Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom & Myriam Soria (dir.), Le Corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes
Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom & Myriam Soria (dir.), Le Corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2016, 416 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage est issu du colloque « Le corps en lambeaux : violences sexuelles et violences sexuées faites aux femmes », organisé en 2014 à l’Université de Poitiers par différents laboratoires de sciences humaines. La diversité de méthodes d’analyses représentées (historiques, littéraires, sociologiques ou psychanalytiques) a pour but de faire dialoguer les différentes disciplines afin d’affiner la compréhension des violences faites aux femmes dans leurs multiples aspects et d’en prévenir les conséquences.
2Dès l’introduction, la volonté est manifeste de définir les violences sexuées et sexuelles dans leur complexité, tout en reconnaissant la difficulté d’en dresser un bilan chiffré. La première partie de l’ouvrage « Connaître : qualifier, dénombrer » s’intéresse au vocabulaire et aux concepts mobilisés dans diverses sources historiques et expose les méthodes et la légitimité des différentes enquêtes de victimation menées en France depuis 2000. La deuxième partie s’attache plus particulièrement aux descriptions des violences et des brutalités infligées au corps des femmes et tente d’en expliquer le sens en fonction des contextes (justice d’Ancien Régime, guerre ou génocide). Les représentations de ces violences sont abordées dans une troisième partie « Mettre en scène et émouvoir » qui montre comment de nombreux supports médiatiques et artistiques, fictions littéraires, photographies, chansons, séries télévisées ou films d’horreur véhiculent des représentations des violences qui peuvent tour à tour les faire accepter, les condamner en leur donnant une portée plus universelle ou brouiller les schémas genrés habituellement associés à cette violence. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage « Reconnaître : soigner et juger » tente de proposer des méthodes pour mieux détecter les violences, libérer la parole des victimes et faire prendre conscience aux hommes violents de leurs comportements, afin de prévenir les récidives.
3Si l’organisation de ces différentes parties ne nous semble pas toujours pertinente au regard du contenu des interventions, ces dernières se répondent en abordant différents points saillants qui font tout l’intérêt de cet ouvrage. Il permet en premier lieu d’aborder les violences sexuées et sexuelles de manière diachronique pour mieux historiciser ces notions et éviter les anachronismes. Ainsi, les interventions de Sandra Boehringer et Catherine Baroin démontrent que les violences sexuelles dans l’Antiquité ne sont pas sexuées mais définies selon le statut social des auteurs et des victimes. En effet, les Anciens opposaient d’abord « les individus libres à ceux qui ne le sont pas », plutôt que les hommes et les femmes. Pour autant, le corps de la femme mariée est contraint par l’impératif de procréation, qui peut être vécu comme une violence selon Lydie Bodiou. On comprend ici que l’analyse des violences, à travers une démarche de genre, ne peut se faire sans croiser d’autres critères d’analyse, comme le statut juridique, la classe ou la race. Ainsi, les articles sur les violences subies par les femmes mayas au Guatemala, les femmes tutsis au Rwanda ou les femmes africaines dans l’Empire colonial italien montrent que certaines violences sexuelles revêtent une dimension raciste qui peut soumettre ces femmes à une brutalité supplémentaire. Devant les tribunaux d’Ancien Régime étudiés par Fabrice Vigier et Maïté Billoré, la précarité sociale et la jeunesse des victimes les fragilisent face à des coupables plus âgés et de condition supérieure. Le sentiment « d’exploitation de classe » ressenti par certains hommes de milieux modestes peut les pousser à affirmer leur autorité envers leurs conjointes, et constitue l’un des ressorts de la violence.
4Si tous les historiens participant à cet ouvrage soulignent la rareté des sources documentant les violences, les interventions de Marie-José Grihom et Louise Atani-Torasso montrent, dans le cadre de la psychanalyse actuelle, la difficulté pour les victimes de parler et de sortir des violences qu’elles subissent. Ce silence est proche de celui des femmes de l’époque moderne qui disparaissent en tant que victimes, face aux pères et maris lésés dans leur honneur. Si ces violences sont invisibles, indicibles et paradoxalement répandues, c’est à cause de stéréotypes de genre et de représentations qui sont bien analysés dans cet ouvrage. Ils font des femmes les coupables de ce qu’elles subissent et innocentent les hommes acteurs de violence. Les victimes se sentent responsables et sont entravées par la culpabilité, la honte et les accusations de mensonge ou d’immoralité, parfois proférées par la justice d’Ancien Régime ou les médecins au xixe siècle, étudiés par Frédéric Chauvaud. Au contraire, les hommes violents se déresponsabilisent et accusent leur compagne comme le montrent Myriam Soria et Natacha Chetcuti-Osorovitz. Ils interprètent leur propre violence comme une réaction normale, inhérente au modèle conjugal et relationnel entre hommes et femmes et à leur conception de l’autorité paternelle et de la virilité. Il est alors nécessaire de déconstruire ces représentations pour leur faire prendre conscience de la gravité de leurs actes.
5Si les violences sexuées et sexuelles peuvent être analysées à travers un vécu intime et individuel, grâce à la psychanalyse, il demeure essentiel d’envisager ces violences au sein d’un système qui conditionne l’ensemble du tissu social, comme le rappelle Ludovic Gaussot. Ainsi les études de victimation démontrent, grâce aux statistiques, la banalité et la diffusion des violences faites aux femmes dans tous les milieux sociaux. Ces preuves semblent cependant insuffisantes face à l’aveuglement des anti-féministes étudiées par Nicolas Palierne, ou de certains médecins généralistes qui sont pourtant des interlocuteurs privilégiés des victimes, comme le rappelle Sabine Lambert. La véracité des chiffres est remise en question, tant cette violence est difficile à concevoir et à définir dans notre société qui idéalise la conjugalité. Mais, comme l’a montré Joan Scott, le genre organise les rapports sociaux autour de la différence entre les sexes et définit des relations de pouvoir entre hommes et femmes, engendrant des formes de domination.
Pour citer cet article
Référence papier
Laura Balzer, « Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom & Myriam Soria (dir.), Le Corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes », Clio, 52 | 2020, 275-277.
Référence électronique
Laura Balzer, « Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud, Ludovic Gaussot, Marie-José Grihom & Myriam Soria (dir.), Le Corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes », Clio [En ligne], 52 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 11 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/18738 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.18738
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