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Clio a lu

Sylvie STEINBERG, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001, 406 pages.

Christine Dousset
p. 358-361

Texte intégral

1Si l’histoire du chevalier d’Eon est célèbre, qui connaît les aventures de Marie-Joseph Barbier ou de Jeanne Baré ? Sorties de l’ombre où elles étaient restées cachées, elles ne sont pourtant que deux exemples parmi les trois cents cas de travestissement recensés par Sylvie Steinberg pour la France du xvie au xviiie siècle, et qui concernent très majoritairement des femmes.

2Phénomène marginal donc, à l’époque moderne, que le travestissement comme choix personnel, qui soulève la curiosité et suscite toute une série de questions. Qui se travestit ? Pour quels motifs ? Selon quelles modalités ? Et quelles sont les réactions provoquées par ces comportements ? Parce qu’il repose sur le détournement de l’apparence sexuée, du féminin et du masculin, le travestissement constitue un objet d’étude passionnant plaçant la définition de la différence des sexes au centre de la réflexion.

3C’est en historienne attentive au contexte culturel et aux évolutions que Sylvie Steinberg aborde cette question dans son ouvrage sur La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution. Inscrite dans le cadre français, sa recherche complète des travaux de même nature menés sur la Hollande et l’Angleterre. Elle porte sur les démarches individuelles de travestissement, laissant de côté ses formes ritualisées, comme les carnavals et les charivaris, qui ont fait l’objet d’études importantes, ou ses figures littéraires. Issue d’une thèse soutenue à l’EHESS en 1999 sous la direction de Jean-Louis Flandrin, la version ici éditée comporte un riche appareil critique d’une centaine de pages, comprenant notes, sources, bibliographie, index. Sur un sujet bien circonscrit, mais abordé dans la longue durée, l’auteur a multiplié les angles d’approche, croisant des sources diverses et des lectures nombreuses et très variées. Le travestissement et les interrogations qu’il suscite conduisent le lecteur dans un savant voyage, des sources judiciaires aux témoignages des mémorialistes, des traités médicaux aux ouvrages de droit en passant par la littérature. Le caractère érudit de l’ouvrage, la complexité de certaines analyses, la multiplicité des domaines évoqués, ne nuisent pourtant pas au plaisir de la lecture, étayé par de nombreux exemples et des études de cas très vivantes.

4La première partie de l’ouvrage porte sur la transgression. Sur le travestissement pèse en effet un interdit à la fois religieux, moral et juridique. Il est pourtant pratiqué par des femmes qui s’exposent au risque d’un châtiment. Leurs motivations sont diverses, et appréciées différemment par les juges, comme cela transparaît dans les archives policières et judiciaires ou dans des récits mettant en scène la vie de certaines d’entre elles. Le travestissement est condamné et considéré comme une circonstance aggravante, lorsqu’il est associé à la débauche, qu’il soit adopté dans le cadre de la prostitution, ou pour masquer des relations homosexuelles entre femmes. Mais il peut répondre à d’autres motifs. Ainsi quand il est pratiqué par de jeunes femmes seules pour se protéger, en voyage par exemple. Ou quand il est utilisé par d’autres pour accéder à un destin héroïque. Guerrières engagées dans une armée, elles adoptent une identité masculine d’emprunt pour se battre et prouver leur courage ; mystiques, elles se travestissent pour suivre une vocation religieuse contrariée. Leur comportement, tel qu’il est décrit, se conforme soit à un idéal androgyne, réalisant la synthèse des qualités féminines et masculines, soit à un modèle viril considéré comme supérieur à l’état de femme. Le contre-modèle d’identification qu’adoptent ces femmes, s’il constitue donc une transgression, n’est en rien subversif, puisqu’il respecte la hiérarchie des sexes et des valeurs. Il n’en va pas de même du travestissement masculin, beaucoup plus rare, puisque Sylvie Steinberg n’a repéré que seize cas sur plus de trois cents au total. En suivant notamment un rare exemple de transsexualité avéré, celui de Dumoret, un gentilhomme bigourdan de la fin du xviie siècle, Sylvie Steinberg montre comment le travestissement des hommes, véritablement subversif, est condamné et incompris, car il repose sur le renoncement à la perfection du sexe masculin.

5La deuxième partie, « les masques du corps », porte non plus sur le pourquoi, mais sur le comment du travestissement. À travers plusieurs exemples, Sylvie Steinberg souligne la relative facilité du travestissement des femmes en hommes, qui permet à certaines d’entre elles de vivre sous une identité masculine pendant des années, même dans des milieux où la promiscuité est de mise, comme l’armée. Dans une société où le vêtement joue un rôle essentiel pour marquer l’appartenance sexuelle, « l’habit fait le sexe ». Protégées par la pudeur qui cache les corps, adoptant une gestuelle et des comportements masculins, jouant d’une éventuelle laideur ou de l’androgynie associée à la jeunesse, les travesties utilisent au profit de la dissimulation les codes sociaux de la représentation du corps. Comprendre pourquoi les caractères sexuels secondaires ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’identification des travesti(e)s, nécessite le détour par le discours savant. Les traités de physiognomonie distinguant féminin et masculin reposent aux xvie et xviie siècles sur la théorie des humeurs, dans laquelle les hommes sont chauds et secs et les femmes froides et humides. Selon une combinatoire complexe qui permet d’intégrer une gradation, leurs auteurs définissent des tempéraments, en fonction de la prédominance des humeurs. C’est selon ces grilles de lecture, présentées par Sylvie Steinberg sous forme de tableaux synthétiques, qu’ils définissent des caractères masculin et féminin, plus ou moins présents dans les individus. Ils établissent ainsi un continuum anthropologique où existent des rapports de hiérarchie et de complémentarité, affirmant l’unité du genre humain. Mais un changement fondamental intervient dans la deuxième moitié du xviiie siècle. En se basant sur la physiologie et l’anatomie, les savants établissent désormais une altérité fondamentale entre hommes et femmes, dont toutes les différences découlent du sexe.

6Dans la troisième partie, dont le titre est inspiré par Michel Foucault « Du sang au sexe », Sylvie Steinberg aborde le caractère revendicatif de certaines formes de travestissement féminin dans la sphère politique. Pendant les troubles des guerres de Religion à la Fronde, de nobles dames, dont les aventures sont présentées dans des Mémoires, se travestissent pour agir dans un contexte guerrier. Elles reprennent à leur profit le mythe des Amazones, qui connaît alors un grand succès dans la littérature, et sera encore réinvesti par le chevalier d’Eon à la fin du xviiie siècle. Sous la Révolution, d’autres femmes, issues du peuple, se déguisent aussi en hommes pour s’engager dans l’armée. Leur comportement s’éclaire à la lumière de certaines revendications féministes, réclamant le droit pour les femmes de porter des armes, qui est un des attributs de la citoyenneté. L’analyse aurait gagné ici à une meilleure maîtrise de la bibliographie qui aurait permis d’éviter quelques erreurs factuelles.

7Ces deux chapitres mettent en évidence la dimension guerrière du travestissement, qui revient à plusieurs reprises dans le livre. Celui-ci confirme l’importance de l’intrusion de femmes dans un domaine réservé aux hommes, un phénomène abordé dans un précédent numéro de Clio HFS, intitulé « Armées ». La comparaison entre les nobles Amazones et les citoyennes patriotes de la Révolution fournit d’autre part à Sylvie Steinberg l’occasion de revenir sur le tournant qui se joue pendant les Lumières, à partir de 1760 environ. Ce changement culturel majeur fait l’objet du dernier chapitre, mais constitue une des lignes de force du livre. À une société hiérarchisée, fondée sur la prééminence de la noblesse, du sang, les Lumières substituent une société d’hommes égaux par nature, mais radicalement différents des femmes par leur sexe. Affirmation de l’égalité entre les hommes et affirmation de la différence biologique entre hommes et femmes sont ainsi comme les deux faces contradictoires et complémentaires de la même pensée naturaliste.

8L’histoire des pratiques de travestissement pose enfin pour Sylvie Steinberg la question de la définition même des termes de sexe et de genre. L’opposition entre sexe et genre, nature et culture, n’apparaît pas pertinente pour les périodes antérieures aux Lumières, dont les systèmes de représentation reposent sur d’autres fondements. La démonstration, pour séduisante qu’elle soit, ne s’appuie cependant guère sur le phénomène du travestissement lui-même, et l’articulation entre discours savant et pratiques n’est pas toujours abordée. Plus généralement d’ailleurs, l’étude diachronique est gênée par le déséquilibre quantitatif des sources. Plus de deux cent cinquante cas sur les trois cents étudiés concernent le xviiie siècle. De même, les lacunes de la documentation sur certains points abordés au cours de l’ouvrage, par exemple sur les artifices du travestissement, fragilisent l’analyse qui repose davantage alors sur des conjectures que sur des faits.

9Ces quelques réserves n’entament en rien tout l’intérêt que procure la lecture de l’ouvrage de Sylvie Steinberg. À travers les aventures de Jeanne Baré, de Marie-Jeanne Barbier et des autres, et les réactions qu’elles ont suscitées chez leurs contemporains, c’est l’histoire culturelle de la différence des sexes qui se dessine.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christine Dousset, « Sylvie STEINBERG, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001, 406 pages. »Clio, 23 | 2006, 358-361.

Référence électronique

Christine Dousset, « Sylvie STEINBERG, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001, 406 pages. »Clio [En ligne], 23 | 2006, mis en ligne le 13 novembre 2006, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/1947 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.1947

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Auteur

Christine Dousset

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