1Au XVIIIe siècle, les femmes du peuple au travail bénéficient d’un certain intérêt dans l’art pictural ; elles sont ainsi très présentes dans les gravures des fameux Cris de Paris.1 Mais les romanciers ne s’intéressent guère aux travailleuses de basse condition, à l’exception des figures de servantes, type littéraire traditionnel. Un texte comme l’énorme série (42 volumes) de nouvelles intitulée Les Contemporaines, publiée dans les années 1780 par Restif de la Bretonne, s’il a en partie pour héroïnes des femmes du peuple d’abord définies par leur métier (“La jolie bonnetière”, “la petite laitière” etc.), n’a pas pour ambition première de représenter comme telles des femmes au travail. C’est en revanche l’un des objectifs de Louis Sébastien Mercier dans le Tableau de Paris (1781-1788). 2 Mercier pourtant est grand lecteur de Rousseau, dont les pages influentes sur les femmes dans l’Emile mettent l’accent sur la soumission exigée d’elles, et sur leur besoin et (donc) leur devoir de plaire : pour que les femmes “aient le nécessaire, pour qu’elles soient dans leur état, il faut que […] nous voulions le leur donner […] ; elles dépendent de nos sentimens, […] du cas que nous faisons de leurs charmes et de leurs vertus” ; “[…] la femme est faite spécialement pour plaire à l’homme”. 3 Entièrement dépendantes des hommes pour leur subsistance, les femmes leur doivent obéissance, ce qu’une vie sédentaire et strictement domestique, consacrée à la maternité et aux soins du ménage, ne manquera pas de faciliter. “Femme, honore ton chef ; c’est lui qui travaille pour toi, qui te gagne ton pain, qui te nourrit, voilà l’homme”. 4 A l’époque de Mercier, cette conception bourgeoise de la féminité idéale, fruit d’une pensée essentialiste de la différence formulée avec éclat et radicalisée par Rousseau, domine la réflexion politique et sociale des hommes des Lumières tels que Diderot.5 On ne sera pas étonné que le travail féminin soit peu médité, peu valorisé, peu remarqué même dans une telle conception.
2Or dans le Tableau, ce sont principalement des femmes au travail qui sont mises en scène, femmes dans la rue, souvent mobiles dans la ville, femmes du peuple côtoyant quotidiennement les hommes. La vie restreinte au foyer conjugal, la dépendance totale le plus souvent ne sont pas de leur ressort, parce qu’elles ne peuvent l’être. Les exigences concernant la femme du peuple sont moindres dans le domaine du plaire, mais même chez elle la féminité est pour une bonne part contenue dans l’apparence, conformément à une association si attendue qu’elle mérite rarement qu’on s’y arrête. Selon ce que Bourdieu appelle des “schèmes de perception et d’appréciation”6, la femme est d’abord un corps, et un corps désirable. Qui dit femme dit (ou souvent devrait dire) beauté7. Mercier procure un terrain de réflexion très riche sur ce qui dans le travail est compatible ou incompatible avec ces normes de la féminité. Penseur bourgeois, il porte sur les femmes un regard théoriquement conservateur. Mais sociologue avant la lettre,8 observateur exceptionnel du Paris des années 1780, grand déchiffreur de signes, amateur amoureux des modes féminines, ce n’est certes pas un écrivain hostile aux femmes. On pourrait alléguer ces éléments biographiques que sont par exemple son amitié avec Olympe de Gouges, et, de 1775 à 1776, la direction éditoriale du fameux Journal des Dames.9 Plus sûrement encore, ses oscillations face au travail féminin disent tout à la fois la force des cadres de pensée et de culture où il se meut et la poussée d’une réalité que, dans sa sympathie pour le peuple, il perçoit et parfois conçoit comme débordant nécessairement de ces mêmes cadres. On peut donc suivre chez lui un fil d’interrogations : comment les valeurs constituant la féminité telle que la conçoivent la majorité des penseurs des Lumières peuvent-elles être exaltées, anéanties, perverties, exploitées (en bien ou en mal) par et dans le travail ? Et dans quelles sortes de travail en particulier ? Le travail masculin suscite en lui admiration, compassion, indignation, étonnement etc. Mais quand les femmes sont en jeu, ce n’est jamais le travail même (sa difficulté, sa futilité, son importance, ses conditions etc.) qui provoque l’intérêt premier. C’est le sexe des travailleuses qui constitue le centre de préoccupation et l’objet des jugements.
3Or ces jugements ne sont pas toujours aisés. Lorsque la logique de la féminité (servir et plaire) est poussée à l’extrême, ou qu’elle risque d’être détruite par l’observation et l’expérience, l’ambivalence surgit. Les tensions sont plus nombreuses encore que les coïncidences entre le discours moralisateur et la réalité du Paris contemporain. Le grand intérêt du texte si vaste, si souple et varié de Mercier est dans son absence de systématicité (qui équivaut à un allègement du dogmatisme) et dans la relative sûreté de ses observations. Il est peu d’historiens de la vie urbaine sociale et culturelle du dernier tiers du dix-huitième siècle en France pour qui l’œuvre de Mercier et plus particulièrement le Tableau de Paris ne représentent pas une appréciable et généreuse ressource.10 E. Le Roy-Ladurie l’estime “fin connaisseur de nos villes”, observateur “perspicace” des écarts sociaux et descripteur “concret” des pathologies urbaines.11 C’est ce qui permet de saisir la tonalité du discours ambiant sur le travail féminin en interaction directe et vivante avec les pratiques effectives.
4D’emblée saute aux yeux la grave inadéquation du discours bourgeois lorsque les femmes du peuple paraissent. En milieu urbain, la prescription de sédentarité n’a de pertinence que pour les femmes de la petite ou moyenne bourgeoisie dont la subsistance est pleinement assurée par le mari et dont les fonctions sont essentiellement domestiques. On peut aussi noter le véritable désarroi de l’observateur face à l’absence fréquente d’alternatives à la prostitution. Mercier, sensible comme beaucoup d’autres au scandale de l’inégalité extrême, spectaculaire à Paris, adopte à propos du travail féminin un angle social, faisant jouer genre (sexuel) et “classe” (place dans la hiérarchie des conditions) de sorte que jamais n’est négligée l’importance économique du travail.12 En ses divers avatars, c’est comme moyen de subsistance qu’il apparaît dans le Tableau de Paris et c’est ainsi qu’il sera envisagé ici, domesticité et mendicité exclues. Le travail féminin “est la norme dans le peuple urbain des Lumières, et pas seulement chez les plus misérables : au minimum 75% des femmes saisies dans différentes sources déclarent une profession.”13 Les petits métiers y occupent une place importante, et les femmes y dominent.14 Mais quelle que soit cette importance, c’est presque toujours un corps sexué qui stimule la représentation des travailleuses chez Mercier, dans un processus idéologique où le travail proprement dit est repoussé dans les marges du discours au profit d’une valorisation de la féminité (fût-ce par le biais d’une critique de sa négation). Des liens sont constamment tissés entre le travail et le sexe : entre le corps féminin et son érotisme éventuel, l’argent et les moyens de le gagner, la vie privée et le statut familial et civil. C’est au repérage de ces liens qu’est consacrée la présente étude : il s’agit ici de montrer comment l’un des observateurs les plus précis et exacts de son temps, à la veille de la Révolution, a pu concevoir et représenter la mise à l’épreuve du “beau sexe” dans et par le travail.
5Dans plusieurs des évocations des petits métiers féminins, ce qui est immédiatement mis en valeur est la féminité souffrante de la travailleuse : exploitée, violentée, perdue ou endommagée. Dans ce qu’il appelle une esquisse rapide Mercier présente ainsi les laitières, “en cotte rouge, basanées et le plus souvent ridées, [elles] ne ressemblent pas à celles que Greuze a dessinées” ; les “figures voluptueuses et séduisantes” de ce dernier bénéficient « d’embellissements factices qui défigurent le trait réel” (II, 206). Le travail marque les femmes dans leur chair, les abîme dans leur féminité, métonymiquement désignée par la peau. Le vêtement et la qualité de la peau constituent la principale information donnée sur ce travail de laitière : la vérité de la condition est la vérité de son apparence. L’art occultant les marques du travail rend aveugle à la réalité sociale dont elles sont le symptôme, et exalte frauduleusement une alliance entre travail et attrait érotique que l’écrivain se charge de détruire.
6La laitière perd un des attributs de son sexe : la beauté, mais au moins ne fait-elle pas un métier d’homme. Le scandale véritable réside dans le spectacle d’une femme chargée d’une occupation jugée exclusivement masculine. Après une dénonciation de l’inversion première, celle des hommes faisant des métiers de femmes (“On voit des hommes qui sont marchands de mode, de linge, de gazes, de mousseline”), Mercier passant à la seconde inversion met immédiatement en place le sème de la bestialité : “les femmes sont marchandes de bœufs et de porcs ; d’autres sont attelées à de petites charrettes ; d’autres enfin sont porteuses d’eau”. La dégradation du corps féminin induit une perte d’humanité : cesser d’être une femme, devenir comme un homme (comme un homme au travail, comme un homme pleinement humain), c’est devenir inhumaine, c’est se déporter du côté de l’animal. “Une femme porteuse d’eau sur le dur pavé de Paris ! rien n’est plus choquant. J’ai vu une jeune fille dont le sein était affaissé sous la sangle. On souffre à voir une femme malheureuse à ce point” (II, 895). Ici, la femme est son sein : aplati, abîmé, méconnaissable. Le pathos est d’abord de nature esthétique : la souffrance physique présumée de la jeune fille est transmise au spectateur par l’intermédiaire de cet objet érotique qui la résume en son enlaidissement.
7Un passage plus étendu et plus dramatique porte le comble au pathos soigneusement mis en scène par Mercier. Comme dans un premier plan cinématographique une femme portefaix surgit d’un coin de rue à l’aube, plan où une couleur dominante (le rouge) crée un climat poétique et réaliste à la fois : “Mais ce qui fait peine à voir, ce sont de malheureuses femmes, qui, la hotte pesante sur le dos, le visage rouge, l’œil presque sanglant, devancent l’aurore dans des rues fangeuses, ou sur un pavé dont la glace crie sous les premiers pas qui la pressent ; c’est un verglas qui met leur vie en danger” (I, 791). Le rouge et le sang et l’aurore, mais aussi la boue et jusqu’au cri de la glace dangereuse contribuent à créer une image fantasmatique et inquiétante du malheur. Le physique de la femme au travail renvoie à la laideur naturelle du décor, où elle est implantée comme un de ses plus farouches éléments, carapaçonnée de crasse. “[…] Et la compassion vous pénètre jusqu’au fond de l’âme, lorsque vous les entendez, dans leur marche fatigante, proférer un jurement d’une voix altérée et glapissante” : de ce corps vilain sort une voix à la fois hors nature et hors civilisation : masculine et animale. Travailler comme un homme, c’est travailler comme une bête.
8Mercier commente : “on souffre pour elles, quoique leur sexe soit étrangement défiguré” : n’attendrait-on pas plutôt parce que ? La défiguration est perte de l’apparence apparente, mais une refiguration est possible :
« Le hâle, le travail journalier, l’endurcissement des bras, le calus des mains, n’ont pu les métamorphoser en hommes. Sous leur vêtement épais, grossier et sale, sous la crasse, sous leur peau endurcie, elles conservent encore les formes originelles qui vous font distinguer au bal de l’Opéra une duchesse sous le masque et le domino. Leur sexe n’est point anéanti pour l’œil sensible (I, 791-92). »
9Il y a donc une “apparence essentielle” soit des “formes originelles” qui sauvent la femme et autorisent la compassion masculine : sous leur peau elles conservent leurs formes, écrit bizarrement Mercier. La métamorphose est superficielle, et la femme défigurée est refigurée à l’aide de ses attributs spécifiques : “gorge enflée” et formes. La femme prise dans un dur travail physique cache, secrète, une vraie femme c’est-à-dire un vrai corps qu’un œil masculin saura redécouvrir en le resexualisant. La compassion est due à la porteuse d’eau non pas d’abord comme être humain mais comme femme.
10Un porteur d’eau, lui, n’aura rien de caché en lui, rien de secret sous sa peau endurcie ; rien ne dissonera autour de lui, il demeure dans l’ordre de la nature et de la culture ; “ne craignez point pour [lui] une luxation occasionnée par ces poids énormes”, dont la charge pourrait pourtant paraître inhumaine. Par contre, le corps des femmes n’est “pas créé pour supporter ces charges démesurées” (I, 791). Le scandale est-il donc d’ordre social, ou sexuel ? La compassion déguise-t-elle une répulsion et une colère face à ce qui est perçu comme une usurpation? 15 La représentation dramatique du mal que se donne la porteuse d’eau n’a pas une vocation universalisante d’appel à la compassion face à la misère du peuple. Il s’agit davantage d’alerter sur l’inquiétant processus de virilisation opéré par le travail physique.16 Le concept éthique d’humanité est rendu fonctionnel par l’esthétique du féminin qui renvoie à un ordre naturel, celui des apparences agréables et du plaire.
11Mais l’exploitation des apparences peut être pervertie jusqu’à créer un autre type de défiguration dans un travail au contraire exclusivement féminin. Parmi les petits métiers assurant un apport au foyer, l’occupation de modèle exemplifie la façon dont le corps féminin (ici, tête et chevelure) peut être économiquement exploité aux dépens de la personne. Quand une mère dans un ménage pauvre ne peut plus payer son loyer, explique Mercier, elle “envoie la tête de sa fille chez les apprentis coiffeurs” (II, 1024). “Durant quinze jours” la jeune fille en pleurs “souffrira tout le long du jour le martyre” (brûlures, tiraillements, déchirements de la peau, tête complètement écorchée) et “c’est donc une grossière et ridicule architecture que notre pauvre Iphigénie rapportera à la maison paternelle” (II, 1024-25). On la travaille, et c’est ainsi qu’elle travaille. Dans cet atroce blason la personne est réduite à cet objet souffrant qu’est devenue sa tête. Mercier enlaidit la beauté, il en rend grotesque le travail en la réduisant à une pure et dure matérialité.
12L’aliénation subie par la jeune fille est aussi sociale ; elle est comme coupée en deux, haut faussement riche, bas réellement pauvre : “on reconnaît, au contraste de la tête et des pieds, la victime gémissante de la parure.” La beauté de la femme riche, insiste Mercier, exige le tourment de “soixante têtes” de femmes pauvres. La beauté se paie et se repaît de souffrances : “Mesdames les bien parées!”, “c’est [...] une portion de votre sexe qui vous a dérobé de telles souffrances ; vous serez plus belles de ses tourments ; ne l’oubliez pas. Eh ! Que ce ne soit pas du moins pour vous une jouissance de plus!” (II, 1025).17 Il est donc des travaux féminins où l’apparence, cette force de la femme, est sacrifiée chez la femme pauvre (“Iphigénie”) au profit de l’apparence de la femme riche. La jeune fille est doublement victimisée dans son travail : en tant que pauvre, en tant que femme.
13Un semblable outrage est commis envers le corps maternel indigent. Les nourrices, cette “multitude de femmes [qui] viennent vendre leurs mamelles” au Bureau des recommandaresses (II, 1073) sont évoquées par Mercier en termes vigoureux et indignés. “Jamais le pouvoir et le besoin d’argent n’étalent mieux leur fatal despotisme que dans ce local.” Car ces femmes rejettent leur propre enfant pour en nourrir un qu’elles ne connaissent pas. “Ce trafic, avoué, reçu, protégé, annonce un peuple livré à une prodigieuse misère, forcé d’être inhumain pour subsister ou pour payer l’impôt” (II, 1378-79). C’est ici l’instinct maternel qui est sacrifié, bafoué, perverti. Mercier met en valeur la condition sociale et refuse dès lors de condamner des femmes forcées de “vendre leurs mamelles” et de transformer une source de vie en source de mort pour leur propre progéniture. L’instrumentalisation du corps féminin est ici porté à son comble, sans doute. Le travail jamais n’apparaît autant qu’ici comme souffrance, où ce qui est violenté est tout à la fois l’intégrité physique de la femme (son corps est mis en vente en morceaux) et son intégrité morale (elle est projetée dans l’anti-nature, l’inhumain).
14Lorsque le corps féminin tout entier est mis à contribution, et qu’il s’agit d’un corps jeune et désirable et qui ne souffre pas, Mercier adopte une perspective nettement érotisée, et nettement moins réprobatrice. Des jeunes filles “quelquefois chastes et modestes” peuvent être amenées par leur mère chez des artistes pour gagner quelque argent (“six livres par séance”), bien que ce soit d’ordinaire les “filles publiques” qui posent pour les peintres et sculpteurs des “chastes attraits des vierges.” “L’indigence les soumet à dévoiler sous l’œil maternel ce qui ne sera vu que du peintre, car la chasteté couvre de son voile la fille demi-nue ; elle rougit, mais elle n’est pas humiliée : son innocence sera respectée ; si sa pudeur souffre, l’orgueil la dédommage du sacrifice”, ses “attraits” passeront à la postérité (II, 1160-61). L’anonymat générique en vigueur dans le Tableau n’exclut pas une notation psychologique elle aussi générique, certes (la pudeur de la vierge), mais qui suppose l’accès aux consciences. La violence faite à la jeune fille est compensée par le recours à une psychologie féminine (fierté de la beauté) et atténuée par la présence maternelle dans la scène, ce qui normalise l’expérience de cet emploi pourtant moralement douteux, comme la proximité avec la prostitution en témoigne. En effet, le clin d’œil grivois qui conclut le chapitre (“quand l’amant remplacera le peintre”) charge d’une lourde équivoque la description de l’emploi. La jeune fille imite la prostituée qui imite la jeune fille, et toutes deux offrent un usage de leur corps en échange d’une somme. L’indulgence de Mercier naît malgré tout de ce qu’en cette occupation est respecté l’attribut essentiel de la féminité, la beauté physique, et que la femme y est d’abord corps attirant et soumis.
15Laitière et nourrice, modèle pour coiffeurs et porteuse d’eau : le simple fait que Mercier ait donné à ces êtres sans beauté une présence sérieuse (non comique) dans son texte et dans la conscience de ses contemporains mérite considération. Il leur confère visibilité et intérêt en dépit de leur laideur ou de leur défiguration. En cela seul, l’auteur du Tableau de Paris rompt simultanément deux normes d’exclusion dans les représentations des femmes : celle de la femme sans attrait, et celle de la femme au travail. Mais la condition de son intérêt réside bien dans une sexualisation qu’on ne trouve guère dans les descriptions des travailleurs hommes18, et dans le dessin en creux ou en palimpseste d’une femme telle qu’elle devrait être : gracieuse et pudique, tendre et fraîche, douce et aimante. Le travail met à mal ces qualités essentielles et fait que le sexe cesse d’être le beau sexe.19 Ces femmes au travail donnent de leur personne, et de leur personne biologique. L’indigence qui les déshumanise peut aussi les masculiniser sous la plume de Mercier. C’est que le regard sur les femmes au travail est systématiquement érotisé, ne serait-ce que par défaut, lorsque “l’œil sensible” cherche les “formes” féminines sous les rudes apparences. Les critères de jugement sont donc toujours équivoquement mêlés, esthétiques et éthiques, parce que c’est le scandale de l’image féminine (beauté, fragilité, séduction) abîmée qui mène à la compassion et à l’indignation.
16Le sacrifice de la féminité est parfois opéré au profit de la féminité d’autres femmes, les riches. Le travail de la femme pauvre est alors susceptible de s’inscrire à l’intérieur du paradigme sexuel, les divisions entre les conditions s’opérant exclusivement à l’intérieur de ce paradigme. Entre la porteuse d’eau et la riche oisive en équipage, “Quel contraste! L’une succombe en nage sous une double charge de citrouilles, de potirons, en criant, gare, place! L’autre, dans un leste équipage, dont la roue volante rase la hotte large et comblée, sous son rouge et l’éventail à la main, périt de mollesse. Ces deux femmes sont-elles du même sexe? Oui” (I, 792). Excès et défaut : quintessence hyperbolique de la féminité, contre sa métamorphose au bord de l’inversion ; rouge artificiel et superflu contre le rouge malsain de l’effort surhumain ; labeur outré contre oisiveté énervante. Sans doute existe-t-il un juste milieu. Les grisettes constituent un cas d’un grand intérêt sous ce rapport.
17Grisettes au sérail
18“On appelle grisette la jeune fille qui, n’ayant ni naissance ni bien, est obligée de travailler pour vivre, et n’a d’autre soutien que l’ouvrage de ses mains. Ce sont les monteuses de bonnets, les couturières, les ouvrières en linge etc. qui forment la partie la plus nombreuse de cette classe” (II, 337) ; “On appelle grisettes les filles qui peuplent les boutiques de marchandes de mode, de lingères et de couturières. Plusieurs d’entre elles tiennent le milieu entre les filles entretenues et les filles d’Opéra” (I, 619). Par ces deux définitions sont mis en place les deux axes de représentation de cette catégorie de travailleuses.
19Tous les métiers consacrés à la couture (vêtement, mode et parure) “appartiennent” (II, 1094) sans surprise aux femmes, à la fois dans l’ordre symbolique et dans la réalité sociale.20 C’est d’une part une catégorie essentielle de ressources : “Les modes sont une branche de commerce très étendue. [...] Ces amusements de l’opulence enrichissent une foule d’ouvrières” (I, 410) ; d’autre part la légitimité de ce travail féminin naît de ce que par lui les femmes ne sortent pas des domaines symboliques qui leur sont assignés : les apparences, la beauté, le corps, l’érotisme, les arts de plaire. Certes la couture était “considérée comme une activité édifiante propre à développer les qualités ‘féminines’ de modestie et d’obéissance.”21 Mais le métier de grisette, que Mercier privilégie largement dans le Tableau, s’exerce souvent en vitrine ou au comptoir et accueille une proportion très élevée de femmes jeunes et même très jeunes qui sont aussi sur le marché matrimonial et/ou sexuel (la grisette “se licencie dans l’âge où ses charmes ont encore de l’éclat” [II, 338]). Dans les trois chapitres où les grisettes figurent en première place,22 ce qui frappe d’emblée est l’érotisation de la description : privilège du visuel (“on les lorgne en passant”), flottements fantasmatiques, et accent sur la vie sentimentale. Le désir travaille les descriptions de Mercier comme il travaille et les grisettes et leurs clients. En témoigne le paragraphe fort déconcertant concluant le chapitre consacré aux boutiques de marchandes de modes (DCCCLXXXI), où Mercier se lance sans transition apparente dans un hymne à la gloire de la chair des très jeunes filles. “Les amateurs”, commence-t-il, “savent qu’il y a dans ce sexe charmant un velouté, une fraîcheur qui n’accompagnent guère qu’un printemps de leur âge ; [...] Une gorge de dix-huit ans n’est plus, hélas, une gorge de seize”. Seuls “le grand peintre et l’homme sensible à la beauté” savent distinguer ces “miracles gracieux de la nature” “perdus pour l’œil pesant de la plupart des hommes”, (II, 1114) conclut l’auteur. Ce chapitre consacré aux travailleuses du textile et de la mode s’immobilise comme irrésistiblement dans l’imagination du corps féminin érotique sans que la perception d’une incongruité se manifeste un instant.
20Le chapitre sur les boutiques de modes s’intitule franchement “Est-ce un sérail?”23. Le sérail est le lieu par excellence de la sujétion féminine, de la séduction et de la corruption sexuelles dans l’imaginaire de l’époque ; c’est aussi un synonyme de maison de passe.24 “Assises dans un comptoir à la file l’une de l’autre, vous les voyez à travers les vitres” (I, 1478). L’exposition en boutique met les jeunes vendeuses en vente ; elles sont à elles-mêmes leur propre produit : “On regarde la vendeuse et non la marchandise” (I, 1480). La jouissance scopique, remarquablement, est partagée par les deux sexes, car “Ces filles, l’aiguille à la main, jettent incessamment l’œil dans la rue. La place d’honneur est la plus voisine du vitrage de la porte. Ces filles se réjouissent à considérer les passants, et s’imaginent voir autant d’amants” (II, 1113) ; “Vous les regardez librement, et elles vous regardent de même” (I, 1478). Plaisir, jeu et chance infiltrent et théâtralisent le lieu de travail. Une dramatique ascension sociale est une possibilité constante, à la conscience de toutes, d’où le climat fébrile, l’agitation érotique que Mercier imagine dans ces boutiques. La surveillance des jeunes travailleuses dans certains ateliers plus rigoristes25 permet de renforcer la comparaison avec le sérail.
21Mais il importe de ne pas assimiler ces descriptions érotisées à de simples fantasmes masculins.26 Des jeux de séduction des grisettes dépend directement leur sort à venir. Mercier moule ses observations et jugements sur cette réalité selon laquelle l’identité sociale officielle des femmes “ne se décline pas en fonction de leurs activités professionnelles mais selon leur statut familial : dans les registres paroissiaux on ne trouve guère de travailleuses mais des femme de, veuve de, fille de”, explique Godineau.27 Quels que soient leur niveau social et le métier qu’elles exercent, les femmes appartiennent inévitablement à l’une de ces deux catégories primordiales : célibataires ou mariées, la catégories des célibataires incluant les femmes véritablement seules, les veuves et les femmes entretenues. Si donc eros et labor sont intimement liés dans la représentation des femmes du peuple et de la petite bourgeoisie dans le Tableau de Paris, c’est en partie parce que leur vie privée et leur vie de travail ne peuvent être traitées séparément.28
22Certes d’autres biais pouvaient être adoptés. En contraste avec la minutie et l’intérêt passionné qu’il manifeste à propos de certains métiers ou occupations pratiqués par les hommes, Mercier ne décrit que minimalement les conditions de travail des grisettes et leurs diverses qualifications professionnelles. Pourtant, comme l’explique par exemple Hufton, la qualification d’une ouvrière pouvait en elle-même constituer une dot, car elle garantissait des revenus.29 Elle aurait pu en cela seul attirer l’attention de l’auteur du Tableau. Mais la perspective sociologique de Mercier est décidément centrée : la travailleuse l’intéresse en tant qu’être sexué et social, non pour ce qu’elle produit. Ses préoccupations portent essentiellement sur ce qu’il advient des relations entre les sexes et par extension de l’ordre social lorsque les femmes par le travail se retrouvent dans la sphère publique.
23Une formule saisissante présente ces “filles” qui “regardant tour à tour leur miroir et leur triste couchette, attendent du destin le moment de jeter l’aiguille, et sortir d’esclavage” (I, 1480 ; mes italiques). Mercier offre ici un instantané à la fois intime et impersonnel qui emblématise la relation entre sexe et travail telle qu’il la projette dans le monde des grisettes. Entre le miroir et la couchette se joue la séduction, favorisée par le travail même mais qui permettrait de s’en libérer. Dans ces conditions, rien d’étonnant qu’une division première et majeure s’établisse entre les jolies et les laides. Division beaucoup moins futile qu’il n’y paraît : la beauté ou du moins l’attrait physiques sont des valeurs capitales en termes économiques pour les femmes.30 Le 1er janvier 1789, une “Pétition des femmes du Tiers-Etat au Roi” divise les femmes du peuple en deux groupes lorsqu’est évoquée leur triste destinée économique et sociale : celles à qui la “nature” “a refusé la beauté” (“elles épousent, sans dot, de malheureux artisans” et s’épuisent en maternités) et celles qui “naissent jolies” et finissent dans le libertinage.31 La survalorisation de l’apparence féminine n’est pas tant (ou pas seulement) la marque d’une perspective de moraliste (vanité pécheresse de la femme) ou hédoniste (la femme existe pour plaire à l’homme) que la manifestation d’une logique crûment économique. On a pu soutenir que “pour la majorité des femmes [de l’époque], les relations sexuelles sont plus intéressées qu’affectives. Elles représentent un moyen d’arriver à un but, mariage, argent, ou simple subsistance, plutôt qu’une fin en soi.”32 Ambivalence ou double bind : séduire est malheureux ; ne pas séduire l’est tout autant ou plus, sans doute.33 Misère économique ou misère morale, tel serait donc le choix.
24Le chapitre “Est-ce un sérail?” partage donc les grisettes en gagnantes et perdantes du jeu érotique (tel qu’il est mené sur leur lieu de travail) selon leur attrait physique : “On aperçoit dans ces boutiques des minois charmants à côté de laides figures. L’idée d’un sérail saisit involontairement l’imagination ; les unes seraient au rang des sultanes favorites, et les autres en seraient les gardiennes” (I, 1479). Certaines parmi les plus jeunes et jolies ne font “qu’un saut du magasin au fond d’une berline anglaise ; c’est une espèce de lot qui [leur] échoit” (II, 1113). Mais laide et sage, la grisette peut s’attendre à une vie de travail assimilée à un esclavage.34 Elle vieillira l’aiguille à la main (I, 619). Mercier noue directement le manque d’attrait(s) à une vie de labeur. Selon ces termes, toute relation avec un homme (dans le mariage ou pas) apparaît comme une délivrance et s’oppose au travail.35 Cette vue, on le note en passant, est explicitement traitée dans le roman pornographique Margot la ravaudeuse (1748), où l’héroïne de treize ans s’entend dire : “vous n’étiez pas faite pour un semblable métier : […] quand on est belle comme vous l’êtes, il n’est rien à quoi l’on ne puisse aspirer”, ou dans cette nouvelle des Contemporaines où Restif demande pourquoi l’on “voit rarement de jolies filles parmi celles qui approvisionnent la capitale”, pour en conclure que dès qu’une fille est “d’une figure passable, elle est enlevée sur le champ ; les laides seules continuent tranquillement leur négoce ou leur travail.”36
25Il existe de la sorte un rapport concurrentiel ou de supplémentarité entre le sexe et l’aiguille. Le corps peut se monnayer autant ou en même temps qu’une qualification professionnelle. La vanité, dit Mercier, répète à la jeune grisette “d’ajouter la ressource de sa jeunesse et de sa figure à celle de son aiguille” (II, 338). Elle peut soit travailler et se faire entretenir (“à l’abri d’un métier, elle suit ses caprices” [II, 338-39]), soit travailler ou se faire entretenir. Les protestations énergiques de Mercier contre la dot37 n’empêchent pas qu’elle permette à une femme de mieux s’établir : la jeune fille ou femme peut travailler en transition longue pour se constituer une dot en vue d’un mariage ultérieur.38 Si c’est par un amant plus fortuné que l’ancienne grisette se fait entretenir, elle pourra se constituer une dot d’une autre façon : parmi les femmes entretenues “les plus sages économisent et se marient quand elles sont sur le retour” (II, 339). Quel que soit son choix, la grisette, estime Mercier, “est plus heureuse dans sa pauvreté que la fille du bourgeois” ; “Son indigence lui donne une pleine liberté, et son bonheur vient quelquefois de n’avoir point eu de dot.” Liberté souvent excessive, comme cette remarque le suggère : elle “prend de bonne heure un esprit d’indépendance” et vit seule “à [sa] fantaisie” (II, 338). Il n’empêche : “Il n’y a donc que les filles du petit bourgeois, du simple artisan et du peuple qui aient toute liberté d’aller et de venir, et conséquemment de faire l’amour à leur guise. Les autres reçoivent leurs époux de la main de leurs parents.”39
26Mercier remarque et déplore le nombre élevé des célibataires à Paris : le célibat confère trop d’indépendance, pour les femmes et les hommes aussi bien.40 Mais que peut la réticence morale face à la nécessité ? La fonction sociale et économique du travail, primordiale pour les célibataires du peuple ou de la petite bourgeoisie, est pleinement reconnue par Mercier qui se fait alors le champion du travail féminin comme droit à protéger légalement, pour les “vraies” célibataires comme pour les filles du peuple entretenues. Constatant “avec étonnement cette foule immense de filles nubiles qui, par leur position, sont devenues étrangères au mariage et au célibat”, il plaide ainsi pour le travail :
« Il serait du moins nécessaire d’assurer une existence plus douce à un grand nombre de filles, en leur apprenant des métiers convenables à leur sexe. Il faudrait ensuite qu’elles fusent autorisées à exercer celui qu’elles choisiront sans maîtrise, sans gêne ni contrainte, sans taxe quelconque. L’homme pauvre a une multitude de ressources ; la fille indigente n’en a guère, et encore sont-elles embarrassées d’obstacles. Pourquoi lui ôter presque le pain, en grevant son métier d’un impôt ? [...]
« Qu’aucune espèce de tyrannie n’empêche ces filles d’embrasser tous les petits travaux sédentaires qui aident à les nourrir. Laissons-leur toutes les ressources qu’elles peuvent se créer ; que l’imposition pécuniaire leur soit inconnue ; que la protection due à leur faiblesse leur soit accordée : les mœurs y gagneront, et une industrie nouvelle pourra naître parmi nous (II, 339-40) ».
27La convenance (“métiers convenables à leur sexe”) renvoie bien entendu à la fois à ce qui leur est propre et approprié, description et prescription irrémédiablement mêlées, alors que l’appartenance désigne en creux d’immenses zones d’exclusion.41 De toute évidence, l’égalité revendiquée ne va pas dans le sens d’un accès égal à tous les métiers mais dans celui d’un minimum vital commun. “Voulez-vous diminuer les progrès de la prostitution? Restituez aux femmes tous les métiers qui leur appartiennent” (II, 1094).42 Le travail serait bien ce qui protège les femmes de la prostitution. Le problème est pourtant qu’il semble aussi être ce qui y mène.43 Car les grisettes semblent déjà proches de la prostitution, et cela dans et par leur travail même. Puisque les métiers de l’aiguille, de la parure, du luxe “appartiennent” aux femmes (mode, parure et luxe étant eux-mêmes féminisés), car ce travail sédentaire préserve leur féminité (physique autant que morale), tout se passe comme si la prostitution était une extension naturelle de ce travail, offrant une compatibilité maximale entre travail et féminité.
28On a vu que la valeur marchande du corps féminin est fréquemment privilégiée dans la représentation des travailleuses aux dépens de leur qualification professionnelle ou de leur production. Mercier est cependant très attentif au travail féminin dans sa dimension économique et sociale. Dans ce cadre, la prostitution --qui occupe une assez large place dans le Tableau-- présente des problèmes particuliers. S’agit-il véritablement d’un travail, ou est-ce un service ponctuel, ou une vente de soi, voire un louage ? Un traité de l’époque explique : “Le louage donc en général est un contrat par lequel l’un donne à l’autre, moyennant un certain loyer ou un salaire, l’usage et la jouissance d’une chose, ou de son travail et de son industrie, pour un certain temps”44. Mercier remarquera qu’on “loue” les prostituées de bas étage “ comme les carrosses de remise, à tant par heure” (II, 16). Et la prostitution sera-t-elle un simple appoint, ou la source unique des revenus ? S’exerce-t-elle contre le mariage, en variante ou à l’intérieur même de ce dernier?
29Le cas des gouvernantes est intéressant à cet égard. “Ceux qui ne sont pas assez riches, ou qui sont économes, ou qui veulent conserver leur liberté, prennent une gouvernante, c’est-à-dire une concubine, qui ne paraît point ou très peu, et qui, bornée aux travaux domestiques, prend soin de la table et du ménage [...]. Rien de plus commun à Paris que cet arrangement, depuis que les femmes ont contracté le goût effréné de la parure et de la dissipation.” Car “sans parler de l’indépendance à laquelle toutes les femmes prétendent, il en coûte infiniment pour entretenir une femme et fournir aux besoins, aux fantaisies que la mode amène chaque jour” (I, 1260). Les femmes mariées coûtent trop cher, non seulement à cause de leurs exigences vestimentaires mais aussi parce qu’elles refusent d’obéir et de travailler dans le ménage. Or il “faut nécessairement que [la femme] d’un marchand, d’un commis, d’un artisan soit un peu la servante de son mari” (I, 1261). Sonenscher explique qu’il existait une différence, dans le travail des hommes, entre les contrats limités (à une journée, à une tâche spécifique) et les contrats à longue durée qui sont ceux de la domesticité.45 Dans la gouvernante sont combinés ou absorbés l’engagement de la servante (travail domestique) et le service ponctuel de la prostituée (louage du corps). Il s’agit somme toute d’un arrangement très fonctionnel, mettant à profit les fonctions féminines par excellence du plaire et du service, alliant l’utile et l’agréable. Mercier l’approuve dans le malaise : c’est un état de faiblesse morale, mais “qu’il est encore possible à elles d’ennoblir” (I, 1263). Après tout, Rousseau avait sa Thérèse. Entre respectabilité matrimoniale, servitude domestique et prostitution, sans franchement être plongée dans aucune la gouvernante offre des services mêlés, déclarés utiles mais aussi fautifs.
30N’offre-t-elle pas son corps en échange d’une rémunération ? Ailleurs, Mercier place franchement la gouvernante dans le groupe des prostituées. “Ce serait à un peintre à dessiner le gradin symbolique, où seraient représentées toutes les femmes qui font trafic à Paris de leurs charmes. Traçons-en l’esquisse.” Au sommet, les froides politiques “qui ne couchent en joue que les hommes en place et les financiers ” puis “les filles d’Opéra, les danseuses, les actrices ;”
« Ensuite les bourgeoises demi décentes, recevant l’ami de la maison, et le plus souvent du consentement du mari […]. Au milieu de cet amphithéâtre figurerait la race innombrable des gouvernantes ou servantes-maîtresses, cohorte mélangée. La base en s’élargissant offrirait les grisettes, les marchandes de mode, les monteuses de bonnet, les ouvrières en linge, les filles qui ont leur chambre, et qu’une nuance sépare des courtisanes ; […]. L’œil en descendant saisirait les phalanges désordonnées des filles publiques [...] Elles seraient pêle-mêle confondues avec les danseuses, chanteuses et actrices des Boulevards. Le dernier gradin plongeant dans la fange montrerait les hideuses créatures du Port au Blé, de la rue du Poirier[…]” etc. (II, 15-16).
31L’ampleur des inclusions signifie que sont ici présents tous les cas de figure des rapports entre hommes et femmes où la sexualité et l’argent sont mutuellement dépendants. Les liaisons amoureuses, adultérines ou domestiques ne sont pas essentiellement distinguées des services de prostituées louées à l’heure. Pour excessif que soit ce procédé de catégorisation,46 il permet de regrouper et de souligner l’ensemble des situations où le sexe est une ressource économique (première ou secondaire) pour les femmes. A cette occasion, Mercier se livre à d’importantes critiques : celle du langage et celle de l’esthétisation de la prostitution, toutes deux menant à une troisième critique, la plus importante, qui comporte la dénonciation des privilèges de classes dans les rangs mêmes des prostituées et de l’hypocrisie morale qui accompagne ces privilèges.
32Dans son chapitre sur les courtisanes, Mercier établit avec insistance le contraste entre la diversité des “appellations” et la similarité des buts :
« On appelle de ce nom celles qui, toujours couvertes de diamants, mettent leurs faveurs à la plus haute enchère, sans avoir quelquefois plus de beauté que l’indigente qui se vend à bas prix. Mais le caprice, le sort, le manège, un peu d’art ou d’esprit mettent une énorme distance entre des femmes qui ont le même but. Depuis l’altière Laïs qui vole à Longchamp dans un brillant équipage (que, sans sa présence licencieuse, on attribuerait à une jeune duchesse), jusqu’à la raccrocheuse qui se morfond le soir au coin d’une borne, quelle hiérarchie dans le même métier! Que de distinctions, de nuances, de noms divers, et ce pour exprimer néanmoins une seule et même chose! Cent mille livres par an, ou une pièce d’argent ou de monnaie pour un quart d’heure, causent ces dénominations qui ne marquent que les échelles du vice ou de la profonde indigence (I, 601-02). »47.
33Ailleurs, il dénonce en parallèle le rôle du luxe et de la parure dans le déguisement de l’activité de la prostitution : “Le vice est embelli, pour ainsi dire, dans la personne d’une courtisane, il ne reprend ses traits honteux et sa couleur rebutante que dans les dernières victimes de l’incontinence. […] comment la police séparera-t-elle deux désordres égaux?” (II, 1328). La vénalité du sexe semble promouvoir les jeux nuisibles de la chance, et une irrationalité proprement démoralisante dans la distribution des revenus. L’argent nettoie, blanchit, embellit arbitrairement certaines prostituées qui en perdent jusqu’au nom pour les clients dans les états les plus élevés. Or tout l’effort de Mercier consiste à égaliser la condition morale des prostituées aux dépens de leur état économique. Il s’agit là d’une position de moraliste, certes : il condamne le vice où qu’il soit. Mais la gravité du vice diminue en proportion de la force du besoin. La prostitution, répugnante lorsqu’elle se pratique en beauté par les courtisanes de luxe et les bourgeoises en mal de parures, est traitée par Mercier comme un travail nécessaire chez le peuple indigent.
34De fait, il s’intéresse de très près aux conditions effectives de ce travail pour les filles pauvres. Il détaille les procédés malhonnêtes des hôteliers et des commerçants, tout comme les procédures judiciaires et pénales qui les affectent négativement et les enfoncent dans leur misère. “Elles paient le double de ce que paierait une femme honnête ; de sorte que ce loyer renaissant les écrase” (I, 131).48 Il commente également une ordonnance de police qui défend aux marchands de louer aux prostituées divers vêtements “à prix d’argent” et à la journée, pratique “qui prouve d’un côté l’extrême misère, et de l’autre l’usure effroyable que ces marchands ne rougissaient pas d’exercer sur ces créatures, qui n’ont ni meubles ni vêtements, et qui sentent la nécessité de se parer, afin d’être payées à un plus haut prix ; car une pelisse se rend plus exigeante qu’un casaquin” (I, 597-98).49 Le louage du vêtement et la jouissance du corps entrent dans un même circuit économique où choses et êtres ne sont pas qualitativement distingués.
35“Comment”, demande Mercier, la police “sera-t-elle indulgente pour le libertinage paré roulant dans un char, et sévère pour le libertinage de détresse marchant dans les rues fangeuses?” (II, 1328). Cette dernière formule fait de la prostitution un labeur, une souffrance, et l’arrache violemment du champ du plaisir et du charme féminins où règne le libertinage dans l’imaginaire culturel de l’époque. Au bas extrême de l’échelle, la prostituée est une “brute, qui n’a plus de sexe” (I, 594-95). Avec horreur mais aussi sympathie et compassion, Mercier rapporte les mauvais traitements que subissent les plus pauvres des prostituées et observe qu’“elles ne peuvent sortir” de leur condition “que par une aventure heureuse et rare” (I, 131). Pire encore, il est pour elles bien peu d’alternatives : si la prostitution disparaissait, “vingt mille filles périraient de misère, les travaux de ce sexe malheureux ne pouvant pas suffire ici à son entretien, ni à sa nourriture” (I, 600-601). Benabou explique qu’il était pratiquement impossible pour une femme seule de subsister par le seul salaire quotidien attribué aux femmes, salaire de surcroît précaire et irrégulier : “C’est d’abord le problème du pain quotidien, ou du loyer, que vient ‘résoudre’ la prostitution.”50 Une implacable nécessité cloue certaines femmes dans une impasse. Indépendamment de tout moralisme, les prostituées sont ici considérées et défendues par Mercier comme des travailleuses subissant une surenchère d’exploitations en chaîne.
36A l’autre extrémité de l’échelle d’évaluation du travail féminin figurent de rares modèles positifs de “femmes laborieuses”, figures qui dans le Tableau permettent de cerner ce qui constitue les conditions selon lesquelles ce travail est jugé acceptable et même souhaitable. Puisque la grande majorité des métiers relativement lucratifs étaient réservés aux hommes et que la plupart des corporations interdisaient leur accès aux femmes,51 la question de l’usurpation des hommes par les femmes dans le travail est rarement soulevée dans le Tableau. On peut cependant prêter attention aux analyses de la femme-auteur (chapitre DCCCXLV), où est traitée ouvertement la menace que peuvent constituer les femmes en situation de rivalité avec les hommes dans un domaine professionnel. L’homme, écrit Mercier, veut un peu d’esprit chez une femme mais “point qu’elle s’élève trop, jusqu’à vouloir rivaliser avec lui et montrer égalité de talent, tandis que l’homme exige pour son propre compte, un tribut journalier d’admiration” (II, 1010). C’est que “tous les hommes ont une disposition secrète à rabaisser la femme, qui veut s’élever jusqu’à la renommée” ; “c’est bien assez d’être subjugué par la beauté, sans l’être encore par les talents” (II, 1011). La différence sexuelle est ici traitée en termes psychologiques, voire anthropologiques. La “domination masculine” suppose une résistance farouche à l’égalité des chances et opportunités entre hommes et femmes, parce que cette dernière peut engendrer la supériorité (or “un triomphe éclatant serait fort alarmant pour l’orgueil et pour la liberté des hommes” [II, 1011]). Cette analyse n’est pas étendue par l’auteur à d’autres professions, mais théoriquement, on ne voit pas ce qui lui ôterait sa pertinence si elle l’était. N. R. Gelbart voit dans cette intuition de Mercier une preuve qu’il apprécie les talents et capacités des femmes.52 Mais pratiquement, le type d’égalité jugée acceptable par Mercier et son époque est d’une autre nature, et tend davantage à la complémentarité.
37Le chapitre “Femmes d’artisans et de petits marchands” est un des très rares à offrir une image positive et heureuse des femmes au travail.53 Ce qui les caractérise, c’est qu’“elles travaillent de concert avec les hommes, et s’en trouvent bien car elles manient toujours un peu d’argent. C’est une parfaite égalité de fonctions ; le ménage en va mieux” (II, 629). Elles sont relativement indépendantes financièrement (elles ont des écus à leur disposition pour leurs menus plaisirs et “se divertissent le dimanche sans recourir à la générosité maritale”), situation contrastée avec la dépendance humiliante et l’oisiveté triste et nocive des “femmes de procureurs et de notaires” ou des “hommes de plume”, femmes qui ont les “poches à sec” (II, 630). “Les boutiques de Paris recèlent donc les femmes les plus gaies, les mieux portantes et les moins bégueules” (II, 631). Mercier lie de façon étroite vie privée et vie publique, la première rendant la seconde acceptable par leur parfaite continuité. En effet, les vertus proprement domestiques restent intactes chez ces femmes exemplaires : elles “n’en veillent pas moins sur leur ménage. Elles sont assidues à leur devoir” (II, 631). Mercier avait ailleurs estimé que “les femmes ne se mêlent plus du ménage, à moins qu’elles ne soient femmes d’artisans” (I, 856). En outre, ces dernières “ne courent point” (II, 631), point crucial : le travail de boutique étant sédentaire, les mouvements sont limités et contrôlés. En récompense, l’épouse travailleuse se voit offrir initiative, responsabilité, importance (“la femme est l’âme d’une boutique” [II, 629]) en “parfaite égalité” avec son mari. Ces femmes ne sont nullement érotisées par Mercier, la sexualité de ces “grosses réjouies” n’est pas menaçante. Ce qui vaut l’approbation de l’auteur est le maintien et l’efficace mise à profit des vertus féminines dans l’utilité et la respectabilité, lorsque le travail est en continuité directe avec la famille (“le ménage”). Le partenariat économique, doublement avantageux, soutient l’unité maritale et le bonheur domestique, donc l’ordre public au lieu de les menacer comme le font d’autres occupations des femmes.
38Des quelque trois mille pages du Tableau, le plus beau portrait de femme au travail ne fait aucune mention du statut familial ni des qualités esthétiques de la femme en question. Sous le titre de “Fortes têtes” sont présentés deux personnages, une servante d’auberge (que l’auteur dit connaître et qu’il situe “rue des Boucheries”) et un “procureur aux consuls”, occupant chacun une moitié du chapitre en dyptique.54 Leur point commun : une mémoire prodigieuse, une clarté d’esprit sans pareille, une science du calcul rapide et toujours juste, bref, ce sont de “fortes têtes”, des êtres mentalement doués. A la servante appartiennent en outre “l’agilité des jambes”, “le sang-froid et la rapidité du service” (II, 859), tous phénoménaux. A ses talents en calcul répondent des dons de physionomiste qui lui feront découvrir d’un coup d’œil l’avare, le client malhonnête etc. Le portrait de la servante est un hommage : les pointes humoristiques (“cette merveilleuse créature”, “n’est-ce point là une tête newtonnienne?” [II, 858]) ne dissonent pas dans la tonalité admirative de ces pages, qui font pleinement pendant, sans réserves, à celles consacrées au procureur. “Arithméticiens-géomètres, je vous défie de faire pendant six heures d’horloge, ce que cette servante fait pendant toute l’année” (II, 860). Mercier s’efforce de faire mesurer à son lecteur ce qu’est l’excellence dans les métiers indifférents, jugés banals et médiocres : qui chante jamais l’exceptionnelle compétence d’une serveuse ? L’humble métier de service vaut une profession juridique , cette femme au travail vaut bien cet homme. Lorsque paraît une véritable égalité disparaissent les traits érotisés ou même sexués, fût-ce en creux. Cette dimension, remarquablement, est explicitement écartée par la servante même : “Elle ne souffre point publiquement d’autre appétit que celui de la table. L’homme qui s’émanciperait, tandis qu’elle a les mains embarrassées, serait puni sur-le-champ : elle tient la vengeance au-dessus de sa tête [...]” (II, 860).55 L’humour ici n’est pas moquerie et n’exclut nullement le sérieux du propos. Parce qu’eros est radicalement éliminé du tableau, le labor peut être célébré légitimement avec la même appréciation que celle qui est dispensée dans les descriptions de métiers masculins.
39La reconnaissance du travail féminin chez le peuple n’est pas en jeu au XVIIIe siècle : il va de soi en milieu urbain autant que campagnard. A Paris, la présence des femmes au travail est quotidiennement visible dans les lieux publics, rues et boutiques. Les valeurs intensément sexuées du moralisme bourgeois, simultanément, imprègnent le regard de l’extraordinaire observateur de ce quotidien de rue qu’est Mercier. L’amour est le domaine des femmes, avait écrit Rousseau. L’auteur du Tableau de Paris ne manque pas, en bon rousseauiste, de les charger du travail de la séduction érotique mais aussi de leur réserver le domaine du sentiment, pour leur confier par extension la responsabilité d’une conjugalité heureuse, c’est-à-dire ordonnée et productive. Or à Paris les conditions du travail féminin sont telles que se multiplient les infractions ou incompatibilités flagrantes entre les valeurs de la féminité idéale et (donc) morale, et le labeur quotidien sous la pression de l’indigence toujours menaçante. Chroniqueur de la “vie fragile”, pour reprendre un beau titre d’A. Farge, Mercier appréhende principalement les femmes au travail dans leur vulnérable visibilité, celle du corps sexué. Il en résulte que la différence d’appréciation face aux différents petits métiers et occupations des Parisiennes du peuple dépend parfois du maintien ou de la disparition du quotient érotique de la travailleuse en question. Les bénéfices retirés de telle occupation, les souffrances parfois éprouvées dans tel métier sont pesés et jugés à l’aune de la féminité physique. La force en particulier, lorsqu’elle est requise, ôte toute séduction à la travailleuse, selon la conviction, partagée par Mercier, que “la faiblesse sied à une femme, elle le sait : elle sait qu’elle intéressera davantage en paraissant un être délicat” (I, 1114).
40Mercier décourage ou désapprouve les occupations où sont bafouées les valeurs de la féminité, mais tout autant les métiers où sont excessivement exploitées ces mêmes valeurs. Les grisettes, dont le travail se déploie dans un domaine symbolique dévolu aux femmes (parure, apparences), produisent un malaise particulier : dans ce métier spécifiquement féminin se développe tout un appareil de séduction qui, d’un côté confirme le rôle du plaire et en cela convient par nature aux femmes, mais qui de l’autre crée une menace de désordre. La séduisante grisette, gagnant un salaire supplémentaire par une relation rémunérée avec un homme, dans sa relative liberté de mœurs peut atteindre une relative autonomie financière et négliger les impératifs conjugaux. Entre l’aiguille et la couchette, entre travail et sexe se nouent des liens hasardeux qu’un mariage respectable peut consacrer mais que la prostitution peut aussi bien hyperboliquement renforcer. 56 Il paraît certain que pour Mercier toute femme attrayante exposée par son occupation aux regards masculins risque une chute dans la prostitution. Le travail de ce point de vue ne peut pas ne pas demeurer dans l’étroite proximité du désordre sexuel. La sexualisation de la représentation des travailleuses, femmes bien plus et plutôt qu’êtres humains au travail, rend inévitable et constante la suggestion au moins en creux d’une association entre travail féminin et prostitution ou inversement d’une virilisation nocive.
41C’est à cette érotisation qu’on peut attribuer par hypothèse plusieurs lacunes dans la représentation et la réflexion de Mercier. Il est par exemple surprenant de constater à quel point il néglige la maternité, question évidemment centrale dans toute approche et dans toute expérience du travail des femmes. Tout aussi frappante est son indifférence envers les “arts de faire” propres aux métiers féminins. On remarquera enfin le désintérêt manifesté face à la violence sexuelle masculine, pourtant susceptible de s’exercer dans les conditions de vulnérabilité extrême qui affectent les femmes pauvres. Un texte comme le Journal de ma vie (1768-1802) du vitrier Jacques-Louis Ménétra montre assez combien, selon les mots de son éditeur Daniel Roche, la femme pouvait être “un gibier qu’on attaque, voire qu’on force, un objet qu’on apprécie et qu’on échange”.57
42Où donc la femme serait–elle authentiquement (moralement) à sa place au travail ? Dans le cadre du foyer marital, répond partiellement Mercier, lorsque la menace d’eros est défaite par l’officiel lien conjugal et absorbée dans la sédentarité d’un lieu de travail stable (boutique d’artisan en particulier). Certaines femmes d’une force supérieure à la moyenne constitueraient également une rare exception. La possibilité d’une égalité entre hommes et femmes au travail, restreinte et rare, certes, et si fugitivement évoquée, n’est donc pas exclue. Une appréciation des capacités de travail, de l’habileté, de la force même des femmes au travail peut surgir au détour d’un portrait de serveuse d’auberge ou des femmes d’artisans. L’idéal de la femme d’artisan ou de boutiquier suppose néanmoins une stabilité économique que les femmes du petit peuple ne possèdent pas, par définition. Pour ces dernières, Mercier n’offre pas de solution. Mais ses perceptions et descriptions montrent assez la tension entre l’observation de la réalité populaire et la norme bourgeoise de la féminité qui l’informe, entre la reconnaissance d’une place fondamentale du travail dans la vie des femmes et un discours qui tend à le marginaliser, ici, par la sexualisation ou la “domestication” des travailleuses. Cette tension n’ira qu’en s’aggravant.