Antonin Durand (dir.), Les Voyages forment la jeunesse. Les boursières scientifiques David-Weill à la découverte du monde (1910‑1939)
Antonin Durand (dir.), Les Voyages forment la jeunesse. Les boursières scientifiques David-Weill à la découverte du monde (1910-1939), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2020, 391p.
Texte intégral
1Si l’histoire des mobilités étudiantes constitue actuellement un champ de recherche dynamique, certains programmes de bourses internationales ont davantage été étudiés que d’autres. Alors que le regard des historiens et historiennes s’est principalement focalisé sur les bourses « Autour du monde » du banquier Albert Kahn, les bourses de la fondation Rockefeller, ou encore celles de la Fédération internationale des femmes diplômées des Universités, d’autres programmes comme les bourses David‑Weill n’ont pas encore fait l’objet de travaux spécifiques. L’ambition de cet ouvrage est de présenter l’intérêt des sources conservées sur ce programme dans le fonds du rectorat de Paris des Archives nationales. Parmi la centaine de rapports de séjour des boursiers David-Weill, Antonin Durand choisit de sélectionner les neuf rapports de femmes scientifiques ayant bénéficié d’une bourse entre les années 1910 et 1939. En publiant et commentant l’intégralité de ces rapports, il montre la richesse de ce matériau qui ne manquera pas d’intéresser les historiens des sciences, de l’éducation, et des femmes et du genre.
2Le livre débute par une introduction qui contextualise le programme de bourses David‑Weill, co-écrite par Antonin Durand, Paul Mayens et Lucie Rondeau du Noyer. Le corps de l’ouvrage consiste ensuite en la retranscription des neuf rapports de séjours des boursières scientifiques, qui s’accompagnent de nombreuses notes apportant des éléments biographiques et bibliographiques sur les acteurs cités par les boursières, et des précisions sur les institutions universitaires, scientifiques et culturelles qu’elles ont visitées. Le livre se termine par une partie « commentaire » d’une cinquantaine de pages, permettant à Antonin Durand de tenter un essai d’analyse – forcément exploratoire – de ce petit corpus de rapports.
3L’introduction replace les bourses David-Weill dans le paysage des bourses internationales permettant la mobilité sortante des étudiantes et étudiants français. Attribuées par le Conseil de l’Université de Paris, ces bourses reposent intégralement sur le mécénat du banquier et philanthrope David David‑Weill. Si les auteurs justifient le choix de s’intéresser à ces bourses par leurs « spécificités », on peine à distinguer leurs objectifs précis ; s’agit-il de bourses de recherche, d’études, ou de voyage ? La partie « commentaire », qui conclut l’ouvrage, révèle le flou qui réside autour des attendus du rapport des boursiers, simplement sommés de faire parvenir un texte « où ils indiqueront notamment les cours qu’ils auront suivis et le profit qu’ils croiront avoir tiré de leur séjour à l’étranger » (p. 325). L’absence de précision de ces consignes explique la grande diversité des rapports – et des expériences – des boursières, mais il aurait été utile d’insister sur ces ambiguïtés dès le début de l’ouvrage pour en faciliter la lecture.
4C’est donc davantage par leur public, plus large que la plupart des autres programmes, que semble se définir la spécificité des bourses David‑Weill. Destinées à des enseignants, elles sont ouvertes à toutes les disciplines et à des candidats provenant de toute la France. Surtout, elles sont accessibles aux hommes comme aux femmes, et dans les mêmes conditions, contrairement aux bourses Albert Kahn qui offrent aux agrégées un montant inférieur à celles de leurs homologues masculins et limitent leur choix de destination. Les auteurs opposent la vision « égalitariste » de David David‑Weill à la conception « différencialiste » d’Albert Kahn, ce dernier justifiant l’ouverture de ses bourses aux femmes par leurs rôles de mère et d’enseignante qui les conduisent à « contribue[r] grandement à former l’idéal de la nation » (p. 29). Ici encore, il aurait été bienvenu de revenir aux sources historiques afin de mieux percevoir l’argumentation de David‑Weill, et de comprendre sur quels éléments les auteurs s’appuient pour affirmer que « l’indifférenciation entre les sexes qui caractérise les bourses David-Weill s’inscrit au contraire dans une volonté d’universalisme où les différences de sexes doivent être dépassées, au moins dans le contexte universitaire » (p. 30).
5Une présentation du portrait de groupe des boursiers révèle que sur l’ensemble de la période, environ 30 % des candidats sont des femmes, et qu’une proportion similaire de femmes se retrouve parmi les lauréats. Ces chiffres cachent néanmoins des disparités selon les périodes, les auteurs soulignant une progressive fermeture des bourses aux femmes à partir du milieu des années 1920. Ils expliquent ce « renforcement du caractère genré de la sélection » (p. 36) par une progression des scientifiques parmi les reçus, suivant le renversement des hiérarchies disciplinaires qui s’effectue au sein de l’enseignement supérieur français. Ce phénomène s’opère au détriment des littéraires qui comptent la majorité des candidates. Afin de valider cette hypothèse, on aurait aimé en savoir plus sur le contenu des délibérations du Conseil de l’Université de Paris, seuls quelques critères de sélection étant succinctement présentés (la valorisation de l’agrégation, le passage par une ENS, les recommandations des professeurs, et l’envie du Conseil de favoriser certaines destinations afin de créer ou consolider des liens avec des Universités étrangères en particulier). Les auteurs soulignent aussi des différences dans les choix de destination entre hommes et femmes, qui recoupent des différences disciplinaires ; les femmes se dirigent surtout vers l’Italie, la Grande-Bretagne, puis les États-Unis, quand les hommes privilégient fortement l’Allemagne.
6Le profil des neuf boursières au cœur de l’ouvrage est relativement homogène. Six d’entre elles sont d’anciennes Sévriennes, agrégées, et enseignantes de mathématiques ou de sciences dans des lycées de jeunes filles. Deux autres ont obtenu un doctorat après avoir fréquenté la faculté des sciences de Paris, et sont assistantes au Muséum d’histoire naturelle. La dernière a étudié à la faculté de droit de Paris, où elle a obtenu un doctorat d’économie politique avant d’être chargée de cours à l’Université d’Alger puis de Poitiers.
7Par contre, les neuf rapports publiés dans le corps de l’ouvrage frappent par leur grande diversité, témoignant qu’il n’existe pas « un » genre de rapport standardisé. Oscillant d’une dizaine de pages à plus de soixante-dix, ils mettent en valeur des aspects très différents de l’expérience de mobilité internationale. Les trois premières boursières tentent de décrire la variété des apprentissages réalisés à l’étranger, présentant à la fois les cours suivis, les modalités de ces cours et des travaux pratiques en laboratoire, les observations qu’elles ont réalisées dans des établissements d’enseignement primaire et secondaire, ou encore la vie sur le campus et le folklore étudiant. Les autres ne citent que brièvement les cours suivis, mais se centrent davantage sur les visites et les recherches réalisées : sites géologiques, institutions scientifiques, musées et jardins zoologiques sont ainsi amplement décrits. Pour ce faire, certaines utilisent un discours très pointu scientifiquement, quand une autre privilégie la présentation de ses apprentissages techniques. Une dernière adopte un registre plus poétique en insistant sur les émotions qui l’ont traversée au cours de ses visites, dont elle retient surtout les aspects culturels. Très souvent, ces descriptions sont mises en relation avec l’état de l’enseignement scientifique et de la recherche en France, les boursières s’attachant à présenter des pistes d’amélioration du système français ou de celui du pays d’accueil.
8La partie « commentaire » finale apporte des éclairages intéressants, en particulier sur les difficultés matérielles et financières des boursières, ainsi que sur leur devenir à l’issue de leurs séjours à l’étranger, et on ne peut que souhaiter qu’historiens et historiennes s’emparent des rapports afin d’approfondir l’analyse. Notamment, les arguments avancés pour justifier de l’existence d’un « genre genré » de rapport (p. 325) restent à consolider ; en choisissant de ne publier que des rapports de boursières, on se prive des possibilités de comparer finement les différences avec les rapports rédigés par des hommes, et de faire émerger les spécificités (ou l’absence de spécificité) d’une écriture au féminin.
Pour citer cet article
Référence papier
Marie-Élise Hunyadi, « Antonin Durand (dir.), Les Voyages forment la jeunesse. Les boursières scientifiques David-Weill à la découverte du monde (1910‑1939) », Clio, 56 | 2022, 288-291.
Référence électronique
Marie-Élise Hunyadi, « Antonin Durand (dir.), Les Voyages forment la jeunesse. Les boursières scientifiques David-Weill à la découverte du monde (1910‑1939) », Clio [En ligne], 56 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/23239 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.23239
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