Le #MeToo en Suède (2017-2019)
Notes de l’auteur
Elisabeth Elgán est historienne, professeure à l’Université de Stockholm. Son champ de recherche concerne les mouvements sociaux, l’histoire des femmes et des féministes. Au sujet des féministes, elle a publié notamment un livre, en suédois, Att ge sig själv makt : Grupp 8 och 1970-talets feminism, sur les féministes suédoises des années 1970 ainsi qu’un article en anglais sur les aspects méthodologiques des recherches sur le féminisme, dans un ouvrage collectif sur les mouvements féministes des années 1970 (« The Myth and the Archives: Some Reflections on Swedish Feminism in the 1970s », in Kristina Schulz (ed.), The women’s liberation movement, New York, 2017).
Texte intégral
Fabrice Virgili (Q) : Elisabeth Elgán, comme historienne des mouvements sociaux et du féminisme suédois dans les années 1970, vous avez bien voulu à l’occasion du 2e Congrès de l’Institut du genre qui s’est réuni à Angers à la fin août 2019 revenir sur le #MeToo en Suède. Pouvez-vous d’abord nous rappeler dans quel contexte apparaît ce # ?
Elisabeth Elgán (EE) : Il est encore un peu tôt pour avoir des recherches approfondies sur ce mouvement, il s’agit donc d’une réflexion fondée sur mes propres observations. Depuis une vingtaine d’années, la question des violences des hommes envers les femmes occupe le centre des débats en Suède et la lutte contre ces violences est la préoccupation principale des pouvoirs publics en matière de droits des femmes. Mais, au fil des années, les pouvoirs publics sont passés à un discours plus étendu : les violences contre les femmes sont devenues « des violences dans les relations proches », évacuant ainsi le rapport de pouvoir de genre. Beaucoup de militant.es féministes étaient aussi dans une logique d’extension, évacuant également le rapport de pouvoir de genre qui traverse tous les groupes sociaux. Et les études de genre semblaient s’intéresser surtout à l’intersectionnalité et des recherches sur d’autres groupes discriminés. Dans ce contexte, les témoignages massifs sur le #MeToo dans tous les médias ont bouleversé ces schémas en exposant des femmes privilégiées victimes de harcèlements et d’agressions sexuels. Ces femmes dont nous connaissions tous le visage et que nous pensions à l’abri de tout, ont actualisé la question de l’oppression des femmes.
Q : Comment le #MeToo devient-il un événement en Suède ?
EE : C’est immédiatement un énorme retentissement dans les médias et des débats pratiquement instantanés. Deux jours après le premier appel de femmes actrices étatsuniennes dans les médias, le 15 octobre 2017, la presse quotidienne suédoise a commencé à publier des témoignages de femmes victimes de harcèlements sexuels ou de viol. D’emblée le débat dépasse les seuls réseaux sociaux. Les premiers témoignages collectifs ont été ceux des actrices qui sous le slogan #TystnadTagning (#SilenceOnTourne) ont publié des témoignages signés par près de 500 actrices en début du mois de novembre 2017 dans un des grands quotidiens. Quelques jours plus tard, elles ont organisé des réunions publiques sur le même thème dans plusieurs villes de Suède. En tout, plus de 60 collectifs de témoignage, structurés par catégories professionnelles se sont constitués. D’octobre à décembre 2017, les quotidiens imprimés publient environ 16 000 articles sur le sujet. (Il y a en Suède environ 300 quotidiens imprimés). Le débat a continué en 2018 avec environ 22 000 articles publiés. On note ensuite une décrue avec environ 5 000 articles sur les cinq premiers mois de 2019.
Le plus grand nombre d’articles sur le #MeToo ont été publiés dans les deux principaux quotidiens centristes, Dagens Nyheter et Expressen. Les deux autres grands quotidiens, Svenska Dagbladet, qui est de droite, et Aftonbladet, de gauche, ont consacré trois à cinq fois moins d’articles au #MeToo. Cette différence pourrait éventuellement s’expliquer, pour la gauche, par un manque d’intérêt pour les rapports de pouvoir de genre quand le discours est porté par des femmes dites privilégiées et, pour la droite, par son désaccord politique avec une idéologie qui met en avant les inégalités entre groupes.
Q : Et à la télévision ?
EE : Il est plus difficile d’avoir des données d’ensemble pour l’audiovisuel. Les six chaînes, dont deux privées, qui sont proposées gratuitement en Suède, doivent donner à la Bibliothèque nationale suédoise des copies de toutes leurs émissions, avec la description de leur contenu. Mais ce dépôt légal est livré de manière aléatoire et les descriptions du contenu manquent le plus souvent. Celles qui ont été livrées permettent cependant de constater que le sujet fut traité de nombreuses fois à l’antenne entre le mois d’octobre 2017 et le mois de mai 2019, le plus fréquemment aux informations. Les autres émissions où le #MeToo fut abordé étaient des émissions de débat et des documentaires. La chaîne publique d’éducation populaire retransmettait par exemple le 29 janvier 2019 une table ronde à laquelle participaient des syndicats, des représentants des patrons et une personne de l’office public de lutte contre toute forme de discrimination. Il est intéressant de noter que, ici aussi, la personne représentant les pouvoirs publics s’exprimait en termes neutres ; il n’était pas question de femmes et d’hommes mais d’individus, alors que le film d’éducation produit par le syndicat et le patronat du secteur de la restauration mettaient en scène des cas de harcèlement perpétrés par des chefs et des employés hommes sur des femmes.
Q : Selon vous qu’est ce qui a fait le plus réagir le public suédois ?
EE : Dès les premiers jours du #MeToo en Suède, des hommes connus ont été publiquement accusés de viols ou d’agressions sexuelles. Cela a eu un retentissement énorme même si ces accusations remontaient bien loin dans le temps. Un éditorialiste d’Aftonbladet, le journal de gauche que je viens de mentionner, ainsi qu’un animateur de télévision privée étaient plus particulièrement visés. Leurs employeurs respectifs s’en sont défaits très rapidement. Par la suite, des hommes comme le directeur du théâtre de la ville de Stockholm et le président du parlement ont été accusés de comportements autoritaires et agressifs envers leurs collaborateurs sans qu’il soit là question de harcèlement sexuel. Le débat sur le #MeToo dans les médias a donc fait le lien entre genre masculin et abus de pouvoir, qu’il soit sexuel ou non. Le directeur du théâtre national a été démissionné de son poste pour ne pas avoir pris au sérieux les cas d’acteurs hommes qui menaçaient et terrorisaient leurs collègues femmes. Du côté politique, un ancien ministre de l’agriculture vient d’être inculpé pour avoir mis la main aux fesses à de nombreuses femmes parlementaires. Seul le président du parlement a été maintenu dans ses fonctions.
Q : Mais une affaire a largement dépassé les frontières du pays.
EE : La plus grande affaire du #MeToo a en effet été celle qui a failli faire exploser pour toujours l’Académie de Suède, connue du grand public comme l’instance qui, tous les ans, choisit le prix Nobel de littérature. En novembre 2017, Dagens Nyheter, le plus grand quotidien du pays a publié 18 témoignages d’agressions sexuelles qui auraient été commises par le mari d’une des 18 membres de l’Académie. Que le nombre de témoignages soit le même que le nombre d’académiciens est un hasard. La journaliste Matilda Gustavsson qui a mené cette enquête dit s’en être rendu compte au moment où la rédaction a donné le feu vert pour la publication (Matilda Gustavsson, Klubben: En undersökning, 2019, p. 146.)
Les harcèlements du mari d’une des académicien.nes – par ailleurs de nationalité française ce qui n’a conduit à aucun commentaire particulier – n’étaient pourtant pas inconnus, les faits avaient été dénoncés vingt ans auparavant mais sans que l’Académie suédoise s’en émeuve. Depuis, le mari en question avait continué ses activités en tant que propriétaire d’une scène culturelle très sélect – subventionnée et soutenue par l’Académie aussi bien que par d’autres instances publique – et il venait d’être décoré par le roi. L’Académie suédoise était, au moment de la parution des 18 témoignages dans Dagens Nyheter, présidée par une femme, la jeune professeure de littérature Sara Danius, la première femme secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise. Elle a, contrairement à ses prédécesseurs, réagi rapidement et a fait savoir que beaucoup de femmes dans l’entourage de l’Académie avait elles aussi subi « une intimité inappropriée » de la part de ce personnage. Après un rapport commandé à un cabinet d’avocats, l’Académie s’est déchirée sur ce qu’il fallait faire. Une des questions était de savoir s’il fallait exclure la femme de l’accusé de l’Académie, puisque le rapport montrait qu’elle avait voté des subventions pour le centre culturel de son mari dans lequel elle aurait eu des intérêts personnels. Le rapport signalait aussi que les fuites régulières concernant les prix Nobel de littérature, provenaient de cette académicienne. Au plus fort de la crise, Sara Danius a démissionné de sa fonction de secrétaire perpétuel de l’Académie – ou l’a-t-on démissionnée de force ? Une manifestation de femmes a alors été organisée devant l’Académie pour la soutenir. Pendant ce temps, la justice suédoise a jugé (le 1er octobre 2018, peine aggravée en appel le 3 décembre 2018) l’homme accusé d’avoir profité de son influence auprès de l’Académie suédoise pour forcer des femmes à avoir des relations sexuelles avec lui ; il a été déclaré coupable et condamné à deux ans et demi d’emprisonnement pour viol.
Q : Revenons plus largement à la question des femmes qui ont dénoncé les agressions qu’elles avaient subies, il y avait pourtant eu des précédents avant le #MeToo ?
- 1 Yvonne Hirdman, Medan jag var ung: En ego-historia från 1900-talet, Stockholm, Ordfront, 2015, (...)
EE : Oui, des témoignages de harcèlement et d’agressions sexuels circulaient bien avant. Par exemple dans les mémoires d’Yvonne Hirdman, la doyenne de l’histoire des femmes et du genre en Suède. Ses mémoires relatent une rencontre entre elle et des dirigeants connus du parti social-démocrate, tous hommes. Là, au lieu de discuter sérieusement d’un rapport qu’elle était venue présenter, elle s’était retrouvée ainsi qu’une autre chercheuse et d’autres collègues masculins, avec ces dirigeants à une soirée intime et dansante très alcoolisée. Se sentant très mal à l’aise, les deux femmes étaient parties le plus vite possible sans donner d’explication1. Quand ces mémoires sont sorties en 2015, elles ont été saluées dans plusieurs médias mais aucun des critiques n’a relevé cet « incident »…
Et déjà en 2010, suite à la haine qui s’était déchaînée contre les deux femmes qui avaient porté plainte pour viol contre Julian Assange, deux journalistes suédoises avaient lancé un appel à témoignage sur les agressions sexuelles, sur Twitter aussi, sous le slogan #prataomdet (#NousDevonsEnParler). La campagne avait fait pas mal de bruit dans les médias suédois à l’époque mais après que les deux journalistes, Johanna Koljonen et Sofia Mirjamsdotter, ont reçu plusieurs prix pour leur campagne, la question a disparu du débat médiatisé.
Q : Un MeToo avant MeToo en quelque sorte, alors pourquoi cet embrasement en 2017 ?
- 2 « Regards croisés sur les politiques d’égalité femmes-hommes et leur réception en France et en (...)
- 3 Tina Askanius & Jannie Möller, « Framing gender justice: a comparative analysis of the media c (...)
EE : Justement, parce que le feu couvait depuis longtemps déjà et que les sympathies de grands quotidiens ont souvent été du côté de l’égalité des femmes avec les hommes. Dans un article que j’ai écrit pour La documentation française, j’ai montré que dès les années 1970 la presse suédoise couvrait les questions d’égalité femmes-hommes et cela d’une manière positive2. J’ai comparé cette situation à celle de la France où la presse a montré très peu d’intérêt pour le sujet. J’explique cela par le fait qu’en Suède les leaders politiques se sont saisis du problème dès le début des années 1970 et les médias ont amplifié leurs discours. Cette hypothèse du soutien des médias suédois à l’égalité femmes-hommes est confirmée par une étude comparative concernant le #MeToo au Danemark et en Suède. Cette étude montre que les journaux suédois ont publié huit fois plus d’articles sur le #MeToo que les journaux danois. Si en Suède, comme nous l’avons vu, le sujet était traité parmi les actualités, au Danemark, le #MeToo était un sujet pour les pages de débats. L’approche de la presse danoise était plus négative alors que la presse suédoise était d’emblée du côté du #MeToo3.
Q : Et par rapport aux États-Unis ?
EE : Les séries, les films, la musique et les célébrités qui sont produits dans le cadre de l’industrie du divertissement étatsunienne sont très suivis et commentés en Suède. Comme autre exemple de cette hégémonie, je voudrais citer le débat qu’a suscité le désir de la princesse de Suède que son père l’amène devant l’autel lors de son mariage. En Suède, la tradition veut que le couple qui va se marier rentre au bras l’un de l’autre dans l’église. Cette volonté de faire comme dans les films américains a choqué aussi bien les intellectuels, les militants pour l’égalité femmes-hommes que l’Église de Suède.
Mais l’ampleur qu’a pris le #MeToo en Suède est aussi, à mon avis, dû au fait qu’au début les témoignages émanaient de personnes connues, « l’effet star » comme disent les collègues qui étudient les médias. En 2010, le #prataomdet a certes eu pas mal l’attention des médias mais rien qui ressemble au raz-de-marée du #MeToo. Mais le #prataomdet n’a pas non plus réuni des gens vraiment célèbres, ni parmi ceux qui en ont été à l’origine, ni parmi ceux qui ont témoigné.
Q : Quelles conséquences, provisoires, peut-on tirer de tout cela dans le cas suédois ?
EE : D’abord, une accélération de la part du gouvernement pour faire passer une loi établissant qu’une relation sexuelle à laquelle un des partenaires ne participe pas librement est un viol. Les médias ont dès le départ fait le lien entre le #MeToo, les agressions sexuelles et le passage de la loi. Celle-ci était en discussion depuis pas mal de temps et beaucoup de juristes étaient contre soulignant la difficulté d’apprécier le consentement et évoquant ironiquement la nécessité d’établir un contrat écrit. Je pense aussi que c’est pour montrer sa réceptivité quant au #MeToo, que le gouvernement a fait le forcing pour faire adopter cette loi qui est entrée en vigueur le 1er juillet 2018. Deux ans plus tard, un rapport du Conseil national de la prévention du crime en souligne l’efficacité. Le consentement explicite s’est avéré plus facile à établir que le craignaient ses détracteurs et la loi a permis une augmentation significative du nombre de condamnation pour viol.
Au même moment, et paradoxalement, le #MeToo a accentué les difficultés du parti féministe [Feministiskt initiativ] qui n’avait pas vu venir ce mouvement. Le parti féministe est né en 2005, fondé par l’ancienne dirigeante de l’ex-parti communiste. Marqué à gauche, il a réalisé de bons scores en 2014. Si cela ne lui a pas suffi pour obtenir un siège au parlement, le parti a pris place dans treize des conseils municipaux des 300 municipalités suédoises. Aux élections européennes de 2014, le parti a eu 5,5% des votes et a gagné un siège au parlement européen. Pourtant, aux élections de 2018, en plein #MeToo, il perd 85% de ses électeurs et électrices et n’atteint pas les 1%. Comme le mouvement féministe, le parti féministe suédois a été traversé par des conflits autour de la question stratégique de la subordination des luttes de femmes aux questions LGBT, à l’antiracisme et l’anticapitalisme. À Stockholm par exemple, où le parti a obtenu une conseillère municipale, le résultat de cette présence a été la création d’un comité qui doit veiller au respect de la déclaration des droits de la personne des Nations Unies.
Or le mouvement lancé par le #MeToo a pour un certain temps engendré le retour dans les débats de la subordination des femmes en tant que concept analytique. À mes yeux, c’est une bonne chose. Il est difficile de comprendre les harcèlements que subissent les femmes dans le monde du travail, sans un concept analytique qui tienne compte des rapports de pouvoir de genre et qui mettent les femmes au centre de la recherche. Jusqu’ici, les départements spécifiques d’études de genre en Suède semblent surtout avoir produit des recherches concentrées sur autre chose que la subordination des femmes. Si nous regardons les thèses de doctorats en études de genre publiées ces dix dernières années, 82 en tout, seulement cinq d’entre elles utilisent le mot « femmes », d’une manière ou d’une autre, dans leur titre. Les mots « filles », « nanas » ou « féminité » sont un peu plus fréquents. Par contre, le mot « hommes », au sens « êtres du sexe masculin », est désormais également présent dans les titres des thèses en études de genre. J’espère que nous allons voir, dans les années à venir, plus de projets de recherche en étude de genre qui partent de la notion de subordination des femmes, ce qui ne veut pas dire d’en faire l’unique facteur d’explication ou d’oublier les autres subordinations.
Notes
1 Yvonne Hirdman, Medan jag var ung: En ego-historia från 1900-talet, Stockholm, Ordfront, 2015, p. 343-345.
2 « Regards croisés sur les politiques d’égalité femmes-hommes et leur réception en France et en Suède », in Sandrine Dauphin & Réjane Sénac (dir.), Femmes-hommes : penser l’égalité, Paris, La Documentation Française, coll. « Études de la Documentation française », 2012, p. 191-198.
3 Tina Askanius & Jannie Möller, « Framing gender justice: a comparative analysis of the media coverage of #MeToo in Denmark and Sweden », Nordic Review, 2019 [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.2478/nor-2019-0022].
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Référence papier
Fabrice Virgili, « Le #MeToo en Suède (2017-2019) », Clio, 52 | 2020, 221-227.
Référence électronique
Fabrice Virgili, « Le #MeToo en Suède (2017-2019) », Clio [En ligne], 52 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 18 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/18719 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.18719
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