Navigation – Plan du site

AccueilNuméros53Regards complémentairesFemmes dans la guerre d’indépenda...

Regards complémentaires

Femmes dans la guerre d’indépendance grecque : la vision des philhellènes (1821-1829)

Women in the Greek war of Independence: the vision of the Philhellenes (1821-1829)
Mujeres en la guerra de Independencia griega: la visión de los philhelenas (1821-1829)
Denys Barau
p. 151-163

Résumés

La foi des philhellènes dans la légitimité du combat des Grecs contre l’Empire ottoman pour obtenir leur indépendance les a conduits à propager des images très contrastées des femmes grecques. D’un côté, les violences extrêmes (liées en particulier à la mise en esclavage) qui étaient réservées aux grecques suscitaient la compassion et nourrissaient l’indignation contre les Turcs. De l’autre, leurs participations aux combats – décrites comme héroïques – forçaient l’admiration et contribuaient à raviver l’enthousiasme philhellène. Mais ils ont été choqués par le spectacle plus inattendu de la soumission et de l’ignorance dans laquelle ils voyaient les femmes grecques vivre au quotidien.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Sur ce mouvement, voir Saint-Clair 2008 [1972] ; Barau 2009 ; Mazurel 2013.
  • 2 Sur le rôle des femmes dans cette mobilisation, voir Bouyssy 2010.
  • 3 Efstathiadou 2011.

1Le soulèvement armé des Grecs en 1821 a été reçu dans presque toute l’Europe et aux États-Unis comme une cause à défendre avec des résonances particulières dans le contexte politique et idéologique de la Sainte-Alliance : celle d’un peuple chrétien, héritier de la Grèce classique luttant pour s’affranchir d’une domination musulmane despotique et barbare. Des « comités grecs » se sont créés à Londres, à Paris, à Genève et dans la plupart des villes importantes. Entre 500 et 1 000 volontaires sont partis combattre aux côtés des insurgés : beaucoup d’Allemands et de Français, des Italiens, des Anglais, des Américains1. Les femmes aussi y ont eu une part active, par exemple en quêtant en faveur des Grecs dans les rues de Paris2. En particulier au nom d’une solidarité avec les femmes de Grèce. Mais quelle idée se faisaient-elles de ces sœurs lointaines ? Sans doute celle qu’elles pouvaient se construire à partir d’un ensemble bigarré de textes et d’images relevant de genres littéraires ou artistiques très différents, inégalement fiables, traduisant l’expérience personnelle d’un volontaire ou d’un voyageur ou travaillant un matériau de seconde main, et presque tous produits par des hommes. Les Grecques n’y étaient pas non plus représentées sous le même jour selon qu’on les montrait aux prises avec la guerre ou dans leur vie ordinaire. Dans la première situation, nous allons le voir, les philhellènes les avaient trouvées assez semblables aux images allégoriques de la Grèce, tantôt mère dévastée, tantôt guerrière triomphale3 ; ils avaient été troublés au contraire de la condition inférieure qui leur était faite dans la seconde.

Des victimes de prédilection

2Pour émouvoir « le cœur des femmes », un Appel aux Mulhousois brossait ce tableau des souffrances des Grecques :

  • 4 BNF J 6332.

Souvenez-vous qu’il n’y a en ce moment pas une seule mère en Grèce qui n’ait un époux, un fils sur le champ de bataille, qui ne pleure une fille dont la pudeur outragée gémit dans l’esclavage du Musulman. Souvenez-vous aussi qu’une quantité innombrable de mères et d’épouses grecques errent actuellement dans les forêts entourées de leurs enfants qui leur demandent à grands cris du pain4.

  • 5 Sur les péripéties de la guerre, on peut consulter Clogg 1992 et Delorme 2013. Les Mémoires du gé (...)

3Dans cette guerre née d’une insurrection en effet, on ne distinguait guère population civile et combattants, aucun lieu n’était tout à fait préservé. La chute d’une ville assiégée était plus propice aux débordements, mais ils pouvaient aussi affecter des villages traversés par les Turcs. Le cas le plus emblématique fut celui des représailles sur toute la population de la prospère île de Chio qui, longtemps restée en dehors de l’insurrection, se croyait protégée5.

4Le 26 avril 1826, on pouvait lire dans Le Constitutionnel, d’après une lettre de Corfou, que les assiégeants exaspérés par la résistance de Missolonghi avaient empalé bien visiblement deux prêtres, cinq femmes, et trois enfants. Les victimes de cette mise en scène qui visait à terrifier correspondaient au lieu commun désignant les « victimes innocentes » de la violence guerrière : « les femmes, les enfants, les vieillards » (ou ici des prêtres). Trois catégories qu’il fallait donc protéger. Pour la dernière sortie de Missolonghi, on avait par exemple placé les femmes et les enfants au milieu des guerriers. D’autres avaient pu être mis à l’abri dans les îles Ioniennes toutes proches sous protectorat anglais. Ces éloignements pouvaient frôler l’abandon : on réduisait la pression de la faim en se débarrassant de « bouches inutiles », et les fugitifs étaient parfois réduits à errer le ventre vide dans un pays dévasté.

  • 6 Jourdain 1828 : I, 55-64 ; Pouqueville 1825 : III, 502-507.

5Les violences en acte se laissent seulement deviner au loin dans les Scènes des massacres de Scio de Delacroix ; celles que le volontaire français Philippe Jourdain a vu commettre dans cette île s’en prenaient de préférence aux femmes6. Leur présence domine le premier plan du tableau, sous-titré : Familles grecques attendant la mort ou l’esclavage. Un moment de suspens, avant un tri semblable à celui que racontait un négociant grec de Marseille :

  • 7 Bibliothèque de Genève, Ms 3228, lettre de M. Petrococchino à T.J. Borély, 14 mai 1826.

Le sieur Sagrandy est égorgé devant toute sa famille, son enfant de 3 jours est jeté dans une fosse, et son épouse et ses 2 garçons amenés en esclavage dans la forteresse de l’île7.

  • 8 Blaquière 1823 : 12.

6À de nombreuses femmes, comme à cette épouse, l’égorgement ou la noyade était épargnée, mais pour un sort pire – « even worse than death »8. Une jeune femme, surtout si elle était belle, pouvait être vendue un bon prix ou offerte pour son plaisir à quelque haut personnage : Delacroix suggérait l’imminence du viol par un corps de femme nue attaché au cheval d’un cavalier turc. Le déshonneur de la prostitution s’ajoutait à l’humiliation de la servitude, voire au remords de l’apostasie. Mais la conversion forcée à l’islam semble avoir surtout été le lot des enfants (qui n’étaient pas à l’abri des violences sexuelles).

  • 9 W. Saint-Clair donne les chiffres de 41 000 pour Chio et 3 000 à 4 000 pour Missolonghi (op. cit. (...)
  • 10 L’authenticité de ces dix récits attribués à des femmes de différentes parties de la Grèce est in (...)
  • 11 Ginouvier 1827 : 119-124.

7Les opinions européennes se sont émues de ces mises en esclavage surtout quand elles ont été massives, comme à Chio ou à Missolonghi, avec des milliers de victimes9. Mais, à échelle réduite, la menace semble avoir été permanente, un des récits publiés par J.F.T. Ginouvier en témoigne10. Il décrit aussi les étapes de l’entrée en esclavage : la capture, l’attente du départ enchaînée, les conditions sordides de la traversée jusqu’en Égypte, les ventes successives d’un marchand à un autre, l’exposition sur les marchés des corps mis à nu11.

8Derrière cette gamme de souffrances réservées plus particulièrement aux femmes, on voyait en Europe une volonté d’extermination de la part des Turcs. Ces atrocités faisaient jouer à pleine force tous les ressorts de la cause : la révolte contre l’oppression, la défense de la civilisation et de la religion, la simple solidarité humaine.

Métamorphoses héroïques

9Mais les Grecques n’étaient pas seulement pour les philhellènes un objet de compassion, ne faisaient pas que subir douloureusement la guerre ; en y participant activement, elles alimentaient l’autre vecteur émotionnel de la mobilisation, l’admiration pour l’héroïsme.

  • 12 Fabre 1827 : 122.
  • 13 Villeneuve 1827 : 204.
  • 14 Raybaud 1824-1825 : 416-417.
  • 15 Pouqueville 1825 : I, 207-210.
  • 16 Carrel 1829 : 174.
  • 17 Pouqueville 1825 : IV, 14 ; Carrel 1829 : 195.

10Dans Missolonghi assiégée, assurer la vie quotidienne avait déjà quelque chose d’héroïque : en allant puiser de l’eau, les femmes s’exposaient aux tirs ennemis12 , elles raillaient parfois ce gaspillage de munitions sur de « faible[s] créature[s] »13. Leur soutien aux combattants pouvait être plus direct : des Grecques de Tripolitza informaient leurs compatriotes qui assiégeaient la ville14 ; des jeunes filles ravitaillaient les soldats. Déjà dans la guerre des Souliotes contre Ali Pacha, au début du siècle, on avait utilisé leur force physique : avant de soigner les blessés, elles les portaient sur leurs épaules ; lors du pillage d’un arsenal turc, elles avaient servi de portefaix15. Ailleurs on les voit aider à la guérilla, allumer des feux pour tendre une embuscade16, ou jeter sur les ennemis rochers et troncs d’arbres17.

  • 18 Voutier 1826 : 136-137.
  • 19 Le Constitutionnel, 14 mai 1826.
  • 20 Pouqueville 1825 : IV, 21-23.

11Toutes ne s’en tenaient pas à ces rôles auxiliaires. Ayant pris l’initiative de voler des chevaux aux Turcs, des femmes avaient obtenu de les garder malgré les hommes qui « prétenda[ie]nt qu’elles avaient empiété sur leurs droits »18. Dans plusieurs occasions, elles apparaissent comme des combattantes à part entière. Pour la dernière sortie de Missolonghi, certaines étaient en armes ; d’autres pendant le siège ont remplacé leurs maris blessés19. À Souli, leur volonté de combattre a même pris la forme d’une revendication indignée. Résolus à résister jusqu’au bout à une armée trop forte, les hommes avaient décidé de sacrifier les femmes avant de se faire tuer eux-mêmes. Révoltées par cette décision, elles avaient exigé, au nom de leurs contributions passées aux combats, de mourir les armes à la main, « en chrétiennes […] pas comme un vil troupeau »20.

  • 21 Fauriel 1824-1825 : I, 287.
  • 22 Bibliothèque de Genève, Ms sup 4249, lettre de F. Marcet à sa mère, 12 mai 1826.
  • 23 Voutier 1823 : 217-218.
  • 24 Pouqueville 1825 : II, 572-573.

12Un chant populaire montre une Souliote se battant « à l’égal des hommes […] des cartouches dans son tablier, le sabre dans une main, le fusil rayé dans l’autre, et march[ant] en avant de tous »21 ; il lui avait fallu l’aval des hommes. Dans d’autres scènes, on les voit prendre la relève de leur propre chef : une sœur s’emparait du pistolet de son frère, tombé de fatigue, pour abattre un cavalier turc qui les menaçait, puis hissait sur le cheval le garçon pour l’emmener à l’abri22 ; « la belle Chaïdo » prenait la place de son mari, tué à ses côtés, et conduisait ses compagnons à la victoire23. Geste plus symbolique, les femmes d’un village près de Monemvasia faisaient honte de leur lâcheté aux Maniottes qui avaient laissé les Turcs tuer leurs hommes, en traînant jusqu’à leur camp un vieux canon et des boulets24.

  • 25 Fauriel 1824-1825 : I, 277-278.
  • 26 Pouqueville 1825 : II, 381-383.
  • 27 Conservé à la Pinacothèque de Missolonghi ; reproduit dans Constans 1996.

13Pour défendre elles-mêmes leur honneur, pour ne pas laisser aux hommes le soin de les soustraire à un sort jugé pire que la mort, 400 femmes de Souli avaient voulu combattre. Dans des circonstances analogues, en 1803, 60 autres avaient jeté leurs enfants dans un gouffre, avant de s’y élancer à leur tour en dansant une ronde25. La « danse de Zalongo » a inspiré poètes et peintres (Lamartine, Ary Scheffer) et des actes comparables y ont fait écho comme l’explosion de mines spectaculaire par laquelle les femmes, enfants et vieillards restés à Missolonghi se sont donné la mort. Tuant du même coup nombre des assaillants, le geste a été célébré comme une victoire morale. À ce même titre, dans un autre registre, Pouqueville exalte une servante qui avait choisi de mourir en martyre pour ne pas renier sa foi26. Mais nulle rédemption, religieuse ou politique, pour la femme de l’Épisode de l’exode de Missolonghi peint par François-Émile de Lansac27 : assise, le cadavre de son mari à ses pieds, elle tient dans ses bras son enfant qu’elle vient de tuer et retourne le poignard contre elle-même ; aucun ennemi visible ne la menace, mais les ruines dans un paysage désolé, les nuages noirs ont les couleurs du désespoir. Plutôt qu’une héroïne, une victime pure et simple ?

  • 28 Pouqueville 1825 : I, 232-233.
  • 29 Botzaris, chef de guerre épirote, tué au combat en 1823 ; Canaris, le plus célèbre des conducteur (...)
  • 30 Raybaud 1824-1825 : I, 450-452.

14Sans doute imaginaire, cette désespérée n’a pas de nom ; les femmes du recueil de Ginouvier non plus. La mention par Pouqueville de ceux de femmes qui s’étaient fait exploser peu après la danse de Zalongo, est une exception28. Et ce n’était qu’une note dans un gros livre, bien moins visible que les noms d’hommes inscrits sur la bordure d’une série d’assiettes : Botzaris, Canaris, Miaulis29. L’imagerie philhellène, qui, plus que la grande peinture, privilégiait le versant héroïque, a quand même fait une place à deux femmes : l’une, Bouboulina, avec plusieurs portraits lithographiés ; l’autre, Mavrogénie, avec une simple étiquette de liqueur, mais Ginouvier lui a consacré un petit roman. Toutes deux figurent dans les récits des volontaires ; l’un d’entre eux, Maxime Raybaud, les a réunies en un couple antithétique, conforté en partie par d’autres témoignages, et qui est assez significatif de l’idée que se faisaient les philhellènes de l’héroïsme chez les femmes30.

  • 31 Persat 1910 : 79-80.
  • 32 Voutier 1823 : 60.
  • 33 Bibliothèque Gennadios (Athènes), Mss 238, p. 115.
  • 34 Raybaud 1824-1825 : 457.

15Devant son portrait en Jeanne d’Arc, Bouboulina éclatait de rire31. L’apparence déjà n’y était pas : si le Français Voutier la trouvait encore belle à 45 ans32, pour l’Anglais Humphreys, c’était « a vulgar masculine woman »33. Son comportement surtout divisait. Riche veuve d’un armateur tué par les Turcs, elle avait mis sa flotte au service des insurgés. Voutier n’a voulu retenir que le geste patriotique ; d’autres, plus nombreux, l’ont montrée accourant pour avoir sa part de butin au moment où se négociait la capitulation de Tripolitza, entrant même dans la ville « protégée sous les vêtements de son sexe », pour vendre à prix d’or sa protection aux plus fortunés34. De surcroît son alliance avec Colocotronis, un des principaux chefs klephtes de la péninsule, l’impliquait dans la lutte entre les factions grecques, et aux yeux de nombre de philhellènes, du mauvais côté. Bref, si certains continuaient à voir en elle l’héroïne des images parisiennes, beaucoup lui reprochaient surtout de participer à tout un ensemble de conduites qui compromettaient la cause des Grecs.

  • 35 Construite par Raybaud et Villeneuve, qui l’ont rencontrée, et par Ginouvier, qui a brodé sur ce (...)
  • 36 Blaquière 1825 : II, 134.
  • 37 Pouqueville 1825 : II, 505.
  • 38 Ginouvier 1825 : 196. On peut douter de l’authenticité de cette lettre ajoutée au roman.

16On ne s’est pas divisé en revanche à propos de Mavrogénie : ceux qui l’ont rencontrée ou qui en ont parlé ont célébré ses qualités, parfois jusqu’à l’hyperbole35. Jeune et belle, de lignée princière, majestueuse dans ses apparitions, elle avait défendu Mykonos à la tête d’une milice créée à ses frais, puis mené sa troupe soutenir les insurgés de l’Eubée, dont elle voulait faire « un asyle sûr aux femmes et aux enfants »36. Généreuse avec les vaincus, consolatrice à l’occasion, elle avait reçu une « éducation soignée » refusée en général aux Grecques. On louait surtout son « éloquence naturelle qui [tenait] de l’inspiration » au service d’une ferveur patriotique extrême. Ayant promis de faire de sa main « le prix du vainqueur des Turcs »37, elle aurait opposé à la frivolité galante des « dames parisiennes » sa façon d’user de son pouvoir de séduction sur les hommes, en leur demandant « pour prix de [leur] enchantement, le zèle le plus absolu pour l’indépendance de la patrie »38. Que ce propos ait été ou non le sien, cette façon de placer la valeur d’une femme non dans ce qu’elle fait elle-même, mais dans ce qu’elle fait faire aux hommes, résonne avec l’étrange dénégation par laquelle Raybaud, commençait son éloge : « [elle] n’est point, comme on l’a prétendu, une guerrière qui se mesure corps à corps avec les Turcs les plus intrépides ». Comme si, tout en la célébrant sans réserve comme une héroïne, il tenait à donner à son héroïsme un caractère spécifiquement féminin.

Une condition inférieure

17Opposer à la « cupidité » de Bouboulina la « grandeur d’âme » de Mavrogénie était aussi une façon de compenser « l’illusion perdue » symptomatique d’un auteur très sensible aux oscillations entre déception et enthousiasme propres à l’expérience des philhellènes. La plupart n’ont rien trouvé de tel pour racheter leur déconvenue de ce qu’ils ont perçu des femmes dans la vie ordinaire.

  • 39 Emerson & Pecchio 1826 : 300.
  • 40 Bollmann 1823 : 5.
  • 41 Millingen 1831 : 107.
  • 42 Raybaud 1824-1825 : I, 370-371.

18Elles leur ont paru d’abord trop rares : le voyageur italien Giuseppe Pecchio se plaignait qu’elles soient « invisibles, car les hommes ne leur permett[ai]ent pas de se montrer »39. Parfois l’interdiction s’adressait à l’étranger, sommé d’« éviter jusqu’au plus léger signe de familiarité »40. Les rites d’hospitalité les obligeaient à se montrer pour offrir les rafraîchissements. Pour le reste, elles devaient se tenir à l’écart. Courir se cacher derrière un rideau à l’arrivée d’un visiteur41, ou se confiner « au fond de l’appartement » comme les quatre filles dont la beauté attirait irrésistiblement les regards de Raybaud et de ses compagnons logés par leur mère42. Même seulement entraperçues, ils ne manquaient pas en effet de noter si elles étaient belles, de faire des comparaisons d’une région à l’autre, déplorant parfois leurs costumes peu seyants, qu’ils tenaient pourtant à décrire en détail.

  • 43 Emerson & Pecchio 1826 : 271 ; Millingen 1831 : 110 ; Raybaud 1824-1825 : II, 54.
  • 44 Bollmann 1823 : 19.
  • 45 Howe 1907 : 75.
  • 46 Pouqueville 1825 : I, 176.
  • 47 Ginouvier 1827 : 43.
  • 48 Millingen 1831: 109-110.

19Au-delà de ces apparences, la condition des femmes changeait aussi selon les régions. Les auteurs n’en jugeaient pas toujours de la même façon : à Hydra, James Emerson, voyageur anglais, la voyait plus libre, Raybaud et Julius Millingen, médecin de Byron, plus contrainte43. Mais l’impression générale était une nette infériorité. Le volontaire prussien Bollmann parlait d’esclavage en opposant à l’oisiveté des hommes leurs travaux44 : filage, tissage, mais aussi des travaux de force. Le médecin américain Samuel Howe en avait vu une « portant sur le dos un fardeau de bois que [lui-même] ne pourrait pas porter »45. Elles y étaient « accoutumées dès l’enfance »46. Leur éducation, en effet, limitée à l’apprentissage des tâches ménagères, et, dans les classes populaires, aux « travaux les plus durs »47, assurait leur infériorité : elle les maintenait dans l’ignorance, en proie à toutes les superstitions. À propos de leur futur époux en particulier. Car « la préoccupation constante des parents était de procurer un mari à leur fille ». Il s’ensuivait des mariages arrangés, sans souci des différences d’âge, qui confirmaient leur état de soumission, les faisant seulement passer « d’une prison à une autre »48.

  • 49 Howe 1907: 75.
  • 50 Jourdain 1828: II, 103.

20Leur état variait également selon les classes, dont les philhellènes se faisaient une idée assez vague. Ceux qui, comme le voyageur genevois Franck Marcet, ont été reçus dans les milieux européanisés ont pu y rencontrer des femmes qui dînaient avec les invités, participaient aux conversations, bref, aux yeux du Dr Howe, se comportaient « presque comme des êtres doués de raison »49. Dans un cadre insulaire moins urbain, le volontaire français Jourdain jugeait que les « dames de Siphante », gracieuses, espiègles, généreuses, auraient été les plus séduisantes au monde si « elles avaient reçu l’éducation de nos Parisiennes »50.

  • 51 Howe 1907-1909: 319.

21Difficile de démêler dans ce tableau les effets d’un regard philhellène et ceux d’un regard masculin et occidental. D’un côté, l’état de soumission et d’ignorance où ils voyaient les femmes maintenues par les Grecs paraissait contraire au combat pour la liberté et la civilisation qu’ils étaient venus soutenir, et les explications qu’on pouvait en donner – l’influence turque, la tradition de la Grèce antique, la jalousie comme trait de caractère national – aggravaient plutôt un trouble, qui s’ajoutant à bien d’autres éléments déconcertants ou choquants de cette guerre, contribuait à un climat général de déception. Mais par ailleurs, à titre personnel, ils pouvaient se sentir frustrés de ces femmes qu’on leur cachait, de ces beautés qui se dérobaient, et puis, qui ne correspondaient pas au modèle de « femmes cultivées et raffinées »51 qui avait cours dans leurs propres pays. La romance d’Eugène de Villeneuve, épousant, après l’avoir perdue, puis par miracle retrouvée, la jeune Grecque qui l’avait soigné, était tout à fait exceptionnelle. Au point de ressembler plus à un fantasme qu’à une réalité.

*
**

  • 52 J’en ai donné quelques exemples dans La cause des Grecs, p. 605-610.
  • 53 On ne connaît de lui que des écrits sur la réforme des prisons et la législation commerciale, et (...)

22Ce qu’on vient de lire ne prétend pas décrire ce que les femmes philhellènes se représentaient de leurs sœurs grecques, mais seulement ce qu’elles pouvaient lire ou voir à leur propos dans une littérature ou des images qui ne leur étaient d’ailleurs pas spécifiquement destinées. Il ne s’agit du reste, comme nous l’avions annoncé, que d’une reconstitution à partir d’un corpus très hétérogène dont on ne mesure pas bien les degrés de conformité à la réalité. Le décalage est notamment très net entre les sources sollicitées pour chacune des deux situations abordées. Sur les femmes dans la vie ordinaire, les philhellènes ont rapporté ce qu’ils avaient observé ou vécu, ce qui n’exclut pas bien sûr des déformations ; le seul Philippe Jourdain a été témoin de violences infligées aux femmes, aucun philhellène ne les a vues au combat. Presque tout ce qui a été écrit des femmes dans la guerre l’était de seconde main, d’après des sources en général grecques, parfois consulaires, pas toujours contrôlables, souvent partiales, avec un risque fort d’exagération dans le sens des attentes philhellènes. Pourtant les témoins d’atrocités commises par les Grecs sur les Turcs n’en n’ont pas dissimulé la grande cruauté52 : elle donne une idée de l’extrême violence de cette guerre et rend vraisemblables les excès prêtés à l’autre parti. Remarquons aussi que dans la plupart de ces écrits les femmes ne font l’objet que de brefs aperçus ; un développement un peu systématique du Dr Millingen fait exception ; quant aux livres que leur a spécialement consacrés Ginouvier, leur statut est d’autant plus problématique que leur auteur est mal identifié53. Cette marginalité n’est certainement pas étrangère au fait que ces textes ont été écrits par des hommes, qui presque tous se souciaient surtout des péripéties de la guerre et des grands enjeux de la cause : la liberté, la civilisation le christianisme, l’humanité. Quand ils ont pris les femmes en compte, ils l’ont fait avec des yeux d’hommes et à l’aune d’un projet lourd de malentendus, de déboires et de déceptions sur ce point comme sur bien d’autres : ramener à l’Occident un pays que des siècles d’occupation ottomane avaient largement orientalisé. Il importerait donc, si des sources le permettaient, de confronter aux résultats d’une enquête socio-historique sur la réalité grecque prise pour elle-même, cette vision philhellène : des femmes en situation de subordination très marquée, particulièrement exposées à de multiples formes de souffrances du fait de la guerre, mais capables de participer à l’héroïsme des combats, sans jamais y gagner, sauf rarissimes exceptions, un rang égal à celui des hommes.

Haut de page

Bibliographie

Sources

Blaquière Edward, 1823, Report on the present state of Greek Confederation, London, G. and W.B. Whittaker.

Blaquière Edward, 1825, Narrative of a Second Visit to Greece, London, G.B. Whittaker.

Bollmann Louis de, 1823, Remarques sur l’état moral, politique et militaire de la Grèce, Marseille, Gartiaud.

Carrel Armand, 1829, Résumé de l’histoire des Grecs modernes, Paris, Lecointe et Durey.

Emerson James & Giuseppe Pecchio, 1826, Tableau de la Grèce en 1825, trad. J. Cohen, Paris, Alexis Eymery [A picture of Greece in 1825 ; as exhibited in the Personal Narratives of J. Emerson, Count Pecchio and W.K. Humphreys. Comprising a detailed account of the events of the late campaign, and sketches of the principal military, naval and political chiefs, London, Henry Colburn, 1826].

Fabre Auguste, 1827, Histoire du siège de Missolonghi, Paris, Moutardier.

Fauriel Claude, 1824-1825, Chants populaires de la Grèce moderne, Paris, Firmin Didot.

Ginouvier J.F.T., 1825, Mavrogénie ou l’héroïne de la Grèce, Paris, Delaforest.

Ginouvier J.F.T., 1827, Les Femmes grecques aux dames françaises, récit de leurs malheurs, Bruxelles, Brohez.

Howe Samuel, 1907, Letters and Journals during the Greek Revolution, London, John Lane.

Humphreys William, 1976, First Journal of the Greek War of Independence, Stockholm, Acta Academiae Regiae Scientiarum Upsaliensis.

Jourdain Philippe, 1828, Mémoires historiques et militaires sur les événements de la Grèce, Paris, Brissot-Thivars.

Marcet Franck, 1915, « Un voyage en Grèce en 1826 », Revue hebdomadaire, XI/48 p. 461-481, XII/49, p. 79-100, 50, p. 232-252.

Millingen Julius, 1831, Memoirs of the Affairs of Greece, London, John Rodwell.

Persat Maurice, 1910, Mémoires du commandant Persat, Paris, Plon-Nourrit.

Pouqueville François-Charles-Hugues-Laurent, 1825, Histoire de la régénération de la Grèce, Paris, Firmin-Didot.

Raybaud Maxime, 1824-1825, Mémoires sur la Grèce pour servir à l’histoire de la guerre de l’Indépendance, Paris, Tournachon-Molin.

Villeneuve Eugène de, 1827, Journal fait en Grèce pendant les années 1825 et 1826, Bruxelles, H. Tarlier.

Voutier Olivier, 1823, Mémoires du colonel Voutier sur la guerre actuelle des Grecs, Paris, Bossange Frères.

Voutier Olivier, 1826, Lettres sur la Grèce, Paris, Firmin Didot.

Bibliographie

Barau Denys, 2009, La Cause des Grecs. Une histoire du mouvement philhellène (1821-1829), Paris, Honoré Champion.

Bouyssy Maïté, 2010, « 1828 ou les femmes dans le philhellénisme », in Christine Fauré (dir.), Nouvelle encyclopédie politique et historique des femmes, Paris, Les Belles Lettres, p. 378-396.

Clogg Richard, 1992, A Concise History of Greece, Cambridge, Cambridge University Press.

Constans Claire (dir.), 1996, La Grèce en révolte. Delacroix et les peintres français 1815-1848, Paris, Réunion des musées nationaux.

Delorme Olivier, 2013, La Grèce et les Balkans, t. 1, Paris, Gallimard.

Efstathiadou Anna, 2011, « Representing greekness: French and Greek lithographs from the Greek War of Independence (1821-1827) and the Greek-Italian War (1940-1941) », Journal of Greek Studies, 29/2, p. 191-218.

Mazurel Hervé, 2013, Vertiges de la guerre. Byron, les philhellènes et le mirage grec, Paris, Les Belles Lettres.

Saint-Clair William, 2008 [1972], That Greece might still be free. The Philhellenes in the War of Independence, Cambridge, Open Book publishers.

Haut de page

Notes

1 Sur ce mouvement, voir Saint-Clair 2008 [1972] ; Barau 2009 ; Mazurel 2013.

2 Sur le rôle des femmes dans cette mobilisation, voir Bouyssy 2010.

3 Efstathiadou 2011.

4 BNF J 6332.

5 Sur les péripéties de la guerre, on peut consulter Clogg 1992 et Delorme 2013. Les Mémoires du général Macriyannis (Paris, Albin Michel, 1986) apportent aussi un important témoignage grec.

6 Jourdain 1828 : I, 55-64 ; Pouqueville 1825 : III, 502-507.

7 Bibliothèque de Genève, Ms 3228, lettre de M. Petrococchino à T.J. Borély, 14 mai 1826.

8 Blaquière 1823 : 12.

9 W. Saint-Clair donne les chiffres de 41 000 pour Chio et 3 000 à 4 000 pour Missolonghi (op. cit., p. 80-81 et p. 242).

10 L’authenticité de ces dix récits attribués à des femmes de différentes parties de la Grèce est incertaine, mais ils sont au moins significatifs de ce qui paraissait vraisemblable aux philhellènes.

11 Ginouvier 1827 : 119-124.

12 Fabre 1827 : 122.

13 Villeneuve 1827 : 204.

14 Raybaud 1824-1825 : 416-417.

15 Pouqueville 1825 : I, 207-210.

16 Carrel 1829 : 174.

17 Pouqueville 1825 : IV, 14 ; Carrel 1829 : 195.

18 Voutier 1826 : 136-137.

19 Le Constitutionnel, 14 mai 1826.

20 Pouqueville 1825 : IV, 21-23.

21 Fauriel 1824-1825 : I, 287.

22 Bibliothèque de Genève, Ms sup 4249, lettre de F. Marcet à sa mère, 12 mai 1826.

23 Voutier 1823 : 217-218.

24 Pouqueville 1825 : II, 572-573.

25 Fauriel 1824-1825 : I, 277-278.

26 Pouqueville 1825 : II, 381-383.

27 Conservé à la Pinacothèque de Missolonghi ; reproduit dans Constans 1996.

28 Pouqueville 1825 : I, 232-233.

29 Botzaris, chef de guerre épirote, tué au combat en 1823 ; Canaris, le plus célèbre des conducteurs de brûlots ; Miaoulis, amiral de la flotte grecque.

30 Raybaud 1824-1825 : I, 450-452.

31 Persat 1910 : 79-80.

32 Voutier 1823 : 60.

33 Bibliothèque Gennadios (Athènes), Mss 238, p. 115.

34 Raybaud 1824-1825 : 457.

35 Construite par Raybaud et Villeneuve, qui l’ont rencontrée, et par Ginouvier, qui a brodé sur ce qu’en disait Pouqueville, la figure de Mavrogénie pourrait faire l’objet d’un rapprochement fécond avec certaines femmes héroïques imaginées par les romantiques, comme la Laurence de Cinq-Cygne d’Une ténébreuse affaire.

36 Blaquière 1825 : II, 134.

37 Pouqueville 1825 : II, 505.

38 Ginouvier 1825 : 196. On peut douter de l’authenticité de cette lettre ajoutée au roman.

39 Emerson & Pecchio 1826 : 300.

40 Bollmann 1823 : 5.

41 Millingen 1831 : 107.

42 Raybaud 1824-1825 : I, 370-371.

43 Emerson & Pecchio 1826 : 271 ; Millingen 1831 : 110 ; Raybaud 1824-1825 : II, 54.

44 Bollmann 1823 : 19.

45 Howe 1907 : 75.

46 Pouqueville 1825 : I, 176.

47 Ginouvier 1827 : 43.

48 Millingen 1831: 109-110.

49 Howe 1907: 75.

50 Jourdain 1828: II, 103.

51 Howe 1907-1909: 319.

52 J’en ai donné quelques exemples dans La cause des Grecs, p. 605-610.

53 On ne connaît de lui que des écrits sur la réforme des prisons et la législation commerciale, et un roman épistolaire.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Denys Barau, « Femmes dans la guerre d’indépendance grecque : la vision des philhellènes (1821-1829) »Clio, 53 | 2021, 151-163.

Référence électronique

Denys Barau, « Femmes dans la guerre d’indépendance grecque : la vision des philhellènes (1821-1829) »Clio [En ligne], 53 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/19775 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.19775

Haut de page

Auteur

Denys Barau

Denys Barau, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, docteur en études politiques (EHESS), ancien attaché de conservation du patrimoine aux Archives départementales de la Loire, a publié La cause des Grecs. Une histoire du mouvement philhellène (1821-1829) (Honoré Champion, 2009), il travaille actuellement sur les origines de la Croix-Rouge entre 1859 et 1870. denys.barau[at]orange.fr

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search