1Le moment 1820, pour le catholicisme français, est celui où, après les grandes missions urbaines controversées et l’impossible renégociation du Concordat, il faut terminer la réorganisation catholique, en donnant définitivement aux quatre-vingts diocèses retenus un cadre départemental et en facilitant le recrutement des séminaristes pour trouver une relève à des prêtres vieillis et meurtris par les événements. Le clergé en exercice constate vite la réalité de la limitation des naissances par coitus interruptus ou retrait, déjà connue à la veille de la Révolution. Il a besoin de nouveaux manuels de confession. Les nouveaux prêtres, recrutés par milliers et à la hâte doivent connaître en effet, quand les femmes se confessent, les nouvelles réalités du « lit conjugal », et adapter leur discours à la réalité de la limitation des naissances1.
- 2 Dissertatio in sextum Decalogi praeceptum et Supplementum ad tractatum de Matrimonio, Le Mans, C. (...)
2Cet enseignement a été porté avant tout par le théologien manceau Jean-Baptiste Bouvier (1783-1854), un autodidacte formé juste après la Révolution, ordonné prêtre en 1808, immédiatement professeur de séminaire, accompagnant, par la production de cours de théologie en latin, la demande des séminaires français qui reçoivent de plus en plus d’élèves. Il innove en 1827 en publiant un traité, toujours en latin, des délits sexuels à l’usage des futurs confesseurs2. La nouveauté de cette publication provenait du regroupement en un seul ouvrage de l’ensemble des péchés qui relevaient auparavant des traités sur les commandements de Dieu (6e et 9e) et sur les sacrements (le mariage). Mais, ce traité se singularise aussi par la place qu’il accorde, de plus en plus abondante au fil des rééditions, aux pratiques de limitation des naissances.
- 3 Genèse, 38, 8-10
- 4 Genèse, 19, 1-29.
3En effet, Bouvier porte un regard nouveau sur ce que l’Église appelle l’onanisme conjugal, selon une formulation qui identifie le geste contraceptif coupable à un comportement condamné dans la Genèse3. Onan, forcé d’épouser la femme de son frère défunt, répandait sa semence pour ne pas lui donner de postérité et en conséquence Dieu le fit périr. Scène biblique où la violence originelle est toute divine, comme pour Sodome4. Partagée par un clergé majoritairement rigoriste, l’interprétation traditionnelle voulait que la faute soit partagée par les deux époux :
- 5 On traduit souvent par sexe ce qui, par commodité, écarte la perspective mécaniciste.
Le péché est mortel si les époux empêchent la génération : par exemple, si l’homme répand sa semence hors du vase5 […], s’il ne la répand pas complètement, si la femme rejette la semence.
- 6 Langlois 2005 : 105-109.
4Gestualité coupable qui pouvait aussi être celle de la femme. Pourtant, de cet onanisme conjugal, Bouvier va finalement proposer un tout autre scénario en décrivant le comportement contraceptif du mari comme un quasi-viol6.
- 7 Langlois 2020.
- 8 Vanneau 2016.
- 9 Sur le contexte général, Pelletier 2019 : 43-74.
5Pourquoi un tel changement d’interprétation et quelle est la nature de la violence qui est ici décrite ? Pourquoi qualifier de violence des comportements contraceptifs éventuellement partagés entre des époux ? Ma relecture de Bouvier a bénéficié de recherches personnelles pour écrire une histoire de la pédophilie cléricale7 mais aussi d’enquêtes historiques récentes, notamment sur la violence intrafamiliale8, qui montrent une relative proximité des catégories juridiques et théologiques dans leur commune volonté d’identifier des pratiques délictueuses et de les combattre9.
6Aux sources de la position que va exposer Bouvier dans son manuel de confession, se trouve une élaboration théologique passant par un dialogue avec Rome qu’il est possible de reconstituer à partir de son œuvre. Par quatre fois, une première en 1816, deux autres en 1822 et une dernière en 1823, Jean-Baptiste Bouvier et trois autres prêtres, posent à peu près la même question sur la culpabilité de la femme d’un mari onaniste à la Sacrée Pénitencerie, l’interlocuteur romain obligé faute de Faculté de théologie en France. Et à partir de 1827, les réponses reçues de Rome sont connues et commentées dans le manuel sur la sexualité que Bouvier vient de publier. Si la demande se présente comme un banal cas de conscience, il s’agissait bien de statuer sur une nouveauté qui mettait en cause la finalité procréative du mariage.
7Voici donc le cas de conscience proposé par Bouvier en 1822 à la Sacrée Pénitencerie et la réponse reçue. Jeu de rôle subtil dans la mesure où la réponse dépend en partie de la manière d’interroger :
- 10 Les autres interrogations écarteront cet adjectif.
Une femme pieuse10 peut-elle permettre que son mari ait avec elle des rapports [sexuels], sachant d’expérience qu’il se comportera à la manière détestable d’Onan […], surtout si la femme par son refus s’expose à des risques de mauvais traitement ou si elle craint que son mari n’aille chez les prostituées ?
8La Sacré Pénitencerie évite de se prononcer sur le second risque, mais s’exprime fermement sur le premier : « La femme pour sa part n’agit en rien contre la nature » car « elle coopère à une action licite » – avoir des rapports sexuels – sans en subir de faute personnelle ; le mal est rejeté sur la malice du geste contraceptif marital. Et la Sacrée Pénitencerie de conclure :
- 11 Par charité la femme aurait dû, selon une position rigoriste, se priver de rapports sexuels pour (...)
C’est pourquoi, si la femme après avoir fait les admonestations qui conviennent n’aboutit à aucun résultat, que son mari au contraire insiste, la menace de coups, de mort ou d’autres sévices graves, elle pourra […] se tenir par sa passivité à l’abri du péché : en effet dans ces circonstances, elle permet simplement le péché de son mari et ce pour une cause grave qui l’excuse, parce que la charité, qui devrait l’empêcher de se prêter à ce geste, ne l’oblige pas dans un contexte si difficile11.
9Pour comprendre la réponse apportée, il faut rappeler la position dominante, depuis le xviiie siècle dans l’Église de France, qui avait le mérite de la simplicité : la femme, en pareil cas, était coupable parce qu’elle participait à un acte mauvais, comme le complice d’un voleur qui tient le sac du butin. La seule solution pour s’épargner de pécher mortellement était de s’opposer à tout prix à un tel rapport conjugal. Maximalisme théorique qui ne résistait pas à la réalité de terrain mais dont Bouvier devait tenir compte. D’où la réponse avancée, la femme est coupable, sauf si… Et c’est là qu’intervient la violence du mari dans l’acte contraceptif. Cette manière de dire fait comprendre que la contrainte, en annihilant la liberté, écarte la culpabilité de l’épouse. Scénario d’autant plus plausible qu’il s’appuie sur un contexte où le mâle impose le plus souvent sa loi dans la relation sexuelle.
- 12 Le divorce en fait est supprimé en 1816.
- 13 Langlois 2005 : 120 et commentaires : 139-141.
- 14 Idem. Mêmes références pour les citations suivantes.
10Mais Bouvier ne se contente pas, après avoir sollicité la réponse romaine, de la faire connaître. Il l’interprète par une réflexion paradoxale sur les conséquences d’une éventuelle grève sexuelle de la femme aux prises avec l’agir violent de son mari. Il avance d’abord la nécessité de maintenir des relations sexuelles avec son mari onaniste, dans une volonté de ne pas fragiliser le lien conjugal. L’épouse doit donc céder à « la crainte du divorce12, de la séparation, de la honte ou d’un scandale grave13». Elle doit aussi tenir compte des mesures de rétorsion du mari. D’abord le recours à des prostituées. Même si la Sacrée Pénitencerie n’a pas donné son avis sur ce sujet, cette éventualité paraît à Bouvier « une raison suffisante pour excuser la femme : en effet une telle inconduite lui occasionnerait un grave préjudice en raison des disputes, des dissensions, de la dissipation des biens du ménage, du scandale ». Pire serait l’installation d’« une concubine au domicile conjugal ». Dans pareil cas, « il n’y a pas de femme sensée qui ne préfère supporter sévices et coups plutôt que de voir à l’intérieur de sa propre maison un commerce si injurieux pour elle ». La violence est évoquée encore dans des réactions moins extrêmes, il faut ainsi éviter que le mari se plaigne publiquement du sort qui lui est fait par « des propos qui scandaliseront domestiques et enfants »14.
11Bouvier imagine encore d’autres perturbations causées non plus dans la société conjugale mais dans l’espace public, le mari s’en prenant par exemple au confesseur qui la conseille et, à travers lui, à l’Église. La femme doit donc aussi céder si son refus conduit celui-ci « à la colère, au blasphème contre Dieu et contre la religion, à des injures envers les confesseurs et le clergé en général ». Et de constater : « En voulant empêcher un seul péché, elle serait cause que [son mari] en commette d’autres aussi graves voire plus graves encore ». Par sa résistance au bon vouloir de son mari, l’épouse « n’en tirerait aucun profit […] et elle s’attirerait inutilement de graves préjudices ». La perspective proprement casuiste est menée dans deux directions. La première, relativement originale, fait intervenir une approche sociale évidente sous couvert de psychologie : « La gravité des désagréments doit être appréciée en tenant compte des personnes. Ce qui est regardé comme léger pour l’une, est estimé comme très grave pour l’autre ». En fait la diversité de tempérament renvoie à une différenciation de classe :
Ainsi les rixes passagères, les fâcheries, et même les coups ont peu d’importance chez les gens du peuple ; mais tout cela est insupportable pour une femme timide, instruite et de bonnes manières.
12Et de conclure, pour ces dernières : « La crainte d’incessantes querelles serait dans ces conditions une cause suffisante » pour consentir aux rapports sexuels.
13L’autre approche casuiste est plus classique. Elle consiste à élargir les causes graves qui excusent : « Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’aux pires extrémités », violences, injures et autres désagréments déjà mentionnés ; il suffit que la femme « ait quelque raison de les craindre ». Pareillement celle-ci n’est pas tenue à faire remarquer à chaque fois à son mari la culpabilité de son geste, mais « au moins de temps en temps » pour « montrer qu’elle ne donne pas son assentiment à son acte criminel ». Bouvier doit aussi rappeler les grands principes : « La femme en effet doit soigneusement prendre garde de ne pas consentir au péché de son mari voire de s’y complaire ». Bref, elle « doit être dans l’état d’esprit de préférer la mort plutôt que d’empêcher la vie pour autant que cela dépendrait d’elle ». Difficile gymnastique mentale !
- 15 Langlois 2005 : 158-159.
14On voit sans peine comment ce scénario fonctionne et ce qu’il vise. Bouvier est d’abord conscient de la sensibilité de l’opinion publique qui, dans les années 1820, se développe dans le mélange détonnant d’ultracisme royaliste et de libéralisme surveillé suscitant un vif anticléricalisme. Il connaît surtout, par la confession et l’assistance aux offices, la place prise alors par les femmes, seul lien, dans certains milieux bourgeois, entre la famille et l’Église. Sur ce point, il a reçu le renfort de Pierre-Jean-Corneille Debreyne, trappiste à Soligny (Orne)15, ancien médecin qui exerce toujours et publie beaucoup sur la sexualité :
- 16 Pierre-Jean-Corneille Debreyne, Essai sur la théologie morale considérée dans ses rapports avec l (...)
La femme peut tout sauver encore, et peut-être aujourd’hui est-elle le seul lien qui nous attache encore à la religion, à la foi, à la morale. Briser ce lien, et c’en est fait peut-être de la religion, de la foi, de la morale. Si la femme nous échappe, avec elle tout peut disparaître et s’abîmer dans le gouffre de l’athéisme, croyance, morale et toute notre civilisation16.
- 17 Langlois 2005 : 150-151.
15En conséquence ce nouveau modèle éthique fut vite accepté par les autres théologiens même si les plus perspicaces en voyaient les limites : ainsi pour Jean-Baptiste-Thadée Vernier, bon observateur de la chose conjugale, l’homme normalement prend l’initiative, la femme acquiesce ; l’homme est actif, la femme, passive. Mais peut-elle s’en tenir à cette passivité habituelle sans réagir au comportement de son mari onaniste ?17
16Incidemment le nouveau débat apporta un éclairage imprévu sur le plaisir féminin. Bouvier avait rappelé sa légitimité dans la pratique onaniste comme dans tout acte sexuel normal. Debreyne donna une réponse plus argumentée dans la mesure où la nécessité pour la femme de se tenir passive pouvait être interprétée comme la nécessité d’être physiquement impassible alors qu’il concernait le non-acquiescement de la volonté :
- 18 Debreyne, Essai sur la théologie morale, op. cit., p. 198.
On demande si des femmes […] sont tenues de faire tous leurs efforts pour se mettre actuellement dans cet état d’impassibilité érotique, afin […] de ne pas donner lieu aux sensations propres au coït et aux suites qu’elles peuvent entraîner18.
17Debreyne, médecin autant que moraliste, savait que certaines femmes, dans les rapports conjugaux, peuvent n’éprouver aucun plaisir, souvent pour des raisons physiologiques mais « dans la majorité des cas la sensation propre et inhérente à l’acte conjugal se soustrait absolument à l’empire de la volonté humaine, comme la sensation du plaisir qu’éprouve un homme qui rassasie sa faim ». Et de s’interroger :
[…] la femme […] au milieu de l’orgasme érotique, est-elle bien capable de s’observer, d’analyser ses sensations et de décider ce qui se passe dans son âme pour pouvoir régler ses affections et sa volonté ? Bien des inquiétudes et des embarras de conscience vont donc surgir ici nécessairement. Inutile, par de telles inquisitions, de les bouleverser19.
- 20 Langlois 2005 : 177-219. Texte de la longue lettre de Bouvier à la Sacrée Pénitencerie du 8 juin (...)
18La réflexion sur la femme du mari onaniste a pris un autre cours dans les années 1840, celles d’une reconquête catholique qui ne doit pas laisser les hommes à l’écart. Bouvier en 1842 a complètement changé de point de vue. Le théologien, entre temps nommé évêque du Mans, est devenu une autorité respectée dans l’Église de France : il dresse maintenant, à l’intention de la Sacrée Pénitencerie, le portrait du couple moderne qui veut avoir accès à la sexualité conjugale tout en ayant la maîtrise de sa famille. Le théologien manceau demande donc, en se portant garant de la moralité de tels couples, de les laisser, sur cette question délicate, à leur bonne foi, c’est-à-dire au jugement de leur conscience20. Positionnement nouveau, que la Sacrée Pénitencerie ratifie en suggérant aux confesseurs de ne pas interroger les couples sur le lit conjugal. Victoire brève pourtant, puisque dès 1852, le Saint-Office rappelle la réalité du crime d’Onan et que, quarante ans plus tard, en 1886, la Sacrée Pénitencerie ferme la parenthèse d’une approche pastorale qui s’en remettait à la conscience des couples, pour entrer dans le temps long d’un néo-rigorisme dont l’aboutissement ultime sera la condamnation de la pilule en 1968 par Paul VI (encyclique Humanae vitae).
19Il faut maintenant faire retour, chez Bouvier, à son analyse, fort classique, de la sexualité coupable sous toutes ses formes et donc à la violence qui souvent l’accompagne. Auparavant, il convient de rappeler la singularité de la sexualité pour le moraliste. Contrairement aux autres domaines de l’agir humain où il existe une gradation du mal, toute pratique sexuelle déviante est de soi grave. La raison en est que
[…] les plaisirs vénériens, dans l’intention du créateur, sont uniquement destinés à la propagation de l’espèce humaine ; tout ce qui va donc à l’encontre de ce but constitue en soi un grave désordre, un péché mortel21.
20En conséquence,
- 22 Ibid. : 11. Du coup le débat entre rigueur et accommodement se déplace sur les manières de prendr (...)
[…] la raison nous dit que, par notre nature déréglée, nous sommes tellement portés au vice de la luxure, que la moindre cause peut souvent produire de graves effets22.
21Toutefois les délits sexuels ne sont pas tous identiques, ils se répartissent en deux catégories principales, selon la nature ou contre elle. Par naturelles, on entend des pratiques hétérosexuelles qui mettent en cause l’activité sexuelle, légitime seulement dans le cadre du mariage. Par contre-nature, on entend ici toute pratique non hétérosexuelle, donc de soi non féconde, avant tout la masturbation, surtout juvénile, l’homosexualité avant tout masculine, et la bestialité.
22Ceci posé, pour rechercher la violence telle qu’on l’entend présentement, il faut partir de la scène la plus habituelle de l’acte sexuel coupable (simplex fornicatio) soit un homme et une femme, chacun libre de tout lien, qui ont des relations sexuelles par consentement mutuel. La violence existe pourtant comme transgression sociale voire religieuse selon le statut des personnes : pour les laïcs, elle se manifeste par la mise en cause du mariage (adultère) et pour les prêtres, religieux ou religieuses, de celle de la règle du célibat (le sacrilège) ; les autres délits sexuels illustrent directement les modalités spécifiques de la violence masculine (stupre et rapt).
- 23 Code pénal, art. 334-335, Dissertatio, p. 16-17.
- 24 Ibid. : 19.
- 25 Ibid.
23Toutefois la violence n’est pas totalement absente de deux pratiques qui sont annexées à la fornication, le concubinage et la prostitution. Pour la seconde, les choses sont simples, « les courtisanes ont toujours été regardées comme la lie et l’opprobre du genre humain ». Violence sociale donc, sans égard à celle qui leur est faite, avec toutefois l’évocation du code pénal, par rappel du délit d’incitation à la débauche23. Il en va différemment du concubinage, pratique plus courante, qui peut toucher aussi le clergé24. La question qui intéresse le confesseur est la manière d’agir face à des cas marginaux, étant donné que l’absolution ne peut être en principe donnée que si les concubins se séparent. Bouvier est attentif à la violence occasionnée par la règle même de l’Église. Par exemple en face d’un vieux couple, si l’homme est tellement délaissé, après avoir renvoyé sa concubine, qu’il ne trouve personne pour s’occuper de lui, le couple pourra vivre ensemble. Il en va de même pour la femme qui ne pourrait quitter le domicile de son concubin qu’en augmentant ses souffrances ou en prenant de gros risques pour sa vie, faute de trouver ailleurs un refuge décent25.
24Le stupre renvoie à une scène primitive, à la première fois. Il s’identifie à la violence physique dont le mâle fait usage : « la défloration illicite d’une vierge », l’illicite se situant entre l’interdit et l’illégitime, plus précisément « la défloration violente d’une vierge »26. Soit donc une femme qui se voit soudain privée de « l’intégrité de la chair », qui perd d’un seul coup « le sceau ou la marque de la virginité ». Perte ou plutôt vol selon une remarque incidente : « Quelle est en effet la jeune fille honnête qui ne préférerait perdre une grosse somme d’argent que d’être ainsi déflorée ? »27. Plus explicite sur l’absence de sentiments, ce commentaire quelque peu cynique de Labrunie, un sulpicien qui a composé un traité en français resté manuscrit sur la sexualité à la fin du xviiie siècle, encore utilisé au début du xixe :
- 28 Langlois 2005 : 68. Propos qui se retrouvent largement dans le roman du xixe siècle (Dottin-Orsin (...)
Les filles mettent un grand prix à cette qualité de vierge, parce que si ensuite elles se marient leur époux comprend, par la difficulté à entrer en elle qu’elle n’ont jamais eu affaire avec un autre, ce qui les attache davantage à elle28.
25On voit combien le confesseur partage avec le juge une approche matérialiste des faits délictueux. Dans les cas les plus habituels, il faut encore tenir compte des autres formes de pression,
[…] comme la crainte, la fraude, les prières inopportunes, les grandes promesses, les caresses, les attouchements et tout ce qui, au jugement d’un homme prudent, conduit une jeune fille sans expérience à commettre l’irréparable29.
26Énumération des gestes de la séduction ou, selon une perspective plus actuelle, des modalités d’une emprise dont la dénonciation, présentement passe par une demande de criminalisation de pratiques longtemps impunies.
- 30 D’autant plus qu’il existait un rapt sans violence qui était une forme de pression faite sur la f (...)
- 31 Dissertatio, p. 28.
- 32 Certaines définitions anciennes se retrouvent dans le Catéchisme de l’Église catholique (1992) : (...)
27Le rapt concerne toute violence sexuelle faite à une femme en dehors de la « première fois » mais le terme continue aussi à désigner un autre comportement, anciennement sanctionné par le droit canon (l’enlèvement), ce qui brouille l’image de ce que nous appelons communément un viol30. Ici apparaît une autre conséquence du formalisme théologique qui consiste à classer les péchés selon les vertus transgressées et qui conduit à des distinguos déconcertants : ainsi le viol d’une jeune fille endormie ou ivre « n’est pas un rapt – donc un viol – mais une tromperie », au même titre que « la corruption sans violence d’une personne qui n’a pas l’usage de la raison »31, catégorie que nous identifions aujourd’hui comme des abus sur personnes vulnérables32.
28Mais surtout, c’est ici que la question cruciale est posée : que doit faire une femme prise de force pour ne pas être coupable devant Dieu ? Voici l’essentiel de la réponse donnée par Bouvier :
1. Elle doit intérieurement repousser toute participation au plaisir, quelle que soit la violence extérieure qui lui est faite, faute de quoi elle pécherait mortellement.
2. Elle doit se défendre de toutes ses forces, avec ses mains, ses pieds, ses ongles et tous autres instruments mais sans aller jusqu’à tuer son agresseur voire le mutiler gravement, parce que la vie, avec la possession de tous ses membres, l’emporte sur un honneur qui n’est ici que matériellement atteint.
3. Si elle a quelque espoir d’être entendue, elle doit crier et appeler au secours ; si en effet elle ne manifeste pas de résistance autant qu’elle peut, elle paraît consentir. Plutôt mille morts que de céder dans un tel péril.
- 33 Dissertatio, p. 29-30.
En conséquence la jeune fille qui se trouve dans une telle extrémité, craignant avec raison de consentir aux plaisirs de la chair, est-elle tenue de crier, même au péril évident de sa vie, ce qui en fait une martyre de la chasteté [I]. Mais si le risque immédiat de consentement est écarté, il est habituellement admis que la jeune fille n’est pas tenue de crier en mettant en péril tant sa vie que sa réputation parce que la vie et la réputation sont des biens d’un ordre plus élevé. Mais il est presque impossible qu’un tel risque n’existe pas [II]33.
- 34 Plus loin, Bouvier évoque ce scénario, non en cas de viol mais d’agression sexuelle : face à son (...)
- 35 Par exemple, Regnard 2011.
- 36 Cette affirmation peut surprendre au regard de ce qu’on impute alors de clémence coupable tant à (...)
29Dans ce texte central, traduit d’un latin parfois obscur, par deux fois l’affirmation apparemment ferme de Bouvier, en un [I] prend appui sur une opinion très majoritaire de théologiens, en deux [II] fait appel à une autorité reconnue du siècle précédent. Bouvier résume ici l’opinion dominante des théologiens sur le viol34 tout en faisant discrètement connaître sa position. La résistance de la femme est alors aussi largement évoquée dans les prétoires35. Évitons l’immédiate accusation de machisme où, parlant du viol, on ne s’occupe que du comportement de la femme violée. La condamnation du violeur va de soi36. L’interrogation porte sur le degré de culpabilité de la femme, schéma que Bouvier reprendra, on l’a compris, pour déculpabiliser la femme du mari onaniste. Si l’on entend bien notre théologien, ici volontairement obscur, ce qui ferait difficulté c’est que, par le viol, la femme serait introduite brutalement à une sexualité tellement perturbatrice des sens qu’elle pourrait laisser sa volonté y assentir, ce qui constituerait un péché grave. Et pour éviter ce consentement au péril de la chair, la femme devrait se sacrifier au péril de la vie.
- 37 Pierre-Jean-Corneille Debreyne, Mœchialogie. Traité des péchés contre les sixième et neuvième com (...)
- 38 Quantin 2001 : 83-85 ; Gay 2011.
30Toutefois cette lecture immédiate est peu satisfaisante, car les contradictions du texte ont des origines historiques. Pour le comprendre il faut faire référence à l’importante censure de 127 propositions faite en 1700 par l’Assemblée du clergé de France et avalisée par le grand Bossuet37. Les historiens voient dans ce recueil, qui fera longtemps jurisprudence dans l’Église gallicane, la charte du rigorisme, position dominante à partir du xviiie siècle38. Cette condamnation est l’aboutissement d’un long combat mené contre la morale relâchée des Jésuites, dont le probabilisme, dans la seconde moitié du xviie siècle, est aussi condamné par Rome. Or parmi les propositions censurées en France en 1700, on trouve celle-ci :
- 39 Le nom de la jeune fille condamné en 1700, Susanna, renvoie évidemment à la Suzanne du livre de D (...)
- 40 Assemblée du clergé de France [1700], Proposition 44.
Susanna39 pourrait dans un grave péril d’infamie et de mort se tenir passive au moment du viol, se contentant de n’y pas donner son assentiment intérieur et de détester ce qui lui est imposé parce que la vie et la réputation sont des biens supérieurs à la vertu de pudeur40.
- 41 Deutéronome, 22, 23-27.
31Ce laxisme est condamné plus précisément en faisant référence au Deutéronome41 où il est écrit qu’une jeune fiancée, qui a des rapports sexuels avec un autre homme, est, en ville, condamnée à la lapidation avec son violeur, mais épargnée à la campagne. Raison de cette différence de traitement : en ville, elle n’a pas appelé au secours sinon elle aurait été entendue ; à la campagne, elle a pu crier en vain.
32Cette évocation et de la condamnation de 1700 et des références bibliques, avouées ou latentes, permet de mieux comprendre les contradictions de Bouvier. Il ne peut pas se débarrasser de la statue du commandeur – Bossuet avalisant la condamnation de 1700 – mais il ne se satisfait pas non plus du rigorisme auquel celle-ci conduit. En théorie, laisse-t-il entendre, la femme doit préférer mille morts plutôt que de consentir au viol, mais dans la pratique si celle qui se défend lors d’un viol doit éviter de tuer voire de mutiler gravement son agresseur parce que la vie de celui-ci est plus importante que la sauvegarde de sa propre intégrité physique, il en va de même pour celle qui est violée : celle-ci n’est pas tenue de crier en mettant en danger tant sa vie que sa réputation qui sont des biens d’un ordre plus élevé que sa vertu, malmenée seulement de manière matérielle. En avançant la nécessité de sauvegarder l’intégrité physique (la vie) et sociale (la réputation) de la personne violée, Bouvier récuse explicitement la position rigoriste de 1700, tout en avalisant une sécularisation discrète du regard porté sur le viol.
- 42 Langlois 2005 : 77-82.
33Il resterait à mieux comprendre comment il a été proposé en 1827 aux futurs confesseurs un scénario destiné à proposer l’impunité de la femme du mari onaniste, en mettant en avant la violence sexuelle ordinaire des couples pour l’appliquer précisément à ceux qui pratiquent la limitation des naissances. Il faut d’abord avoir présent à l’esprit le modèle contractualiste qui régit la sexualité conjugale. Celui-ci repose sur le fait que chaque conjoint se met à la disposition de l’autre, mais selon une dissymétrie fondamentale : chacun a droit en effet au corps de l’autre, mais chacun peut aussi ne pas user de ce droit. D’où la distinction fondamentale entre petere debitum – demander d’avoir une relation sexuelle –, droit qu’on peut ne pas exercer, et reddere debitum – rendre le devoir –, obligation qui résulte du contrat42. Là se trouve le fondement d’une égalité de principe entre partenaires qui, à cause du rapport inégal entre les sexes, place de fait la femme sous la domination de l’homme. Et du coup, pour un esprit moderne, ce principe d’égalité dans la réciprocité légitime le viol conjugal.
34Les théologiens ne sont toutefois pas ignorants des conséquences d’une conflictualité ordinaire au sein du couple et s’efforcent de demander aux conjoints de faire des efforts pour se rapprocher l’un de l’autre : la demande est adressée aussi bien aux femmes mariées qui, « par caprice ou par humeur, ou par esprit de vengeance quand elles ont reçu quelque sujet de mécontentement ou de chagrins de leurs maris » refusent le devoir conjugal qu’aux maris
- 43 Pierre-Jean- Corneille Debreyne, Mœchialogie, op. cit., p. 295-296.
[…] qui agissent par les mêmes motifs ou qui, connaissant ou prévoyant les intentions de leurs épouses que la pudeur de leur sexe empêche de s’expliquer ouvertement, les exposent, par un refus injuste dédaigneux ou méprisant, à tomber dans le péché ou à manquer à la fidélité conjugale43.
35En effet, si le désir sexuel du mari s’exprime bruyamment, celui de la femme se fait dans la discrétion de gestes auxquels le mari se doit de prêter attention.
- 44 Si le refus de principe de toute relation sexuelle est de soi est péché mortel, le mari doit auss (...)
36L’examen attentif des comportements du couple montre, chez Bouvier, une attention réelle, bien qu’inégale aux situations concrètes44. Théoriquement, le conjoint sollicité peut se refuser si son partenaire est en état d’ébriété ou de démence. Mais en pratique
[…] si l’homme qui est dans cet état est capable d’avoir une relation sexuelle, sa femme peut céder à sa demande, elle y est même tenue à le faire si elle a toute raison de craindre qu’en le repoussant, il ne tombe dans l’incontinence, il aille voir ailleurs, ou il se mette à blasphémer et dire à des obscénités devant les enfants et les domestiques45.
37Argumentaire que Bouvier a transposé pour rendre crédible le scénario de la violence du mari onaniste qui permettra d’exonérer la femme de toute faute.
- 46 Ibid. : 172.
- 47 La formule de Bouvier est : « Introduire de faux héritiers ».
- 48 Ibid. : 172.
38Certes dans le couple, il est des circonstances où il vaudrait mieux s’abstenir de tous rapports notamment en cas de maladie contagieuse : Bouvier évoque la lèpre et la syphilis ; Debreyne insiste sur le nouveau fléau, la phtisie, notre tuberculose. Autre interrogation plus habituelle : dans le quotidien, jusqu’où le mari peut-il aller trop loin ? Réponse embarrassée, la pluralité des rapports en une même nuit est jugée excessive en principe mais la femme doit néanmoins satisfaire, par charité, « aux demandes d’un mari frappé soudain de violents besoins sexuels »46. Plus classique, l’adultère : en principe celui qui a rompu le contrat matrimonial a perdu le droit au corps de l’autre, mais il doit rendre le devoir si le conjoint lésé le demande. Toutefois la femme et l’homme ne sont pas égaux, la femme commet en effet un péché plus grave que l’homme par le risque d’introduire des enfants adultérins47 dans la lignée familiale, ce qui légitime le refus ultérieur du mari d’avoir tout rapport sexuel avec sa femme48.
- 49 Regnard 2011 : « La question essentielle de la “résistance” de la victime pèse longtemps comme un (...)
39Après ce rappel de la complexité d’un discours qui prend en compte le quotidien de la sexualité conjugale et tente de s’adapter à la modernité démographique, il faut revenir au rapport entre violence et sexualité. Le premier modèle prôné par Bouvier, la non-culpabilité de la femme qui subit la violence de son mari onaniste, peut être considéré comme un mixte de référence à une violence multiforme que la femme subit dans la pratique sexuelle ordinaire et de déconstruction du modèle rigoriste concernant le viol, référence sous-jacente au discours sur la sexualité coupable. En effet, si l’on va à l’essentiel, le constat auquel Bouvier aboutit, à l’encontre de la condamnation de 1700, consiste à affirmer que l’épouse n’est pas coupable de la violence qu’elle subit. De ce fait, ce scénario mal ajusté peut être retenu comme une des premières tentatives de mise en cause d’un modèle qui, au-delà de l’Église catholique, a montré sa durable perversité, l’imputation à la femme qui subit une agression sexuelle d’une part de responsabilité49. À ce titre Bouvier est le premier théologien de l’époque contemporaine qui a pris en compte la femme comme victime, même s’il l’a fait en cherchant à déculpabiliser la femme seulement au regard du geste contraceptif du mari et si lui-même a ensuite abandonné cette perspective pour promouvoir l’utopie, en monde catholique, de l’autonomie morale du couple.
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- 50 Dissertatio, p. 22-23.
- 51 Ces délits sont écartés dès la Révolution, mais la zoophilie est de nouveau passible de condamnat (...)
40Est-il légitime, pour conclure, de parler de l’actualité de Bouvier ? La crise de la pédophilie cléricale et la révélation d’abus sexuels sur des femmes en état de faiblesse conduisent en effet à comprendre que ce qui se passe aujourd’hui était alors connu, mais que ces deux délits actuels étaient envisagés de manière différente. La condamnation de la pédophilie se fait, chez Bouvier, au premier paragraphe de l’article Stuprum par une longue note en français où celui-ci cite l’article 331 du code pénal qui condamne à la peine de réclusion tout viol et tout « attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence sur les individus de l’un ou l’autre sexe » ainsi que les deux suivants, qui font état d’une circonstance aggravante s’il s’agit d’un crime commis sur un enfant de moins de quinze ans (art. 332) et plus encore si les coupables sont des personnes ayant autorité comme des « ministres d’un culte » (art. 333)50. Prudent rappel aux confesseurs qu’ils doivent connaître aussi le code pénal qui punit lourdement des comportements délictueux y compris ceux des ecclésiastiques. Mais Bouvier s’en tient à une sorte de concordisme entre le légal et le moral, dans une société déjà sécularisée qui a dépénalisé d’anciens délits sexuels comme l’homosexualité et la bestialité51 et qui ne condamne plus l’adultère qu’à la demande du mari.
- 52 La formule a resurgi en 1962 quand le Saint-Office, par la lettre Crimen sollicitationis, rappela (...)
41Il en va différemment du clerc qui use de son pouvoir par la confession, pour faire des victimes avant tout féminines. Cette éventualité est largement évoquée depuis que la Réforme catholique, après le Concile de Trente, a exalté le rôle du prêtre et a rappelé l’importance de la confession. Bouvier évoque donc longuement ce fameux « délit de sollicitation » (« Crimen sollicitationis »)52. Tout en condamnant avec vigueur de telles pratiques, il sait que son traitement pratique pose de réelles difficultés, à commencer par le secret de la confession. Dans l’impossibilité de dénoncer le coupable, le confesseur se doit au moins d’inciter la victime – ou la complice – de le faire elle-même à la hiérarchie ecclésiastique. Autre difficulté concernant le coupable : le confesseur doit trouver un juste équilibre entre la sauvegarde de la réputation du clerc et la dénonciation d’un comportement intolérable. Bouvier prône une graduation des sanctions, absoudre le clerc qui, égaré une fois, s’est repenti, mais contraindre de dénoncer le récidiviste, puis le sanctionner en le déplaçant, voire en l’excluant du corps clérical. Telle a été la matrice du comportement des évêques dans la gestion… des prêtres pédophiles.
42Bouvier, il faut le rappeler, est le témoin d’une période de transition où, dans un catholicisme français en recomposition, les théologiens disposaient d’une certaine autonomie et pouvaient réfléchir à la manière de réagir à certaines formes de modernité. Il en ira tout autrement quand l’intransigeantisme l’emportera à partir des années 1880 : l’État libéral ne sera plus perçu par un catholicisme de contre-société qu’à travers les maux qu’il génère tandis que la papauté ne cessera de revendiquer sa capacité à définir, par elle-même, une norme éthique universelle. La crise actuelle est aussi celle de cette prétention hégémonique et des conséquences qui en ont résulté. Faire retour à Bouvier est salutaire dans la mesure où sa réflexion sur les normes éthiques tenait compte du poids de la tradition, des réalités nouvelles, de la violence multiforme dans les rapports sexuels et des manières de sortir la femme d’une culpabilité inhérente à la scène primitive du viol. Réflexions qui demeurent tristement actuelles.