux ; à la différence de la plupart des femmes artistes, elle a laissé de nombreuses pages sur sa pratique de peintre. Il semble, à la lire, qu’elle aspire surtout à la notoriété : « Je veux la gloire » répète-t-elle. Devenir célèbre est sa grande préoccupation. Elle se rêve d’abord cantatrice puis, sa voix s’altérant avec la maladie, peintre, sculptrice, journaliste, écrivain, reine d’un salon – tout cela au cours de sa brève carrière. Finalement, c’est son journal, travaillé jusqu’aux derniers jours, et partiellement publié peu après, qui assure la pérennité du souvenir de son existence, comme elle le souhaitait40. Ce journal, elle le veut d’une « exacte, absolue, stricte vérité »41, et les pages consacrées à la peinture semblent moins touchées par les censures qu’il a subi lorsqu’il est question de problèmes familiaux ou d’espoirs de mariage.
29Marie Bashkirtseff a des idées arrêtées sur ce qu’est un homme, ce qu’est une femme – et surtout sur la différence de traitement qui interdit aux femmes de se réaliser et de créer. Souvent elle s’insurge contre leur [son] sort malheureux et injuste : « je voudrais être homme. Je sais que je pourrais devenir quelqu’un ; mais avec des jupes où voulez-vous qu’on aille ? le mariage est la seule carrière des femmes ; les hommes ont 26 chances, les femmes n’en ont qu’une […] Jamais je n’ai été si révoltée contre l’état des femmes. Je ne suis pas assez folle pour réclamer cette bête d’égalité qui est une utopie (et puis, c’est mauvais genre) […] mais je grogne d’être femme, parce que je n’en ai que la peau. » (30 septembre 1878). Elle se rebiffe et court (avec son chaperon) les boutiques du quartier de l’Ecole de médecine pour acheter des plâtres et des livres, au grand scandale de sa mère qui y découvre des « paysans nus » (14 novembre 1877)42. Elle revendique la liberté (« Ah ! que les femmes sont à plaindre, les hommes sont libres au moins », 20 juin 1882) qui conditionne la création et des possibilités de formation identiques : « Pourquoi ne puis-je aller étudier là [à l’Ecole des beaux-arts] ? Où peut-on avoir un enseignement aussi complet que là ? » (octobre 1878). Elle se voit également refuser l’entrée de l’atelier de Bonnat (il est impossible de la prendre avec 50 jeunes gens non surveillés, 17 novembre 1877) avant de pouvoir s’inscrire à l’Académie Julian qui a un cours distinct pour les dames43. L’émulation est entretenue avec le cours des garçons et la compétition organisée entre les deux ateliers. La facture « forte et même brutale » (14 janvier 1879) est appréciée. Marie Bashkirtseff elle-même attribue un caractère sexué à un tableau (« viril »), un sujet (« peu féminin » : des hommes devant une affiche électorale), une artiste (Breslau, qui « peu femme », « ne dessine pas comme une femme », mais comme un « garçon » février 1882). Le référent masculin est omniprésent.
30Marie Bashkirtseff évoque un épisode de la vie de cet atelier. En octobre 1880, elle soumet une esquisse au jugement d’un peintre à la mode qui passe régulièrement conseiller les élèves, Tony Robert-Fleury. Elle a imaginé de représenter « le modèle, une petite femme blonde, qui, en attendant l’artiste, est assis à califourchon sur une chaise et fume une cigarette en regardant le squelette entre les dents duquel il a fourré une pipe ». Le mentor Robert-Fleury est séduit par ce thème « canaille », comme le serait sans doute le public, familiarisé avec le stéréotype du milieu « artiste ». « Seulement, poursuit le peintre, vous ne pouvez pas signer cela » à cause du « scandale » qui pourrait rendre célèbre l’auteur, « surtout si l’on sait que c’est une femme, une jeune fille » qui l’a fait. Cette anecdote, qui par son côté enlevé pourrait être tirée d’un roman, souligne à la fois l’intérêt présumé du public pour l’univers de l’atelier où le macabre sait se faire léger et coquin et ses réticences à y accueillir les jeunes filles honnêtes. Une situation en porte-à-faux dont Marie Bashkirtseff a l’habitude.
31Dans sa pratique de la peinture comme dans sa vie quotidienne et ses rêves, elle se tient en déséquilibre : aux marges des classes dominantes comme des artistes professionnels. Elle est issue d’une famille de l’aristocratie provinciale russe peu reconnue dans l’exil qui la conduit à travers l’Europe avant de la fixer en France (à Nice puis à Paris), désargentée et dépensière, arrogante et dédaignée. Marie Bashkirtseff épouse et rejette tour à tour violemment les modes de vie, les préjugés, les solidarités et les aspirations des siens. Malgré une vie familiale qui laisse peu de place aux études sérieuses et un entourage qui ne l’encourage nullement à l’effort, elle veut tout apprendre, tout connaître, tout lire. Lorsqu’elle décide de se consacrer à la peinture, son journal détaille l’« impitoyable travail mécanique » avec les modèles (octobre 1877). À travers des remarques descriptives ou esthétiques (un modèle « femme rousse d’une beauté étonnante », ou « si laid » que l’atelier « refuse de le faire ») s’exprime toute la distance que l’élève met dans l’exercice entre elle et cet objet à peindre, qu’il s’agisse d’« un garçon de 18 ans, qui ressemble à s’y méprendre comme forme et couleur à une tête de chat, qu’on ferait avec une casserole » (1879) ou d’une jeune fille (« On dit qu’elle n’a que 17 ans, mais je vous assure que sa taille est joliment endommagée. On dit que ces gredines mènent une vie impossible », 8 octobre 1877). Marie Bashkirtseff, peintre, garde les préjugés de sa classe et du public ordinaire.
32Lorsque, plus aguerrie et ambitieuse, elle prépare des tableaux pour le Salon, elle recherche décors et modèles pour les sujets « neufs », « originaux », « actuels » qu’elle imagine. Bien qu’elle proclame que, dans un tableau « tout est dans l’exécution » (10 octobre 1881), elle s’épuise à visiter des couvents pour trouver un décor, elle projette d’aller à Nice ou à Naples pour peindre un Carnaval (projet, Salon 1882), en Algérie ou à Jérusalem pour les Maries devant le sépulcre (projet, Salon 1883). En voyage à Grenade, elle a « la fantaisie » de visiter la prison où travaillent les forçats (27 octobre 1881). Elle ressent de la pitié devant ces hommes battus, « désarmés, enfermés, contraints au travail comme des enfants ». « Mais quelles têtes ! » remarque-t-elle aussitôt, et elle obtient de faire le portrait d’un faux-monnayeur (qu’elle gratifie d’un imaginaire « assassinat » pour accentuer son « air criminel »). Le « type » qu’elle poursuit, homme ou femme, vieillard ou enfant, bagnard ou passant retient son attention par son attitude ou son expression. Le modèle appartient à un autre monde que le sien et ce clivage social justifie jusqu’à la brutalité : « les gosses qui posent m’exaspèrent à la folie ! J’ai l’autorisation des parents de taper dessus, et aujourd’hui j’en ai empoigné un et je l’ai flanqué par terre comme un paquet – absolument enragée » (juin 1883). La peinture lisse de Marie Bashkirtseff en dit moins que son écriture sur ses fantasmes de violence et de pouvoir, ses émois sensuels ou la fascination de sa propre nudité.
33Le face-à-face du peintre avec son modèle, confrontation avec le corps de l’autre, renvoie au désir. La société du XIXe siècle autorise les hommes à ressentir et à exprimer ce désir, elle les encourage même et les oblige à construire leur virilité en l’exhibant, tandis qu’elle éloigne les femmes de ces possibilités et même de la pensée de ces possibilités. Ces comportements imposés n’épargnent pas plus les artistes que le reste du corps social, qu’ils mettent en mots leur perception de la différence de condition (Renoir, Bashkirtseff) ou qu’ils en expérimentent l’évidence en silence (Delacroix, Morisot), que leurs sensibilités s’accommodent des conventions ou s’y heurtent en mouvements contradictoires.
34Les positions de l’homme et de la femme peintre ne sont pas équivalentes. Marie Bashkirtseff met une insistance suspecte à glorifier l’atelier comme lieu où toutes les différences seraient gommées : « à l’atelier, tout disparaît ; on n’a ni nom, ni famille ; on n’est plus la fille de sa mère, on est soi-même, on est un individu et on a devant soi l’art, et rien d’autre. » (6 octobre 1877). Ce paradis égalitaire semble pourtant une vision fallacieuse. Les femmes peintres ne sont pas, alors, des exceptions44, mais le monde de la peinture reste dominé par les hommes, de l’apprentissage à la forme de reconnaissance qu’est le Salon, des possibilités matérielles d’exercer (occupation d’un atelier, recrutement des modèles) aux commandes officielles, des collectionneurs aux sujets autorisés, de la critique jusqu’à la conception de l’essence même de l’art. Ils occupent l’espace matériel et symbolique de la création. Si Berthe Morisot et Renoir se perçoivent avant tout comme des peintres – et quelle que soit la définition que chacun d’eux peut donner de son art – les différences sont flagrantes quant à la reconnaissance sociale de leur identité d’artiste. La reconnaissance n’est facile à conquérir pour personne, et la carrière artistique ne s’ouvre pas d’emblée aux hommes nés dans un milieu modeste. Mais pour les femmes de la bourgeoisie, il est plus difficile encore de faire coïncider leur désir de peindre autrement qu’en amateur avec leur destin social de filles à marier et de bonnes maîtresses de maison.
35L’acte de peindre transcende l’ordinaire des rapports entre homme et femme. Certains romanciers ont retenu ces moments de suspens dans les relations habituelles : « il s’était courbé sur son dessin, il ne lui jetait plus que ces clairs regards du peintre, pour qui la femme a disparu, et qui ne voit que le modèle. »45. Sous le regard du dessinateur le motif est mis à distance. Mais bientôt cette parenthèse prend fin et le caractère sexué du peintre retrouve toute son importance. La différence des genres s’impose, car toujours « entre le peintre et son modèle se tissent des liens subtils de possession, d’habitude, de complicité. L’artiste est un voyeur, par nécessité peut-être, par tempérament sans doute »46 et pour les femmes certains rôles non licites sont impossibles à tenir. Il n’y a pas plus de licence artistique que de licence amoureuse pour elles, et leur appartenance à la bourgeoisie donne plus de force à ces interdits sociaux. Dans ce domaine de l’art érotique, et même simplement sensuel, « les femmes ne disposent pas d’images – d’un langage officiellement acceptable – pour exprimer leur point de vue particulier »47. Elles doivent alors ruser, trouver des médiations, choisir pour leur œuvre un prétexte autorisé ou se censurer : les tableaux de Rosa Bonheur n’évoquent en rien sa situation amoureuse48.
36Le désir féminin cependant trouve à s’exprimer en dépit des normes de la société et des femmes parviennent à imposer leur liberté créatrice. Bannies des territoires masculins, elles les investissent pourtant, sans scandale, sans tapage ; à la volonté d’enfermement du XIXe siècle, à ses velléités de contrôle et d’assujettissement, répondent l’inventivité et leur élan créateur. Le sujet importe moins alors que le pouvoir de suggestion du tableau, sa capacité à faire rêver, à émouvoir, à retenir l’attention. La caresse du modelé, les ombres tièdes, l’enveloppe mouvante du geste, les palpitations végétales, la douceur de l’air, la moiteur de la peau, sont autant de signes perceptibles de la relation sensuelle du peintre avec le sujet peint. La poésie tactile, la fraîcheur lumineuse des tons, la facture libre et vigoureuse qui animent le pinceau de Berthe Morisot, sa sensibilité, sa sensualité ne nous touchent-elles pas plus qu’un nu parfait, délicat et mièvre de William Bouguereau ?
37La relation peintre/modèle décrite ici dans des modalités diverses est historiquement datée, car elle est propre à une configuration artistique et sociale en évolution. Bientôt en effet la peinture s’émancipe de la réalité, signant l’effacement (provisoire) du modèle. Couleur et forme prennent leur indépendance, l’espace réaliste se désintègre, le sujet et l’objet se dissolvent. L’abstraction triomphante supprime délibérément la référence au monde extérieur. D’autre part, le statut des femmes se transforme : plus d’autonomie et de légitimité sont accordées à leurs activités qui se professionnalisent et le nouveau siècle les prépare à devenir « spectatrices et actrices d’un formidable bouleversement entre les sexes »49. Mais la relation de l’artiste avec la femme qu’il peint continue de fasciner le public et de hanter son imaginaire, mêlant beauté et amour, génie et violence, rêverie et sensualité.