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Les sagesses démotiques et la question du consentement sexuel (Égypte, ve-ier siècle)

Demotic wisdom texts and the question of sexual consent (Egypt, fifth to first centuries BCE)
Christine Hue-Arcé
p. 195-205

Résumés

Plusieurs sagesses démotiques de l’Égypte ancienne rédigées entre le ve et le ier siècle avant notre ère déconseillent à leur lecteur d’entretenir des relations sexuelles avec des femmes mariées. Si la perception négative de l’adultère est évidente dans les extraits étudiés, qu’en est-il du consentement des femmes ? Est-il possible d’établir si ces relations étaient consenties ou non ? L’analyse de la terminologie et du contexte des occurrences ainsi que la comparaison avec d’autres textes issus de la littérature démotique permettent à l’auteure de souligner qu’en réalité, ce n’est pas le consentement des partenaires qui doit être interrogé mais la prise en compte de ce consentement par les auteurs des textes. Ces documents nous renseignent ainsi sur la perception de la sexualité féminine dans la société égyptienne aux époques tardives.

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Texte intégral

Textes commentés

  • P. BM EA 10508C xxi
    18 – m-ỉr nk s-ḥm.t ỉw wn-mtw=s hy
    19 – Pȝ nty nk ỉw wn-mtw=s hy ḥr glg ỉ.ỉr=w nk tȝy=f ḥm.t ḥr pȝ ʿtn
    18 – Ne pénètre pas une femme qui a un mari.
    19 – Celui qui pénètre une femme qui a un mari sur un lit, c’est sur le sol que sa femme est pénétrée.

  • P. BM EA 10508C xxiii
    6 – m-ỉr mr s-ḥm.t wn-m[tw=s] hy
    7 – pȝ nty mr s-ḥm.t wn-mtw=s hy ỉ.ỉr=w ẖdb.ṱ=f ḥr tȝy=s pnʿ.t
    6 – Ne désire pas une femme qui a un mari.
    7 – Celui qui désire une femme qui a un mari, c’est sur le pas de sa porte [à elle] qu’il est tué.

  • P. Louvre N 2377
    12 – ḏwy ỉrm rmt ḫm nk=f tȝy=k ḥm.t ỉ.ỉr-ḥr=f
    12 – Vole avec un misérable, et il pénétrera ta femme devant toi.

Commentaire

  • 1 Du nom de l’auteur, vraisemblablement fictif, auquel le récit cadre qui précède le recueil de sag (...)
  • 2 Le texte est conservé sur une copie datée entre le ier siècle av. notre ère et le ier siècle de n (...)
  • 3 Cf. Agut-Labordère & Chauveau 2010 : 310-311 ; Agut-Labordère 2011a : 65-71. Le papyrus qui conse (...)

1Compris par les chercheurs modernes comme des prescriptions tantôt relatives à l’adultère, tantôt relatives au viol, les trois textes reproduits ci-dessus font état de relations sexuelles adultérines pour des femmes mariées. Ils sont extraits de l’Enseignement d’Ankhchéchonqy1 (P. BM EA 10508 C), composé entre le ve et le ier siècle av. notre ère2, et du P. Louvre N 23773, daté du iie siècle av. notre ère : ces deux œuvres appartiennent à la catégorie littéraire des sagesses – des recueils de conseils de bonne conduite rédigés sous forme proverbiale. Écrits en démotique – la graphie et l’évolution grammaticale de l’égyptien hiéroglyphique classique, parlée et écrite entre le viie siècle av. notre ère et le ive siècle de notre ère – ces textes nous sont parvenus sur des copies rédigées sur papyrus.

  • 4 Agut-Labordère 2011a : 80.
  • 5 Agut-Labordère 2011b.
  • 6 Dieleman 1998 : 43-46.
  • 7 Ibid.
  • 8 Agut-Labordère 2011a : 355-358.
  • 9 Voir notamment Vernus 2010.
  • 10 Cf. Agut-Labordère 2011a : 11 ; Lichtheim 1983 ; Devauchelle 1995 : 223-225.
  • 11 Agut-Labordère & Chauveau 2010 : xxv.

2Les sagesses – ou textes sapientiaux – démotiques sont l’œuvre de scribes de la classe moyenne provinciale, et circulaient dans le milieu sacerdotal4. Elles sont le reflet de la société de villages, dominée par ses notables, de l’Égypte du ier millénaire5. Bien que les femmes soient très présentes dans les sagesses, il s’agit avant tout d’écrits adressés à des hommes par des hommes, avec les hommes au centre de ces écrits6. Le lectorat de ces œuvres était principalement le milieu clérical, mais il est possible qu’elles aient fait l’objet de lectures orales collectives7. Elles constituaient également une base de l’apprentissage du scribe, qui devait les mémoriser et les recopier8. Les sagesses démotiques s’ancrent dans la lignée des sagesses néo-égyptiennes du Nouvel Empire9, qui déconseillent certains comportements à leurs lecteurs, au risque de s’exposer à des conséquences négatives : bien que la divinité soit parfois invoquée dans ces textes, c’est la portée morale des actions du lecteur qui est soulignée, tandis que les conséquences exposées sont avant tout liées aux comportements humains et sociaux. La question des influences mutuelles des textes sapientiaux dans le bassin méditerranéen est l’objet de nombreux débats parmi les chercheurs10. Si des parallèles directs demeurent difficiles à établir, des influences étrangères sur la littérature démotique sont indéniables11.

  • 12 Cf. Dieleman 1998 : 45.

3Les passages étudiés dans le présent article déconseillent au lecteur d’avoir une relation avec une femme mariée, ou la présentent comme la conséquence d’une action malhonnête. La perception négative est ici évidente. Cette mise en exergue des dangers de l’adultère doit être replacée dans le contexte de rédaction et de circulation de la littérature démotique, et notamment des textes sapientiaux : issus du milieu clérical, ces écrits sont dotés d’une fonction éducative. Dans le cas de l’adultère, il s’agit de rappeler l’importance du contrôle de la femme mariée, et ainsi de l’origine de la descendance qui héritera du patrimoine de l’homme marié12.

  • 13 Voir par exemple les études menées sur le viol dans l’Athènes classique par Rosana Omitowoju (Omi (...)

4La question du consentement des femmes dans ces sagesses n’est cependant pas évidente. Comme ailleurs dans le monde méditerranéen ancien13, la distinction des notions de viol et d’adultère est difficile à établir à partir de la documentation égyptienne : la relation sexuelle d’une femme avec un autre homme que son mari est-elle un adultère ou un viol, et quelle était la prise en compte du consentement dans le jugement porté par les auteurs des textes concernés ?

La terminologie

5Les sagesses démotiques étudiées ici dénoncent toute relation sexuelle avec une femme mariée, en soulignant ses conséquences néfastes (P. BM EA 10508 C xxi et xxiii), et en présentant l’adultère comme pouvant résulter d’un méfait (P. Louvre N 2377).

  • 14 On pense au verbe populaire et argotique « niquer », à la sonorité proche de celle de nk, et issu (...)
  • 15 Hue-Arcé 2020 : 50.
  • 16 Ibid.

6Les relations adultérines sont décrites, dans les trois passages, à l’aide de deux verbes distincts : le verbe nk et le verbe mr. Dans les sagesses du P. BM EA 10508 C xxi et du P. Louvre N 2377, la relation sexuelle est décrite à l’aide du verbe nk. Nk désigne l’acte sexuel, mais n’exprime pas le consentement ou le non-consentement de la partenaire. Ce verbe met l’accent sur l’action du sujet de la proposition verbale, c’est-à-dire, dans notre cas, celle de l’homme. Il est difficile de traduire le verbe nk en y apportant la même nuance que celle présente dans le texte égyptien. Ce vocable recouvre une étendue de significations proche de certains verbes français14, tout en ne relevant pas d’un registre grossier puisque le verbe égyptien est attesté dans des contextes juridiques15. En réalité, nk exprime l’action de la pénétration sexuelle ; la manière la plus pertinente et objective de le traduire est ainsi d’utiliser le verbe « pénétrer »16. Mais nk n’exprime pas le consentement du sujet grammaticalement passif de la relation sexuelle : ce verbe ne permet pas à lui seul d’établir si les relations sexuelles décriées dans les sagesses qui emploient le vocable nk sont consenties par la femme ou non.

  • 17 Johnson 2001, « M », p. 141-143.
  • 18 P. Carlsb. VI fr. D1, cf. Hue-Arcé 2020 : 57 ; Ryholt 2006 : 101-107.

7Dans la maxime du P. BM EA 10508C xxiii, la relation avec une femme mariée est désignée en employant le verbe mr. Mr, souvent rendu par le verbe « aimer », peut désigner l’affection pour un parent, un ami, un souverain, le sentiment amoureux, mais aussi le désir sexuel17. En dépit de l’emploi de mr, rien ne permet de savoir, ici, si la femme consent à la relation. Ce vocable ne doit en effet pas se laisser définir par la beauté du sentiment amoureux qu’il peut évoquer : dans un récit démotique, mr est employé pour décrire le désir ressenti par un prêtre, qui impose ensuite une relation sexuelle à la femme objet de son désir, avec l’utilisation de la force clairement exprimée18. Tout comme nk, mr n’exprime donc pas le consentement ou le non-consentement de la femme, et peut être employé dans un contexte de relation forcée.

  • 19 Voir par exemple, pour des parallèles du Nouvel Empire, le P. BM EA 10416, recto 9-10, verso 3-4 (...)
  • 20 P. Carlsb. VI, fr. D1, cf. supra.

8L’utilisation du verbe mr dans la colonne xxiii de l’Enseignement d’Ankhchéchonqy s’avère particulièrement intéressante, puisqu’une relation sexuelle avec une femme mariée est décrite plus haut dans le même texte (col. xxi), en employant le verbe nk. Faut-il déduire de ces deux vocables distincts une volonté de désigner deux actions différentes ? Il serait tentant d’y rechercher l’expression du consentement (mr) et du non-consentement (nk). Néanmoins, l’étude de la terminologie et du contexte de ces occurrences ne permet pas d’appuyer une telle interprétation. En effet, le verbe nk ne peut pas être attribué aux seules relations forcées, puisqu’il est aussi utilisé pour décrire des relations consensuelles19 ; il désigne l’action de la pénétration sexuelle, indépendamment du consentement de la femme. Par ailleurs, l’emploi de mr dans le contexte de relation sexuelle clairement imposée par la force20 rappelle que la connotation en apparence positive de ce vocable pour un observateur moderne, ne préjuge pas du consentement de la femme qui en est le sujet passif.

  • 21 Voir le P. Carlsb. VI fr. D1 ou le P. Cair. 30646, v 22, 29, où mr (désirer) et son dérivé mr.t ( (...)

9En réalité, la distinction entre mr et nk dans les deux passages de l’Enseignement d’Ankhchéchonqy est plutôt significative, à mon sens, du moment de l’action : mr exprime vraisemblablement, dans la sagesse du P. BM EA 10508 C xxiii le désir physique21, qui se manifeste en amont de la relation sexuelle. Nk désigne pour sa part l’action de la pénétration sexuelle, et donc l’instant où s’accomplit la relation sexuelle. Mr désigne ainsi le désir de l’homme, avant toute relation sexuelle qui en découlerait, tandis que nk décrit le moment de l’acte sexuel.

Interprétation des sagesses

  • 22 Dieleman 1998 : 34.
  • 23 Dieleman 1998 : 42.

10Ces trois maximes démotiques apportent une vision négative des relations avec une femme mariée : mais c’est à l’homme qui convoiterait la femme d’un autre, et non à la femme mariée, que ce comportement est déconseillé. Les conséquences invoquées viennent menacer l’homme, et non l’épouse infidèle. La femme des sagesses démotiques fait l’objet d’une « dépersonnification »22 : la focalisation de ces écrits est masculine, les femmes ne parlent pas, elles n’ont pas voix au chapitre23.

  • 24 Agut-Labordère & Chauveau 2010 : 274.

11Il convient de souligner que l’ordre dans lequel sont présentées les deux maximes du P. BM EA 10508 C n’est pas significatif dans leur interprétation : l’Enseignement d’Ankhchéchonqy n’opère pas de regroupement thématique particulier, et relève plutôt d’une « compilation hétéroclite de proverbes »24. La présence des deux extraits dans des passages distincts du papyrus est ainsi sans lien avec la thématique qu’ils évoquent.

  • 25 Voir par exemple le P. Cair. II 30646 (Conte de Setna I), P. Berlin P 3115 ou P. Moscou 123.

12L’Enseignement d’Ankhchéchonqy (col. xxi) déconseille et condamne de telles relations, en mettant en avant que seules des conséquences néfastes peuvent en découler : coucher avec la femme d’un autre, c’est prendre le risque non seulement d’être trompé par sa propre épouse, mais aussi que l’action soit commise à même le sol. Je ne pense pas qu’il faille voir dans la conséquence brandie ici une vengeance contre l’épouse de l’homme qui coucherait avec une femme mariée. Il s’agit plutôt d’alerter l’homme que, s’il couche lui-même avec une femme mariée, alors un autre homme entretient peut-être une relation avec sa propre femme, dans des conditions qui évoquent un retour à l’état animal (« sur le sol »), potentiellement dégradant pour le mari. On peut aussi percevoir dans cette position un déclassement dans la hiérarchie sociale : l’absence de lit peut faire référence à un statut inférieur, comme celui d’un serviteur ou d’un homme pauvre. Le démotique pour « lit », glg, apparaît en effet parmi des biens de valeur dans la documentation littéraire et documentaire25 ; en être démuni constitue un signe de pauvreté. Voir sa femme être pénétrée sur le sol serait donc une double insulte pour le mari trompé : un retour à l’état animal, et une déchéance sociale. Dans cette maxime, le consentement des femmes n’entre pas en considération, elles sont des sujets passifs : qu’elles participent ou non de leur plein gré à l’acte sexuel n’est pas énoncé, ni interrogé. C’est l’offense faite aux maris qui est mise en exergue.

13Pis, pour l’auteur de l’Enseignement d’Ankhchéchonqy (col. xxiii) désirer la femme d’un autre, c’est s’exposer à être tué sur le pas de sa porte. Le vocable pnʿ.t, le « pas de la porte », désigne ici le seuil, au sens de l’entrée. Ainsi, l’homme serait tué avant d’avoir pu pénétrer chez la femme mariée qu’il désire ; ainsi, l’honneur de la femme (et celui de son époux) serait défendu avant même qu’un homme autre que son mari ne puisse l’approcher. Il faut sans doute ici comprendre que l’époux lui-même – ou des membres de son clan – interviendrait avant que le potentiel amant ait pu poser un pied dans la demeure de la femme. Désirer une femme mariée serait donc dangereux et vain pour le lecteur, puisqu’il s’exposerait ainsi à la mort, sans même avoir pu assouvir son désir. Il convient de souligner que la réciprocité de la femme mariée dans le désir ressenti pour elle n’est en aucun cas considérée.

  • 26 Traduction d’après Vernus 2010 : 447.

14La maxime du P. Louvre N 2377 diffère pour sa part de celles de l’Enseignement d’Ankhchéchonqy : l’auteur présente la relation extra-conjugale de l’épouse comme la conséquence néfaste d’une mauvaise action de son mari, et de l’association de ce dernier à un individu peu fiable. Si le mari s’associe à un homme de peu pour dérober le bien d’autrui, comment peut-il se fier à cet homme, qui risque de lui prendre un bien plus précieux encore, sa femme, et par-là même l’assurance d’avoir engendré lui-même la descendance qui héritera de son patrimoine ? Cette maxime possède un parallèle plus ancien dans la sagesse hiératique du P. Brooklyn 47.218.135, v 4-5, dont la composition remonterait au vie s. av. notre ère : « Celui qui vole avec son serviteur, il ne saurait se gagner (la réussite ?). Il [le maître] est laissé dans le fourré, alors même qu’il [le serviteur] exulte, après avoir pris son bien et avoir pénétré (nk) sa femme devant lui, tandis qu’il [le maître] demeure coi »26. Le parallèle entre le vol d’un bien et la pénétration de l’épouse est ici plus explicite que dans la version démotique plus tardive.

  • 27 Cf. Hue-Arcé 2020 : 57.

15Ainsi, le consentement ou le non-consentement de la femme qui est le sujet de l’acte ou du désir sexuel n’est pris en compte dans aucune de ces trois maximes. Il n’est, en réalité, pas possible de savoir si ces relations étaient imaginées comme consenties : ce n’est pas le consentement, mais l’injure faite au mari qui rentre en ligne de compte27. De même, les conséquences pour la femme (sociales ou physiques) ne sont aucunement énoncées.

L’adultère et le viol dans les textes littéraires et documentaires de l’Égypte gréco-romaine

  • 28 Ryholt 2006.
  • 29 pȝy tȝy [s-ḥm.t] nty sḏr ḥr pȝy gl[g] tȝy=ỉ mw.t tȝy ṯȝy.ṱ=s n qns pȝy-ỉr pay sʿb nty sḏr […]. P. (...)
  • 30 ḫpr wʿ hrw nw pȝ ḥm-nṯr n Ḥ[r-]x+6 – [-n-Py r Ḥȝ.t-mḥy.t ỉr=f] mr.ṱ=s m-šs dỉ=f ỉn=w s r nȝy=f [ʿ (...)

16Des cas de viols probables ont pu être identifiés dans des récits littéraires démotiques. Ces textes n’emploient pas le verbe nk, mais utilisent l’expression de la force, de la contrainte, tandis que l’aspect sexuel ressort seulement de l’étude du contexte. Dans un récit du P. Carlsb. VI28, un recueil de récits littéraires sur les vices et les vertus des femmes, un homme relate ainsi à son compagnon le meurtre de son père et le viol de sa mère par un ennemi : « Cette femme qui est allongée sur ce lit, c’est ma mère. La prendre par la force (n qns), c’est ce qu’a fait cet ennemi qui est allongé (…) »29. De la même manière, un autre récit de ce même recueil rapporte le viol de Hatméhit, l’épouse du serviteur Psenmouthès, par un prêtre d’Horus : « Il advint un jour que le prêtre d’Horus vit Hatméhit. Il la désira fortement. Il fit en sorte qu’on l’amène vers sa demeure par la force (n qns), et il s’allongea avec elle »30.

  • 31 Cf. Hue-Arcé 2020 : 57-58.

17Comme dans les sagesses, ces récits littéraires insistent sur l’injure faite au mari ou au fils des femmes concernées, mais ils différent dans l’énonciation explicite de la contrainte imposée à ces femmes, par l’utilisation de l’expression n qns, « par la force »31. En revanche, l’aspect sexuel n’est pas explicité par la terminologie comme il l’était dans les sagesses avec le verbe nk ; c’est le contexte de l’occurrence – le désir, l’action de s’allonger, et l’expression de la force – qui permet d’établir qu’il s’agit probablement de viols. La notion de viol en tant que telle demeure néanmoins absente, puisqu’aucun vocable spécifique ne permet d’énoncer à la fois l’aspect sexuel et l’imposition par la force de la relation. Les conséquences de ces relations forcées ne nous sont pas connues : ces textes sont conservés sur des papyrus lacunaires, dont la fin a été perdue.

  • 32 Cf. Legras 1999 : 228 ; Hue-Arcé 2020 : 62. Il convient de souligner que la documentation d’époqu (...)
  • 33 Cf. Legras 1999 : 228.
  • 34 Hue-Arcé 2020 : 62, 111-116, 205-207. Ce qui explique aussi la plus faible représentation des fem (...)

18Par ailleurs, aucun texte documentaire, ni en démotique ni en grec, à l’époque gréco-romaine, ne mentionne de cas possibles de viol32. Ce silence de la documentation de la vie quotidienne est sans doute le fruit de différents facteurs : outre une possible volonté de dissimuler ces agressions pour sauvegarder l’honneur familial33, et le plus important poids des hommes dans la documentation écrite, on peut y voir l’expression d’un recours privilégié à la parenté pour réguler les conflits lorsqu’aucun aspect économique n’était impliqué34.

*

19Les sagesses démotiques présentent la relation adultérine avec une femme mariée comme la source et la conséquence d’afflictions. Dans ces textes, le consentement de l’épouse n’est à aucun moment énoncé : ni le contexte, ni l’étude du vocabulaire ne permettent de l’établir. La distinction entre mr et nk dans l’Enseignement d’Ankhchéchonqy exprime la différence entre le désir physique et l’acte sexuel en lui-même. Le simple fait de désirer une femme mariée peut exposer à la mort ; ce passage souligne l’anticipation et l’immédiateté de la conséquence du seul désir – la mort de l’amant sur le seuil de la demeure de la femme. La sagesse du P. Louvre N 2377 rappelle par ailleurs la responsabilité du mari, qui en s’associant à un homme de peu pour commettre un méfait, pourrait en souffrir comme conséquence de voir la fidélité de sa femme lui être dérobée. Dans ces sagesses, l’insistance est ainsi portée sur le préjudice porté au mari, et non sur le consentement de la femme, la violence dont elle pourrait avoir été victime, ou encore les conséquences dont elle pourrait souffrir. Ce qui compte, pour l’auteur du texte comme pour l’époux, c’est l’adultère.

  • 35 P. Carlsb. VI fr. D1 et P. Carlsb. VI fr. C1 ii-iii.
  • 36 Comme démontré par Dieleman 1998.

20Faut-il alors comprendre que seul comptait le statut marital de la femme et que son consentement dans une relation sexuelle n’était pas considéré dans la société de l’Égypte tardive ? Certains récits littéraires démotiques font état de relations imposées « par la force » (n qns) à des femmes35 : l’énonciation de l’usage de la force contre ces femmes est significative, à mon sens, que leur consentement importait, peut-être pour l’honneur du mari bafoué ou du fils vengeur. Faute d’une variété suffisante de textes, il est difficile de connaître la réelle perception des relations sexuelles non consenties dans la société égyptienne. Les sagesses démotiques sont issues du milieu clérical, dont l’objectif est d’éduquer le lecteur à l’importance du contrôle de la sexualité féminine pour ainsi contrôler la transmission de son patrimoine36. La primauté du statut marital sur le consentement, dans ces textes, n’est donc pas nécessairement représentative de la considération du viol dans cette société de villages, dominée par ses notables.

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Bibliographie

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—, 2011b, « Les “petites citadelles”. La sociabilité du tmy “ville”, “village” à travers les sagesses démotiques », in Gilles Gorres & Perrine Kosmann (dir.), Espaces et territoires de l’Égypte gréco-romaine, actes des journées d’études, 23 juin 2007 et 21 juin 2008. Cahiers de l’atelier Aigyptos 1., Genève, Droz (Hautes Études du Monde Gréco-Romain), p. 107-122.

Agut-Labordère Damien & Michel Chauveau, 2010, Héros, magiciens et sages oubliés de l’Égypte ancienne. Une anthologie de la littérature démotique, Paris, Les Belles Lettres.

Devauchelle Didier, 1995, « De l’originalité des sagesses égyptiennes tardives du ive siècle avant au ier siècle après J.-C. », in Jacques Trublet (dir.), La Sagesse biblique. De l’Ancien au Nouveau Testament, Paris, Éditions du Cerf, p. 217-228.

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Glanville Stephen R. K., 1955, The Instructions of ‘Onchsheshonqy (British Museum Papyrus 10508), London, British Museum Press (Catalogue of Demotic papyri in the British Museum, II).

Hue-Arcé Christine, 2017a, « Violence against women in Graeco-Roman Egypt: the contribution of Demotic documents », in Uroš Matić & Bo Jensen (dir.), Archaeologies of Gender and Violence, Oxford, Oxbow Books, p. 133-150.

—, 2017b, « Quand l’artisan-chef Paneb sévissait à Deir el-Médina : considérations sur la corruption dans l’Égypte du Nouvel Empire (début du xiie s. av. notre ère) », La Revue du GRASCO, 20, p. 64-69.

—, 2020, La Violence interpersonnelle en Égypte au Nouvel Empire et à l’époque gréco-romaine, Wallasey, Abercromby Press.

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Lichtheim Miriam, 1983, Late Egyptian literature in the international context: a study of demotic instructions, Fribourg, Universität Verlag Freiburg (Orbis Biblicus et Orientalis, 52).

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Notes

1 Du nom de l’auteur, vraisemblablement fictif, auquel le récit cadre qui précède le recueil de sagesses attribue la rédaction de ces conseils.

2 Le texte est conservé sur une copie datée entre le ier siècle av. notre ère et le ier siècle de notre ère, achetée à Achmim (Haute-Égypte) par Sir Ernest A.W. Budge en 1895-1896. Sur ce texte, voir notamment Glanville 1955 ; Agut-Labordère & Chauveau 2010 : 273-305 ; Agut-Labordère 2011a : 15-19, 42-53.

3 Cf. Agut-Labordère & Chauveau 2010 : 310-311 ; Agut-Labordère 2011a : 65-71. Le papyrus qui conserve ce texte fait partie des archives de Ptolémaios, reclus au Sérapéum de Memphis, mais fut sans doute rédigé, pour la face contenant cette sagesse, par un Égyptien, voisin de cellule de Ptolémaios. Il a été acheté sur le marché des antiquités après avoir été découvert lors de fouilles clandestines dans le Sérapéum de Memphis. Sur les reclus du Sérapéum de Memphis, voir Legras 2011.

4 Agut-Labordère 2011a : 80.

5 Agut-Labordère 2011b.

6 Dieleman 1998 : 43-46.

7 Ibid.

8 Agut-Labordère 2011a : 355-358.

9 Voir notamment Vernus 2010.

10 Cf. Agut-Labordère 2011a : 11 ; Lichtheim 1983 ; Devauchelle 1995 : 223-225.

11 Agut-Labordère & Chauveau 2010 : xxv.

12 Cf. Dieleman 1998 : 45.

13 Voir par exemple les études menées sur le viol dans l’Athènes classique par Rosana Omitowoju (Omitowoju 1997, 2002).

14 On pense au verbe populaire et argotique « niquer », à la sonorité proche de celle de nk, et issu, via le berbère, de la même racine sémitique. Voir aussi le parallèle établi par Christopher Eyre, pour l’anglais, avec le « four letter word » (Eyre 1984 : 93).

15 Hue-Arcé 2020 : 50.

16 Ibid.

17 Johnson 2001, « M », p. 141-143.

18 P. Carlsb. VI fr. D1, cf. Hue-Arcé 2020 : 57 ; Ryholt 2006 : 101-107.

19 Voir par exemple, pour des parallèles du Nouvel Empire, le P. BM EA 10416, recto 9-10, verso 3-4 et le P. DeM 27, recto 5-7 ; voir également les inscriptions monumentales des temples ptolémaïques : Edfou I, 582 16-17, cf. Wilson 1997 : 551.

20 P. Carlsb. VI, fr. D1, cf. supra.

21 Voir le P. Carlsb. VI fr. D1 ou le P. Cair. 30646, v 22, 29, où mr (désirer) et son dérivé mr.t (désir) expriment le désir physique d’un homme, mais pas la réciprocité de la part de la femme.

22 Dieleman 1998 : 34.

23 Dieleman 1998 : 42.

24 Agut-Labordère & Chauveau 2010 : 274.

25 Voir par exemple le P. Cair. II 30646 (Conte de Setna I), P. Berlin P 3115 ou P. Moscou 123.

26 Traduction d’après Vernus 2010 : 447.

27 Cf. Hue-Arcé 2020 : 57.

28 Ryholt 2006.

29 pȝy tȝy [s-ḥm.t] nty sḏr ḥr pȝy gl[g] tȝy=ỉ mw.t tȝy ṯȝy.ṱ=s n qns pȝy-ỉr pay sʿb nty sḏr […]. P. Carlsb. VI fr. C1 ii-iii, 22-23. La fin de la phrase est perdue dans une lacune du papyrus.

30 ḫpr wʿ hrw nw pȝ ḥm-nṯr n Ḥ[r-]x+6 – [-n-Py r Ḥȝ.t-mḥy.t ỉr=f] mr.ṱ=s m-šs dỉ=f ỉn=w s r nȝy=f [ʿwy.w] n qns sḏr=f ỉrm=s (P. Carlsb. VI fr. D1, x+5 – x+6).

31 Cf. Hue-Arcé 2020 : 57-58.

32 Cf. Legras 1999 : 228 ; Hue-Arcé 2020 : 62. Il convient de souligner que la documentation d’époque gréco-romaine diffère en cela de la documentation du Nouvel Empire : des textes judiciaires néo-égyptiens (voir notamment P. Salt 124) font en effet état de relations sexuelles (décrites avec le verbe nk) avec des femmes mariées (dans des adultères en série dans deux cas) ; le consentement des femmes concernées n’est pas établi, seul leur statut marital étant souligné dans ces plaintes. Cf. Hue-Arcé 2020 : 51-54 ; Hue-Arcé 2017b.

33 Cf. Legras 1999 : 228.

34 Hue-Arcé 2020 : 62, 111-116, 205-207. Ce qui explique aussi la plus faible représentation des femmes, de manière générale, dans les textes qui rapportent des actes de violence, cf. Hue-Arcé 2017a.

35 P. Carlsb. VI fr. D1 et P. Carlsb. VI fr. C1 ii-iii.

36 Comme démontré par Dieleman 1998.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christine Hue-Arcé, « Les sagesses démotiques et la question du consentement sexuel (Égypte, ve-ier siècle) »Clio, 52 | 2020, 195-205.

Référence électronique

Christine Hue-Arcé, « Les sagesses démotiques et la question du consentement sexuel (Égypte, ve-ier siècle) »Clio [En ligne], 52 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/18706 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.18706

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Auteur

Christine Hue-Arcé

Christine Hue-Arcé est titulaire d’un doctorat en égyptologie de l’Université de Strasbourg (2015) et est membre associée de l’UMR 7044 – Archimède (Université de Strasbourg/CNRS). Ses recherches portent sur l’histoire sociale de l’Égypte du Nouvel Empire et d’époque gréco-romaine, avec une attention particulière à la famille comme pierre d’angle de la société de l’Égypte ancienne, ainsi qu’à la place des femmes dans les réseaux de parenté. christine.huearce[at]gmail.com

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