André Léo, Le père Brafort. Roman
André Léo, Le père Brafort. Roman, texte établi, annoté et commenté par Alice Primi et Jean-Pierre Bonnet, Paris, Presses universitaires de Rennes, coll. « Textes rares », 2019, 368 p.
Texte intégral
1Paru dans la collection « Textes rares » des Presses universitaires de Rennes, cette réédition du roman de la communarde André Léo (Léodile Champseix, née Béra) a de quoi réjouir les spécialistes du xixe siècle et les historiennes des femmes et du genre. Vaste fresque d’un enfant du siècle – l’industriel Jean-Baptiste Brafort –, ce roman propose une critique sociale acerbe des rapports de classe et de genre sur fond des tensions sociales et politiques des premières décennies du siècle jusqu’aux déceptions révolutionnaires du Second Empire, une critique qui ne pouvait guère s’exprimer alors que par le recours à la littérature. Paru en feuilleton dans Le Siècle, entre 1872-1873, le roman met un scène un anti-héros, le père Brafort, père de famille despotique et violent, homme d’affaires opportuniste et exploiteur. Engagé du côté de l’ordre dans les moments de révolte, c’est lui qui tire la balle tuant son propre neveu engagé du côté du peuple en juin 1848, et c’est lui qui est l’origine de la déchéance de deux jeunes femmes ouvrières, mères célibataires, condamnées par une société patriarcale.
2L’autrice, la journaliste et femme de lettres André Léo (1824-1900), est connue des spécialistes du féminisme français depuis longtemps. Très mobilisée par la question de l’égalité des sexes dans les années 1868-1870, elle publie une série de textes sur la question : des articles dans l’Opinion Nationale, un Manifeste en faveur des droits des femmes en juillet 1868 qui débouchent sur la fondation d’une Ligue, un essai, La Femme et les mœurs. Liberté ou monarchie en 1869 et un feuilleton Aline-Ali entre 1868-1869. Dans ce dernier roman, situé à Paris en 1850, les questions de genre sont au cœur de l’intrigue où l’héroïne, travestie en homme, questionne l’organisation sexuée de la société. Aline-Ali a fait l’objet d’une réédition savante en 2015 (dans les Cahiers du Pays Chauvinois, n°42), témoignant ainsi de l’intérêt suscité par les écrits d’André Léo dans des milieux variés. En effet, depuis une quinzaine d’années spécialistes d’histoire locale, de la Commune, du féminisme et de la littérature du xixe siècle ont permis de faire mieux connaître Léodile Béra, fille d’un notaire devenu juge de paix. Née à Lusignan dans la Vienne, sa trajectoire a tôt croisé celles des socialistes comme ses deux compagnons, Grégoire Champseix et Benoît Malon. En signant Un mariage scandaleux en 1861 du nom d’André Léo (les prénoms de ses jumeaux), l’écrivaine se forge cependant une réputation indépendante de celle de ses compères masculins, avec un certain succès. Longtemps oubliés, ses travaux suscitent à nouveau l’intérêt et sont promus en particulier par l’Association André Léo. Outre la biographie d’Alain Dalotel publié en 2004 par l’Association des publications chauvinoises, un collectif autour de Frédéric Chauvard a édité en 2015, Les Vies d’André Léo. Romancière, féministe et communarde aux Presses universitaires de Rennes aussi. Depuis 2000, pas moins de neuf éditions de ses écrits ont vu le jour, y compris Coupons le câble ! critique de la pensée religieuse, édité et annoté par l’historienne du féminisme français et allemand, Alice Primi.
3Sans revenir sur la complexité des différentes étapes de rédaction de ce roman, présentées par Jean-Pierre Bonnet dans l’un des deux chapitres introductifs, précisons que l’édition de 2019 intègre des parties censurées lors de la publication en 1872 ; ces parties ont été retrouvées grâce à l’existence d’une version russe du Père Brafort et l’aide d’une traductrice Ekaterina Pichugina. Pour les historiennes des femmes et du genre, l’introduction d’Alice Primi éclaire de façon efficace et ramassée l’intérêt du Père Brafort « roman d’une vie, l’histoire d’un siècle » (p. IX-XXII). Outre des informations sur le positionnement d’André Léo dans les luttes sociales et politiques de son temps, l’historienne revient sur cette biographie d’un anti-héros et la manière dont le dispositif narratif invite à questionner les apparences et à exposer l’hypocrisie des normes de genre.
4L’appareillage critique du texte lui-même – notes et index général des personnages figures et quelques lieux contemporains (p. 325-365) – permet de cerner l’intérêt historique de ce roman qui mérite aussi une lecture pour lui-même. L’écriture en feuilleton maintient le suspens et dessine un ensemble de portraits sociaux bien sentis. Tout en sachant la fin de l’histoire, la lectrice ou le lecteur du xxie siècle peut tour à tour s’enthousiasmer par le « dessin pervers » de Maximilie, la fille de Brafort, de ne « point se conformer à sa destinée de femme » (p. 98) ou être intrigué.e par le comportement de sa femme, Eugénie, qui pour échapper à la tyrannie domestique trompe son mari avec leur bienfaiteur : « Elle sentait seulement, d’une manière instinctive et sans la formuler nettement, cette vérité, que tout esclave a le droit de tromper son maître » (p. 97). Certes, les femmes sont à compter parmi les vaincues dans ce roman, mais André Léo distille sa conviction, tout au long de l’intrigue, du caractère construit des hiérarchies de sexe qui ne sont pas inéluctables. De nombreux passages insistent sur le rôle de l’éducation dans l’assujettissement des femmes, mais aussi des possibilités émancipatrices de l’instruction avec de beaux passages sur Baptistine, ouvrière dans l’usine de Brafort, qui acquiert un certain savoir mais aussi une conscience de classe grâce aux cours du soir, dispensés par Jean, le neveu de Brafort. Et le chapitre « L’inceste » où il prend la parole pour défendre Baptistine contre l’accusation d’infanticide d’une fille née du viol de Brafort est particulièrement fort dans sa dénonciation des ressorts politiques, sociaux et moraux de l’emprise des hommes sur les corps des femmes. Certes les relations de classe sont au cœur de l’intrigue qui s’appuie sur les analyses socialistes des révoltes de 1832 puis de février et de juin 1848, mais André Léo les articule avec celles de genre, nous montrant avec justesse l’intérêt de sa lecture du xixe siècle. En décortiquant l’imbrication des rapports de classe et de genre entre les femmes et les hommes dans ces décennies si tumultueuses, elle donne une lecture qu’on pourrait qualifier d’intersectionnelle de l’avènement de la démocratie française.
Pour citer cet article
Référence électronique
Rebecca Rogers, « André Léo, Le père Brafort. Roman », Clio [En ligne], 52 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/19344 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.19344
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