Laurence Giordano, Marie Bryck et ses frères. Une histoire de survie et de destin dans la France du choléra
Laurence Giordano, Marie Bryck et ses frères. Une histoire de survie et de destin dans la France du choléra, Paris, Payot, 2020, 224 p.
Texte intégral
1Dans ce livre passionnant aux allures d’enquête policière, Laurence Giordano nous mène sur les traces de trois orphelins – Nicolas, Marie et Michel Bryck – qui sans elle seraient restés sans voix et sans histoire, comme la vaste majorité du petit peuple du xixe siècle. C’est avec la découverte d’une lettre de Marie dans un carton concernant les « Orphelins du choléra des épidémies de 1832 et de 1839 » des archives départementales de Paris que l’historienne ouvre ce récit, qui déroge aux règles de l’écriture historienne classique pour le plus grand bonheur des lecteurs. Sans note de bas de page, mais amplement documenté par la recherche historique, Marie Bryck et ses frères trace en cinq chapitres les origines mosellanes de la fratrie, la migration à Paris et le décès des parents, puis la séparation des trois enfants et leur existence difficile jusqu’à la mort de chacun : en 1852 pour Marie à quinze ans, 1893 pour Nicolas à cinquante-huit ans, et 1901 pour Michel à soixante-deux ans. Décédée dans l’infirmerie de la prison pour femmes de Saint-Lazare, Marie fait partie des anonymes de l’histoire auquel nombre d’historiens comme Alain Corbin (Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, 1998) ou Michelle Perrot (Mélancolie ouvrière, 2012) ont cherché à reconstituer les traces.
2C’est à Marie que s’adresse Laurence Giordano dans le prologue, attirée par l’épaisseur du dossier la concernant, par le pathos d’une lettre retrouvée et par la banalité misérable de son destin. Mais c’est bien une histoire de fratrie qui est racontée dans ce récit. Récit et non roman, car l’annexe, fort précieuse, resitue la démarche de la chercheuse, cotes d’archives à l’appui, nous introduisant à la fin à la boîte à outils mobilisée. Reste que le choix du récit autorise plus facilement des hypothèses psychologiques sur les émotions des protagonistes dont seules quelques lettres nous sont parvenues. Sans revendiquer l’approche de la micro-histoire, c’est plutôt une histoire sociale du menu peuple qui se dessine, proche par ces descriptions des romanciers ; la quatrième de couverture évoque un portrait entre le Sans famille d’Hector Malot et Les Misérables de Victor Hugo. Par touches successives et en suivant chacun des trois enfants, Laurence Giordano redonne de l’épaisseur à leurs maigres traces de vie par des pages très documentées sur l’univers social et matériel, sur les caractéristiques de leur quotidien et des circonstances de mort d’une fratrie ballottée par un destin marqué de leur appartenance de classe. Chemin faisant, la question du genre se dessine aussi, tant les trajectoires y sont marquées. Il y a une misère au féminin, qui n’est pas strictement la même que celle au masculin, que ce soit dans les conditions de prise en charge ou dans la nature des travaux qui sont proposés aux trois enfants.
3Pour Marie, née en 1837, à Gavisse en Moselle, comme ses deux frères, la migration familiale à Paris en 1845 n’a pas débouché sur des jours franchement meilleurs, malgré les espoirs d’une République sociale en 1848. Le décès de leur père en 1846, puis celui de leur mère en juin 1849 du choléra les laissent orphelins, pris en charge par l’administrateur Edouard Frottin, maire du premier arrondissement, où les trois enfants vivaient. C’est lui qui décide des pensions allouées et des placements des enfants selon les principes du temps. Dès l’automne 1849, la fratrie est séparée : Marie, à douze ans et demi, devient apprentie couturière chez une concierge rue de l’Arcade à Paris ; le cadet Michel est envoyé à dix ans à l’asile-école Fénelon dans la Seine-Oise ; l’aîné Nicolas, quatorze ans, est finalement admis comme apprenti dans une colonie agricole d’Indre-et-Loire. Si pour les deux garçons les solutions de placement témoignent d’un certain paternalisme teinté de modernité dans la pratique de l’assistance (au moins dans les intentions), le placement de Marie chez Mme Come est plus traditionnel. Malgré un contrat qui précise une obligation d’instruction à l’école et l’apprentissage des gestes du métier, le dossier révèle une vie fruste à laquelle cependant Marie ne cherche pas à échapper lorsque sa tante cherche à lui faire changer de place. Une histoire somme toute banale qui se termine décidément très mal pour la jeune Marie : à quinze ans elle est arrêtée pour avoir organisé une escroquerie de vol de gâteau à la pâtisserie de la rue Tronchet, se faisant passer pour la cuisinière de la princesse Luborniska. Le 2 mars 1852 Marie est jugée en correctionnelle, mais malgré son acquittement, l’article 66 du Code pénal concernant les mineurs autorise sa condamnation à l’enfermement jusqu’à ses vingt ans. Internée comme les autres mineures dans la « ménagerie » de la prison pour femmes de Saint-Lazare, elle adresse une lettre à sa tante, plaidant pour qu’on lui donne des nouvelles de sa famille et demandant une permission « pour mon petit frère michel afin que je puisse le voyent avant montemps » (lettre d’avril 1852, p. 107). Elle ne reverra jamais son petit frère et malgré les bons offices d’une Mademoiselle de Labrouche, dame de charité, elle meurt à l’infirmerie le 23 août 1852, victime de la fièvre typhoïde contractée dans l’environnement insalubre de la prison.
4Du côté des frères, les expériences de prise en charge dans l’asile-école Fénelon puis comme apprenti auprès d’un bijoutier parisien (Michel), ou dans la ferme école Marolles puis celle de la Marne (Nicolas) sont marquées par des conditions de vie difficiles, des expériences de formation bien limitées et des mauvais traitements. Mais ils résistent davantage à leur sort. L’aîné, Nicolas, parvient à échapper le premier aux institutions de l’assistance aux mineurs, et à dix-sept ans commence une existence comme domestique agricole dans la Marne, où il trouve une épouse, lingère, avec laquelle il fonde une famille. Le cadet, Michel, découvre comme sa sœur la rudesse de la justice pour mineurs lorsqu’on est orphelin. Considérer comme un « enfant enragé » par son patron, il fait fugue sur fugue et passe un mois dans la maison de correction de la Roquette pour l’encourager à mieux se comporter. L’acharnement de son patron pour des faits de vols et d’escroquerie aboutit à sa condamnation jusqu’à ses vingt ans à la maison centrale de Gaillon. Mis au travail dans des ateliers industriels, il apprend le métier de cordonnier dont il tire un maigre revenu une fois libéré. Installé dans le Marais, il épouse une jeune casquettière juive, de l’est de la France comme lui, et ils auront ensemble un garçon.
5En suivant les deux frères jusqu’à la mort de chacun – Nicolas d’une maladie cérébrale, Michel de maladie indéterminée – Marie Bryck et ses frères nous plonge dans un univers marqué par la pauvreté et l’absence totale de mobilité sociale ; ces jeunes n’ont pas bénéficié des espoirs sociaux des moments révolutionnaires, ni des promesses libérales de la formation. Le talent de l’enquêtrice est de nous montrer cependant la part d’autonomie de chacun dans un système de contraintes et de domination qui paraît implacable ; il nous révèle aussi le rôle des réseaux de famille ou de l’assistance, l’importance des liens familiaux et leur extrême fragilité. Si ce n’est pas à proprement une histoire des femmes, il s’agit bien d’une histoire qui nous montre la place des femmes pauvres dans un xixe siècle où il est bien difficile de retrouver leurs traces sauf prises dans les mailles de la justice. En resituant les morceaux de vie des trois orphelins, le choix du récit historique s’avère particulièrement heuristique. Parions que les pistes de l’enquête exposées dans l’annexe seront utiles à d’autres pour restituer, comme Laurence Giordano, la chair des anonymes du passé.
Pour citer cet article
Référence électronique
Rebecca Rogers, « Laurence Giordano, Marie Bryck et ses frères. Une histoire de survie et de destin dans la France du choléra », Clio [En ligne], 54 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/21123 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.21123
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