Lela F. Kerley, Uncovering Paris : Scandals and Nude Spectacles in the Belle Epoque
Lela F. Kerley, Uncovering Paris : Scandals and Nude Spectacles in the Belle Epoque, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2017, 320 p.
Texte intégral
1Dans cet ouvrage directement tiré de sa thèse intitulée « Female Public Nudity in Belle Époque Paris » et soutenue en 2006 à l’université de Floride, Lela F. Kerley retrace et interroge le processus conflictuel qui a accompagné la normalisation de l’exhibition publique de la nudité féminine à Paris entre 1889 et 1914 sous l’effet d’expérimentations artistiques et de la prolifération du nu féminin dans le répertoire des music-halls. L’enquête s’intéresse aussi bien aux pratiques et motivations de celles qui firent profession de poser, chanter ou danser nue en public qu’aux vifs débats que de tels spectacles n’ont pas manqué de susciter. L. Kerley identifie ainsi un objet d’étude singulièrement novateur, « La femme nue », qu’elle envisage à la fois comme sujet et autrice d’une performance transgressive, mais aussi comme figure discursive, polarisant des représentations contradictoires. Grâce à cette focale inédite, l’ouvrage propose un nouvel éclairage sur la recomposition des normes de genre à l’œuvre dans la France de la Belle Époque, en historicisant les regards portés sur les femmes nues et en étudiant le rôle que ces dernières ont joué dans la reconfiguration des représentations attachées à la féminité, au corps des femmes et à la nudité.
2La structuration de la démonstration transcrit l’idée directrice selon laquelle l’exhibition publique de la nudité féminine s’est d’abord jouée dans le monde de la bohème artistique avant de triompher sur les scènes de music-hall. La première partie se concentre donc sur les bals d’artistes. Le premier chapitre (« Staging the Nue Woman ») expose l’élément transgressif du Bal des Quat’z-Arts de 1893, à savoir la parade de modèles d’artistes demi-nus défilant au milieu d’étudiants costumés. C’est là la manifestation d’un élan d’innovation artistique, porté par les rapins et les dessinateurs de la presse illustrée, qui expérimentent de nouvelles formes de nu féminin – corps en mouvement mis en scène hors de l’atelier du peintre – pour contester les conventions bourgeoises régissant le nu académique. Le second chapitre (« Policing Public Nudity ») retrace le procès de l’organisateur de ce bal et de quatre modèles, poursuivis et condamnés au titre de l’outrage public à la pudeur à la suite de la plainte déposée par le sénateur René Bérenger. Les débats opposent les partisans de la liberté artistique, soutiens d’un régime républicain libéral et sécularisé, et des conservateurs bourgeois soucieux de réguler le spectacle de la nudité féminine, appréhendée comme signe de dégénérescence morale et d’anarchie sexuelle menaçant l’édifice social.
3La seconde partie, bien plus longue, documente le phénomène nouveau du « nu au théâtre », tout en analysant la bataille culturelle et judiciaire qu’il suscite. Le chapitre 3 (« Performing Nude ») retrace l’essor et les modalités de mise en scène des numéros d’effeuillage et autres revues de fin d’année, où le déshabillé, dévoilant poitrines et jambes, règne en maître. Prospérant sur la commercialisation d’une figure féminine dénudée et hypersexualisée, dont l’image standardisée se démultiplie via de nombreux instruments publicitaires (programmes, photographies, affiches), l’industrie du music-hall popularise auprès d’un large public ces nouvelles normes de beauté féminine. En réaction à cette « marée pornographique », les ligues de moralité, dont l’organisation et l’influence institutionnelle sont étudiées dans le chapitre 4 (« Mobilizing against Immorality »), œuvrent pour éduquer les masses et protéger les publics jugés sensibles, les femmes et les enfants. Elles dénoncent auprès des pouvoirs publics les spectacles de nu qui connaissent une véritable recrudescence après 1905 et l’abolition fort débattue de la censure préventive (chapitre 5, « Debating Anastasie »). Le chapitre 6 (« Censoring “Artistic Nudity” ») porte ainsi principalement sur les procès de l’année 1908. Ces derniers conduisent à l’établissement d’une jurisprudence, très temporaire, définissant le « nu artistique » d’après les critères mobilisés par la nébuleuse d’artistes et de journalistes qui défendent le nu au théâtre, à savoir l’éclairage, la dissimulation des organes génitaux, la distance du modèle par rapport au public, et, surtout, l’attitude de l’artiste. L’ultime chapitre (chapitre 7, « The Nue Woman as the New Woman ») étudie enfin la façon dont les femmes nues se positionnent dans le faisceau des paramètres sociaux, esthétiques et moraux de l’époque. Les autobiographies de Colette et d’Isadora Duncan ainsi que des interviews d’artistes moins connues révèlent que ces femmes, soucieuses de conquérir une autonomie professionnelle et une liberté corporelle sans précédent, n’inscrivent pas leur trajectoire dans un projet féministe. Au contraire, elles légitiment leurs performances en manipulant des représentations conventionnelles de la féminité – la femme comme objet d’art, chaste et modeste, soumise au regard masculin – et en mobilisant le discours réformiste de la culture physique qui promeut alors la nudité comme un état naturel et sain, gage de beauté et de moralité. La « femme nue » constitue donc bien un avatar de la « femme nouvelle », cette figure transgressive qui subvertit les normes de genre dominantes pour mieux s’en affranchir, incarnant, de fait, un modèle de féminité alternative.
4La distribution des chapitres retrace et entrelace donc deux histoires – celle de l’émergence des spectacles de nu féminin et celle des efforts concomitants pour les réguler – inscrivant cette enquête à la croisée des visual studies, de l’histoire du genre, du corps, de l’art, des loisirs et de la culture populaire ou encore de la censure. L’investigation convoque de multiples sources : archives judiciaires et policières, articles de presse, autobiographies d’artistes, publications des ligues de moralité, mais aussi programmes de spectacles, photographies et affiches. 24 illustrations ornent d’ailleurs le livre et confrontent au spectacle des « femmes nues ». L’analyse s’appuie également sur une vaste bibliographie, majoritairement anglo-saxonne mais n’ignorant pas les travaux français, dont les apports sont approfondis et conjugués de manière inédite. C’est ainsi le développement de la modernité artistique, de la vie nocturne parisienne, des loisirs de masse et d’une morale laïque républicaine qui a conditionné le processus de reconfiguration des représentations attachées à la nudité et aux femmes. L. Kerley pointe aussi le caractère non linéaire de ce bouleversement des mœurs, les conflits qu’il charrie et que révèlent les débats contemporains sur la définition de la pornographie et de l’art, de la liberté individuelle, de la nature des sphères privées et publiques, sur l’utilité de la censure ou le rôle approprié pour les femmes. Si ces différentes conclusions méritent d’être restituées, le dernier chapitre apparaît particulièrement stimulant et novateur à plus d’un titre. Donnant à entendre la parole des femmes nues (« La Femme nue speaks », p. 179), leurs motivations et leurs stratégies de légitimation, il bénéficie d’un solide appareil théorique issu du champ historiographique de la « New Woman ». Le concept d’« esthétique féministe », forgé par Mary Louise Roberts et désignant l’image publique transgressive mais culturellement acceptable que se façonne toute « femme nouvelle » pour conquérir une certaine marge de liberté individuelle, éclaire ainsi l’image que ces femmes ont voulu donner d’elles-mêmes, et les enjeux qui la sous-tendent. Lela F. Kerley postule donc – c’est le cœur de sa thèse – le rôle performatif du nu dans la construction d’une féminité alternative car le nu traduit, autant qu’il le constitue, un mouvement de redécouverte et d’appropriation, par le sujet féminin, de son propre corps, vécu comme source de bien-être physique, appréhendé comme un vecteur de liberté individuelle, d’identité et d’expression personnelle.
5Cet ouvrage se distingue donc par la singularité de son objet, « la femme nue », appréhendée comme site réel et symbolique de contrôle social, de contestation des normes culturelles bourgeoises et de négociation des stéréotypes de genre. Agréable à lire, malgré quelques erreurs de transcription et de traduction du français, il livre une contribution déterminante pour l’étude du développement d’une nouvelle culture corporelle, et de ses significations, à la veille de la Première Guerre mondiale.
Pour citer cet article
Référence papier
Lise Manin, « Lela F. Kerley, Uncovering Paris : Scandals and Nude Spectacles in the Belle Epoque », Clio, 54 | 2021, 293-296.
Référence électronique
Lise Manin, « Lela F. Kerley, Uncovering Paris : Scandals and Nude Spectacles in the Belle Epoque », Clio [En ligne], 54 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/20970 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.20970
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