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Varia

L’habitude de bien lire. Lectures quotidiennes d’une jeune bourgeoise dans les années 1820

Learning to be a good reader? The ordinary readings of a young bourgeoise in 1820s France
Isabelle Matamoros
p. 261-281

Résumés

Cet article présente une étude de cas portant sur les pratiques de lectures d’une jeune fille dans les années 1820, réalisée à partir du journal personnel inédit d’Herminie Brongniart. Dans le contexte postrévolutionnaire de redéfinition à la fois des rôles sociaux des hommes et des femmes et de la hiérarchie des genres littéraires, nous verrons comment les pratiques de lecture quotidiennes peuvent s’inscrire dans des logiques d’apprentissage et d’accès à la lecture genrées, en délimitant, subtilement, ce qu’il faut lire, ou non, pour une jeune femme de la bourgeoisie. Quelle littérature est acceptable pour une jeune fille ? Quels usages peut-elle en faire ? Le journal d’Herminie Brongniart se révèle une source riche pour répondre à un questionnement sur les normes de lecture et leurs possibles déplacements. Au-delà, cette étude se veut également une réflexion sur l’utilisation des écrits personnels pour une histoire genrée de la lecture.

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Texte intégral

  • 1 Havelange 2009 ; Monicat 2006 ; Lyons 2001 : 82.
  • 2 Fraisse 2017 [1989]. Sur les discours à propos de la lecture des femmes, et les craintes qu’elle (...)
  • 3 Louyer-Villermay 1816 : 155. Sur la différenciation sexuée des territoires intellectuels au xixe (...)

1Romans pour dames, livres à l’usage des jeunes personnes, journaux pour demoiselles… Dans les premières décennies du xixe siècle, le lectorat féminin, encore largement minoritaire, est la cible privilégiée d’un marché de l’édition en pleine mutation1. Le sexe du lecteur ou de la lectrice devient un critère majeur de catégorisation éditoriale et derrière cette catégorie construite des « lectrices », jeunes ou moins jeunes, se dessine une pensée spécifique sur le rapport des femmes au livre et à la lecture, et par extension aux savoirs. Celle-ci demeure fondée sur une inégalité : à cause de leur « nature féminine », mues par les sens plutôt que par la raison, les femmes seraient particulièrement émotives et influençables, et incapables de mettre en œuvre un rapport critique aux savoirs, tant dans l’acte de lire que dans celui d’écrire2. Au xixe siècle, la conception de la bonne lecture est étroitement liée à la définition que l’époque se donne du masculin et du féminin et dès lors, tout livre n’est pas bon pour les lectrices. De manière schématique, les médecins, les moralistes ou les pédagogues distinguent fréquemment les lectures « sérieuses » qui instruisent, et auxquelles vont avoir accès les jeunes hommes durant leurs études – philosophie, science, théologie par exemple – et pour les jeunes filles, des lectures « agréables, distrayantes », « bien dirigées »3. On assigne à celles-ci un double objectif pédagogique et moral : il s’agit d’éduquer les lectrices à leur futur rôle de mère et d’épouse, tout en protégeant leur vertu et leur innocence. Une « bonne » lectrice ne devra donc lire rien de frivole ou de licencieux, mais beaucoup d’ouvrages pieux, et juste ce qu’il faut d’histoire, de science naturelle ou de géographie pour alimenter une conversation. Cette voie de la respectabilité, Herminie Brongniart (1803-1890), jeune femme de la bonne bourgeoisie parisienne et lectrice régulière, la connaît et l’emprunte sans vraiment la remettre en cause.

  • 4 Je tiens à remercier vivement Philippe Lejeune et Pauline Poujeaux qui m’ont permis de travailler (...)
  • 5 Chartier 1989.
  • 6 Fabre 2000.
  • 7 Littérature de l’intime, ego-documents, écriture de soi ou du for privé, ces expressions désignen (...)
  • 8 Sur les intellectuelles : Dubesset & Rochefort 2001 ; Racine & Trebisch 2004. Krampl, Picco & Thi (...)
  • 9 De Certeau 1990 [1980] : 249.
  • 10 Chartier 2003 : 9.

2Grâce à son journal tenu en 1824-18254, on peut suivre presque jour après jour ses lectures. Au plus près d’une pratique quotidienne, ce cheminement ne relève pas de l’anecdotique. Il alimente une histoire de la lecture soucieuse de restituer les pratiques et les usages du livre à une époque donnée, en incarnant le lectorat, en questionnant les phénomènes de circulation et de répartition de l’imprimé suivant différentes variables telles que le sexe, l’âge ou l’origine sociale5. Dans un contexte où les progrès de l’alphabétisation et de la diffusion de l’imprimé rendent le livre plus accessible, et où, au même moment, sont redéfinis les rôles sociaux des hommes et des femmes, l’une des questions essentielles que soulève la différenciation genrée de l’accès au livre est alors celle de son contrôle6. Dans le cas présenté ici, on repère des injonctions à « bien lire » qui infléchissent, selon des normes genrées, les habitudes, les choix de lecture, les modalités d’appropriation du livre. Si les écrits personnels7 semblent alors être une source idéale pour prendre la mesure du poids des normes pesant sur les conduites individuelles, ils invitent aussi à questionner l’attitude des individus qui y font face. Car cet ordre néanmoins n’est pas figé, et ces dernières années, de nombreuses études ont montré comment les femmes ont pu, à travers l’histoire, s’approprier des formes de savoir par différents biais8. La lecture a été l’une de ces voies ; et surtout, affirmait déjà Michel de Certeau, c’est l’un des domaines privilégiés où interroger la production des normes et leur refonte par l’individu9. Car le sens donné à la lecture est travaillé à la fois par l’expérience, l’histoire du lecteur ou de la lectrice, et par les consignes et injonctions qu’il ou elle reçoit. Les souvenirs, récits, mentions de lecture disséminées dans les écrits personnels, fragiles traces d’une pratique qui en laisse peu dans les archives, mettent au jour l’ambivalence du processus d’intériorisation des normes en situant l’analyse historienne sur une ligne de tension, entre l’ambition généralisante des normes et la singularité du récit de pratiques quotidiennes10. Cette contribution propose de mettre à l’épreuve ces hypothèses à partir de l’exemple du journal d’Herminie Brongniart. Une présentation des modalités de l’écriture de ce journal s’impose d’abord, avant de revenir sur les usages particuliers du livre qu’on y décèle, et d’interroger, enfin, la réflexivité de la lectrice dans l’écriture de soi.

Le Journal d’Herminie Brongniart : pratique sociale ou écriture intime ?

  • 11 Lejeune 1993 : 22.
  • 12 Lejeune 2008. Cependant, on ne peut l’affirmer dans le cas d’Herminie, étant donné son âge tardif (...)
  • 13 Didier 1976 : 40.
  • 14 Les manuscrits ont pour la plupart été conservés dans différentes branches de la famille, à l’exc (...)

3Composé de cinq cahiers, ce journal a été rédigé, pour la partie qui a été conservée, sur une période de huit mois, entre le 1er mai 1824 et le 11 janvier 1825. Herminie y raconte son quotidien de jeune femme de la bourgeoisie parisienne sous la Restauration. Exemple précoce de journal personnel féminin, il nous intéresse tout particulièrement en raison de son contexte d’écriture : il ne correspond guère au modèle du journal spirituel, que Philippe Lejeune identifie comme la première forme de journal de demoiselles11. En revanche, il s’inscrit dans une pratique familiale presque ritualisée : sa mère, Cécile Coquebert, et sa grand-mère avant elle, sa sœur, mais aussi les hommes de la famille, son père par exemple, Alexandre Brongniart, toutes et tous ont tenu un journal. Ils sont lus par les un.es et par les autres et ont peut-être constitué, au sein de la famille Coquebert-Brongniart, un support d’apprentissage, un « protocole éducatif original »12. Cette pratique, qualifiée de « familialisme » par Béatrice Didier, se repère à cette époque précise où la mode du journal intime se répand13. Réunis, ces journaux offrent à l’historien.ne la chronique inédite d’une lignée aux tournants des xviiie et xixe siècles14.

  • 15 Martin-Fugier 2011 : 131.
  • 16 Martin-Fugier 2011 : 309.
  • 17 Journal, Cahier n° 3, entrée du 5 août 1824.

4Herminie grandit entre Sèvres, où son père dirige la célèbre manufacture de porcelaine, et la rue Saint-Dominique, à Paris, épicentre du faubourg Saint-Germain, et cœur du « monde » parisien sous la Restauration15. L’été, une fois la saison mondaine achevée, la famille part en villégiature dans leur maison du Cantiers, près de Gisors. La jeune femme est très entourée – parents, frères et sœurs, oncles, tantes, cousins… – et les Brongniart, tels qu’ils apparaissent sous la plume d’Herminie, forment une famille heureuse et unie. Son premier cahier débute alors qu’elle n’a pas encore 21 ans. Elle n’est pas mariée – elle épouse en 1826 Jean-Baptiste Dumas, alors répétiteur à l’École polytechnique et ami de son frère Adolphe. D’ici là, elle ne ressent pas l’urgence de l’événement présenté au xixe siècle comme l’accomplissement de la trajectoire d’une jeune fille et regarde, sans amertume, ses amies se marier les unes après les autres. En attendant, ses journées sont agréablement rythmées par les différentes formes de sociabilités mondaines déployées par la bonne société parisienne : les bals, les visites familiales et amicales qui animent le salon des Brongniart, attirant les grands noms scientifiques de l’époque, les séances publiques de l’Institut où se presse le « tout-Paris »16… Caroline Brochant, la fille d’André Brochant de Villiers, professeur de géologie à l’École des Mines et directeur de la manufacture de Saint-Gobain, fait partie de ses amies les plus proches. En leur compagnie, les promenades et la pratique des arts d’agrément, comme « la peinture, la lecture, et la couture »17, constituent ses principales activités. Agrémentant son récit de mille petits détails, elle rapporte consciencieusement les visites et les conversations, les dîners et les jeux, nous permettant d’entrer, comme par effraction, dans le quotidien d’une jeune fille de la bonne bourgeoisie sous la Restauration.

  • 18 Coudreuse & Simonet-Tenant 2009.
  • 19 Monicat 2006.
  • 20 Lejeune 2016 : 387-396 ; Simonet-Tenant 2001.
  • 21 Lejeune 2016 ; Simonet-Tenant 2009.

5Son journal, pourtant, ne laisse percevoir que peu de marques de l’intime, au sens de ce qu’il y a de plus intérieur, de plus foncièrement privé dans l’expérience humaine18. Le ton qu’emploie Herminie est neutre. Elle ne justifie pas son passage à l’écriture par une quelconque ambition de devenir auteure, ambition que l’on décèle chez d’autres diaristes mieux connues de ce premier xixe siècle, Eugénie de Guérin (1805-1848) ou Amélie Weiler (1822-1892). L’écriture, chez elle, a été davantage suscitée par l’exemple, notamment de sa mère, qui lui fournit le sien comme modèle, ou encore par la lecture des journaux de ses amies, qui rappellent à la jeune fille son manque d’assiduité dans cet exercice. Depuis le début du xixe siècle au moins, les jeunes filles sont incitées à écrire un journal par leur mère ou leur directeur de conscience, qui se trouvaient bien souvent en être également les premiers lecteurs. Elles possédaient des modèles ou des exemples sur lesquels apprendre19, d’autres journaux circulant par exemple entre sœurs, entre amies, et cela suscitait un phénomène d’imitation. Herminie fait aussi circuler le sien et note, le 21 mai 1824, qu’elle l’a envoyé à ses amies Agathe et Émilie. Tous ces modèles permettent certes à Herminie de jauger le sien, mais elle n’y livre finalement que peu de réflexivité sur l’acte d’écriture, ne l’enrobe guère de « métadiscours » qui permettent souvent aux diaristes de commenter, critiquer l’œuvre en devenir20. Il n’y a pas d’adresse à un lecteur ou à « son cher journal », peu d’émotions affleurent au fil des entrées. La jeune diariste fait un usage modéré des points d’exclamation ou des interjections. Les entrées du journal, pourtant, sont quasi quotidiennes et souvent longues, occupant régulièrement plus d’une page. Herminie y développe une écriture routinière, assez répétitive, parfois sporadique, de ses rencontres, de ses activités ou de ses déplacements, qui la rapproche de l’écriture agendaire, dans une hybridité des genres propres aux écritures personnelles au tournant des xviiie et xixe siècles21. Son journal lui sert avant tout à rendre compte de son temps. Ne tendant ni vers l’examen de conscience ni vers l’épanchement de soi, celui-ci semble s’insérer davantage dans des pratiques culturelles qui alimentent la sociabilité de cette bourgeoisie aisée, au même titre que l’écriture de vers, à laquelle elle s’adonne pendant un temps en compagnie de son cousin Théodore.

6Par conséquent, dans le cadre d’un travail sur la lecture, ses pratiques et ses normes, le journal d’Herminie peut paraître, au premier abord, décevant. Car les mentions de lecture, fréquentes, sont rarement suivies de développement :

  • 22 Journal, Cahier n° 2, non paginé.

Vendredi 25 juin [1824] : La journée se passa à lire, écrire, et tailler une redingote que j’ai achetée aujourd’hui à Sèvres22 […].

Lundi 30 août : […] Nous lûmes en rentrant une tragédie suédoise qui m’ennuya passablement.

  • 23 Journal, Cahier n° 3, non paginé.

Lundi 6 septembre : Occupations diverses. C’est le jour de naissance de Mathilde. Nous commençâmes un roman de Mme Chemin intitulé Le Courrier russe ; il nous paraît intéressant ; nous le continuâmes le soir23.

  • 24 Caron 1994.

7Point de lecture subversive ou cachée, de rares emportements sur les personnages éponymes des best-sellers qui suscitent une vague d’identification de la part de la jeune génération romantique24, Corinne, René ou Oberman en tête. « Intéressant » ou « ennuyeux » sont les qualificatifs les plus fréquemment usités par la jeune lectrice, n’autorisant guère l’analyse de l’appropriation qu’elle pouvait faire de ses lectures. Herminie ne déploie que peu de réflexivité sur l’acte de lire, et semble suivre sans trop s’en écarter les conseils qu’on lui donne.

  • 25 Dauphin 2002 : 43. L’historienne y repère « les écarts, les emprunts, les déplacements ».
  • 26 Lejeune 1993 : 20.
  • 27 Bourdieu & Chartier 2003 : 283.

8Partir de l’étude des écritures personnelles pour une telle analyse pose donc d’emblée des questions d’ordre méthodologique. Sans cesse, il faut garder à l’esprit la fonction sociale qu’elles remplissent. Correspondances, journaux personnels ou mémoires permettent de travailler finement la question du rapport au privé car ils opèrent un jeu subtil entre ce que l’on dit et ce que l’on tait, tout en répondant à des exigences de présentation de soi, avec des règles tacites de fonctionnement25. L’étude des journaux de jeunes filles oblige à une telle approche, puisqu’ils se situent au croisement du prescrit, du social et de l’intime, ce qui complexifie leur interprétation. Philippe Lejeune les a comparés à une prison. En raison de l’extrême codification de leur écriture, de leur fonction sociale d’éducation morale26, réaffirmée dans la pédagogie du xixe siècle, il est bien souvent impossible de saisir la subjectivité dans le propos des diaristes. Pourtant, la situation du journal, à la jonction de l’individuel et du social, d’une écriture de soi dont le contenu s’insère dans « une situation de communication particulière »27 – ce qui est écrit dans le journal possède a minima un lecteur ou une lectrice et se réfère à des modèles antérieurs explicites – suscite d’emblée l’intérêt. Alors, en témoignant d’une pratique quotidienne de la lecture, il met au jour ses usages dans une communauté précise et dévoile subtilement, au fil du texte, les modalités de son appropriation par la lectrice.

Les usages du livre dans une communauté de lectrices

  • 28 Cavallo & Chartier 2001 : 355-391 ; Fournier 2007.
  • 29 Planté 2003.

9Chez les Brongniart, le livre est tout sauf un objet rare. Durant l’année couverte par son journal, Herminie évoque 28 titres d’ouvrages différents, et trois périodiques. Contes, romans, ouvrages de piété, recueils de poèmes, traités d’éducation, mémoires historiques, discours savants… L’éclectisme des lectures d’Herminie témoigne de la variété de l’offre imprimée à la fin de la Restauration, à laquelle les jeunes filles, loin finalement de se cantonner aux lectures pieuses, pouvaient avoir accès. Cet accès est facilité par la circulation intense du livre entre les membres de la famille. Il suscite très régulièrement des moments de réunion que prolongent parfois des discussions collectives. Inscrites dans ce cercle familial, élargi régulièrement au cercle amical, ces lectures en commun perpétuent des usages du livre par l’aristocratie et la bourgeoisie du xviiie siècle, bien davantage qu’elles ne témoignent d’une évolution vers une lecture silencieuse et intime, sensible à la même époque28. Et les femmes les premières entretiennent cet usage collectif. Le livre anime, dans la famille d’Herminie, une sociabilité quasi exclusivement féminine. Dans ces circulations spécifiques on repère alors le « genre des genres » de la lecture, selon une répartition hiérarchisée analogue à celle que Christine Planté a analysée pour l’écriture littéraire29.

  • 30 Louichon 2009 : 9.
  • 31 Lyons 1987 : 85-87.
  • 32 Planté 2015 [1989] ; Reid 2010 ; Matamoros 2017.

10De fait, la mère d’Herminie, Cécile Brongniart, ou les amies de celle-ci lisent à haute voix aux plus jeunes, les conseillent, leur prêtent des livres. Leur principal accès au livre s’effectue par le prêt ou par une lecture commune. La jeune femme ne les choisit ni en fonction d’un goût personnel ni d’une actualité particulière. Répétitif et bien organisé, cet usage conduit à définir, pour Herminie, des habitudes de lecture, à savoir ce qu’il faut lire et comment il faut le lire. Et le catalogue disponible n’est pas large, au contraire, il forme dans cette situation précise un corpus circonscrit et bien homogène : des romans sentimentaux pour la plupart, d’auteures contemporaines, appréciées par le public. Ce goût pour le roman sentimental, entendu ici comme un texte « dont le caractère distinctif est qu’il attache moins d’importance aux aventures, aux éléments extérieurs de l’action, qu’à l’analyse et à l’expression des sentiments »30, ne doit guère surprendre. L’époque où écrit Herminie correspond à un « âge d’or » du roman sentimental, et, durant la décennie 1820, les romans de Mme de Genlis ou de Mme de Staël figurent dans la liste des best-sellers dressée par Martyn Lyons31, aux côtés par exemple des romans de Walter Scott, que lit également Herminie. Ces romans ont conquis un large public, féminin et masculin, dans le premier tiers du siècle, avant que la critique ne fustige ce genre littéraire, et que leurs auteur.es ne tombent dans l’oubli32. Quels sont ces romans ?

Samedi 11 septembre [1824] : […] Après le départ de la compagnie, Mme de Grand proposa de lire à haute voix un roman de Mme de Genlis qu’on venait de lui prêter et qui est intitulé Les Athées conséquents ; il nous parut bien au-dessous des anciens romans du même auteur ; aussi après cette soirée d’essai, nous décidâmes que nous n’en continuerions pas la lecture.

Samedi 25 septembre : […] Le soir nous commençâmes un roman de Mme Gay intitulé Léonie de Montbreuse ; c’est Mme Bresson qui nous l’a prêté.

  • 33 Journal, Cahier n° 3, non paginé.

Dimanche 26 septembre : […] Après leur départ nous finîmes le petit roman de Léonie : il est intéressant33.

Mardi 5 octobre : […] En rentrant nous commençâmes un petit roman intitulé Anatole de Mme Gay que Mme Bresson nous a prêté.

  • 34 Journal, Cahier n° 4, non paginé.

Mercredi 6 octobre : […] Nous continuâmes la lecture de notre roman … nous fîmes un petit souper durant lequel Maman nous lut d’Anatole34.

  • 35 Didier 1976 : 154.

11Mme de Grand et Mme Bresson, des amies de Mme Brongniart, « proposent » ou « prêtent » les romans qui seront ensuite lus en commun. Mme Brongniart elle-même fait la lecture à ses filles, et la décision de poursuivre ou non un livre est, semble-t-il, prise de manière collégiale. Elles se réunissent le plus souvent en fin de journée, lors des temps « morts » de leur agenda avant tout rythmé par les visites ou les réceptions. L’usage du « nous » indique une lecture toujours collective à la vue et au su de toutes, à l’opposé de la structure classique du journal construit autour d’un « je » obsédant35 ; l’une des rares fois où Herminie dit « je » pour évoquer sa lecture est quand elle est malade, seule dans sa chambre. Les conseils de la mère d’Herminie ou de ses amies ne prennent cependant pas la forme d’une injonction nette à lire tel ou tel livre, d’une censure parentale, mais ce mode de fonctionnement oriente néanmoins les lectures d’Herminie, restreint ses choix et ne lui laisse que peu d’autonomie pour la formation d’un goût ou d’un jugement personnel. La sélection s’opère à sens unique, de manière hétéronome : les adultes choisissent à la fois l’œuvre et les passages qui seront lus aux plus jeunes. Ainsi, sa tante lui donne également à lire des extraits qu’elle a elle-même recopiés, pratique courante qui vise à prolonger et à mémoriser la lecture. Enfin, à l’intérieur de ce nous collectif, l’autorité revient aux adultes. L’usage du livre tel qu’il est présenté ici renvoie alors l’image d’une communauté de lectrices, dont la principale variable d’appartenance est le sexe, et à l’intérieur de laquelle circulent un corpus d’œuvres homogène et des modalités de lecture propres. Se délimitent une littérature acceptable pour les femmes – essentiellement, on le voit ici, une littérature écrite par d’autres femmes – et une manière, un temps pour la lire, où la marge laissée à l’appropriation individuelle semble réduite.

  • 36 Rehberg Sedo 2011.
  • 37 Smith 1981.
  • 38 Riot-Sarcey 1994 : 124-125.
  • 39 Baudry 2014, et plus spécifiquement la partie 4 « Lecteur critique/lectrice féministe ».

12Ainsi définie, la lecture répond avant tout, chez les Brongniart, à un objectif de socialisation spécifique. Se réunir, choisir, puis lire en commun, initie un rituel qui confère un sentiment d’appartenance à une communauté36 et pousse au partage de sensibilités et de valeurs communes. Dans le temps quotidien, itératif, des femmes de la bourgeoisie, alors que les hommes s’absentent régulièrement de la demeure familiale – pour le travail, des voyages –, il sert à la fois de distraction tout en comblant les vides et prévenant ainsi l’ennui qui guette. Il alimente un entre-soi féminin, construit autant que subi, et cultivé dès le plus jeune âge chez les filles de la bourgeoisie. Le journal d’Herminie livre un exemple précoce de la séparation des sexes qui se structure et se renforce tout au long du siècle. Analysée par Bonnie Smith pour la seconde moitié du siècle, celle-ci repose en partie sur un auto-enfermement des femmes de la bourgeoisie, qui usent de certaines activités pour combler le temps oisif et cyclique du temps domestique37. Cet usage de la lecture, peut-on faire l’hypothèse, y participe largement. Pour autant ne pèse pas sur Herminie une morale étouffante38, que révèlent davantage d’autres sources comme les lettres de direction de conscience ou des journaux plus tardifs. Cette lecture se veut avant tout distrayante, et les romans partagés n’ont pas le ton moralisateur ou édifiant que prend la littérature à destination du public féminin au cours du siècle, parallèlement aux discours alarmistes sur les « mauvais » effets du roman chez les femmes. Ici, dans cette situation de communication particulière que crée ce « cercle » de lectrices, elle cultive davantage le goût de l’intime, du privé, du quotidien et assure, par sa réitération, une cohésion au groupe. Image donc d’une communauté de lectrices friandes de littérature sentimentale ou de romans à la mode, pratiquant une lecture de simple divertissement, et dans laquelle il serait aisé de réduire l’attitude de certaines lectrices – celles qui écoutent – à la passivité. Les théories de la lecture ont longtemps hiérarchisé l’acte de lire en opposant une lecture passive et « naïve », du grand public ou de la masse, à une lecture active et critique39. Au xixe siècle, l’argument est renforcé par la dimension genrée du discours sur la lecture : une lectrice ne peut se trouver dans une autre situation que de recevoir le texte qu’elle lit, incapable qu’elle serait de faire usage de raison ou de distance critique si elle lit seule. Pour s’éloigner de ce débat, qui a trop longtemps entaché les pratiques de lecture des femmes, il faut revaloriser la part de création et d’inventivité qu’Herminie met en œuvre dans sa pratique de la lecture.

Ruses et écarts d’une jeune lectrice

  • 40 Berthiaud 2017; Chollet 2016; Lacoue-Labarthe & Mouysset 2012.
  • 41 Arnoul, Renard-Foultier & Ruggiu 2012.

13L’étude des écrits personnels oblige effectivement à rechercher les ruses cachées derrière un discours apparemment conventionnel. Les nombreuses synthèses ou monographies récentes sur les écritures ordinaires féminines insistent sur cette ambivalence40. C’est donc à partir d’une intersection qu’on doit situer l’analyse car, comme les diaristes, il faut toujours garder à l’esprit que l’aveu peut être lu et donc s’interroger sur le non-dit, en équilibre entre le légitime et l’illégitime. Et au fil des entrées du journal d’Herminie, on rencontre progressivement « une personnalité qui prend la parole au sein d’une communauté »41.

  • 42 Journal, Cahier n° 3, entrée du 29 septembre 1824.
  • 43 « Mathilde et moi nous avons décidé que tous les soirs avant de nous coucher nous ferions ensembl (...)

14La jeune femme, il est vrai, ne questionne ni ne contredit guère les habitudes de lecture de la famille Brongniart ; elle les connaît, les a apprises et assimilées. Dans son journal, les entrées mentionnant les lectures sont brèves mais fréquentes, quelques lignes au maximum sur un rythme quasi quotidien, comme si cela relevait, pour elle, de l’anecdotique. Herminie, on l’a vu, ne dispose que d’une mince liberté dans le choix de ses lectures. Elle sait qu’elle ne peut pas tout lire et comprend ce qu’elle devrait lire. Elle ne s’étonne donc pas que son père « arrange » un passage de Zadig trop « croustilleux »42 pour de jeunes oreilles mais se promet en revanche de lire tous les soirs des livres de piété, à l’exemple de sa chère amie Caroline43. Et quand, par une licence exceptionnelle, sa tante lui donne les clés de sa bibliothèque, elle peut enfin choisir un livre qu’elle désirait lire depuis longtemps, Les Lettres du Marquis de Roselle, roman épistolaire de Mme Elie de Beaumont paru en 1764. Elle ne se risque toutefois à aucune audace. Ce roman est :

  • 44 « Mme Elie de Beaumont » par Eusèbe G***, Revue des romans. Recueil d’analyses raisonnées des pro (...)

[…] un des bons ouvrages que le sexe a produits, […] du petit nombre de ceux qu’on peut mettre sans crainte entre les mains des jeunes demoiselles : l’honnêteté y est toujours aimable, et le vice n’y est jamais contagieux. Le style est plein de douceur et de goût44.

15L’équilibre trouvé entre l’interdit et le licite est subtil ; il ne repose pas sur une censure explicite ou des consignes strictes. Néanmoins, cette circulation verticale limite de facto les marges de manœuvre d’Herminie ou de ses amies, et les plus âgées apportent ainsi une caution morale aux lectures des plus jeunes.

  • 45 Journal, Cahier n° 3, entrée du 10 août 1824.

16Et pourtant, dans ce quotidien si bien ordonné, Herminie met en œuvre certaines ruses pour s’affranchir, ponctuellement, de ces contraintes. Ainsi, à partir du 9 août 1824, Herminie et ses amies se réunissent le soir selon leur habitude, et lisent un roman à la tante d’Herminie. Elles s’engagent alors dans un jeu de substitution : au lieu de lui lire L’Abbé, de Walter Scott, roman attendu par la doyenne, elles choisissent celui de Mme de Cuellet, Le Voile, ou Valentine d’Alté, roman sentimental paru en 1813, sans rien lui révéler du subterfuge. « Le soir petite promenade très courte avec ma tante ; continuation du roman et de la tromperie. Le roman nous paraît assez insipide45 ». La supercherie dure plusieurs jours et provoque rires et railleries de la part des jeunes filles. Bien qu’elles trouvent le roman passablement ennuyeux, le jeu enclenché les pousse à en poursuivre la lecture, mettant ainsi à l’épreuve le licite et l’illicite : cette lecture, finalement, se déroule à l’insu de l’adulte. Les jeunes filles déjouent alors cette pratique collective parfaitement routinisée et prennent conscience que les adultes, en dépit de leur rôle de prescriptrices, ne sont pas pour autant des lectrices averties mais peuvent tout à fait être dupées. Herminie rapporte ainsi, sur le mode de l’ironie, que sa tante commente cette soi-disant lecture de L’Abbé dans une lettre à une amie : arrivée à la fin de l’ouvrage, la tante s’étonne que le personnage de l’abbé ne soit pas apparu, mais jamais elle ne met en doute la lecture qui lui a été faite.

  • 46 Flint 1993 : 42.
  • 47 Ariès & Duby 1987 : 416.

17Chaque lecteur et lectrice, comme le souligne Kate Flint, est composé.e d’une imbrication de « forces matérielles, idéologiques et psychologiques »46, un peu à la manière d’une mosaïque. Lorsqu’Herminie partage ses expériences de lecture avec d’autres membres de son cercle de sociabilité, avec des hommes notamment, elle s’écarte de cette pratique concertée, régulée que nous avons décrite précédemment, pour montrer un autre visage de lectrice. Ne nous méprenons-pas : Herminie ne transgresse pas ouvertement les normes de genre, mais ses interrogations déplacent subtilement des frontières apparemment hermétiques. Au gré de déjeuners ou soirées mondaines, rares moments de mixité où se mélangent enfin jeunes et adultes, femmes et hommes, elle se livre davantage : ses lectures provoquent d’autres effets, elle leur accorde un sens plus profond, des attentes différentes. C’est la présence de son frère qui lui offre ces opportunités, ce grand frère qui fut souvent, pour de nombreuses jeunes filles du xixe siècle, la seule « exception à la barrière entre les sexes »47, jouant le rôle d’initiateur et de protecteur.

  • 48 Les tirages oscillent alors entre 8 et 9 000. Corinne, censuré sous l’Empire, est réédité en 1818 (...)

18Trois entrées du journal nous intéressent ici. Le 12 juin 1824, un déjeuner est l’occasion d’une vive discussion sur le roman de Mme de Staël, Corinne ou l’Italie, entre Herminie, son frère aîné Adolphe et un ami de ce dernier, le botaniste Adrien de Jussieu. À tour de rôle, chacun s’identifie soit à l’héroïne éponyme, poétesse maudite, incarnation du génie au féminin, ou à sa demi-sœur, la sage Lucile. Chacun présente ses arguments sur la possibilité de concilier, pour une femme, le talent et le succès d’un côté, l’amour et le bonheur conjugal de l’autre. Par ce biais, Herminie s’initie au débat et s’autorise une réflexion sur la condition féminine, qui revient ensuite ponctuellement dans son journal, autour d’une œuvre « best-seller » de son temps, abondamment diffusée et rééditée48, mais dont la lecture n’en était pas pour autant encouragée chez les jeunes filles. Interrompu cette fois-là par l’arrivée d’une autre jeune fille et de Cécile Brongniart, ce débat ressurgit à d’autres reprises entre les jeunes gens, et nuance largement l’idée d’une réception uniquement féminine des romans de femmes.

19De la même façon, le 28 juillet 1824, elle discute de poésie avec son cousin Théodore dont elle admire les talents d’orateur. Dans le salon, après le dîner et à l’écart des adultes, elle exerce son goût et son jugement, se promettant de suivre les conseils de son cousin et de relire Lebrun-Pindare, un poète du xviiie siècle, qu’elle n’avait pas apprécié auparavant. Satisfaite de la teneur de leur conversation sur la poésie contemporaine, elle se rend compte néanmoins qu’elle s’est placée dans une situation inconvenante, tout en appréciant la liberté qu’elle s’est alors octroyée :

  • 49 Journal, Cahier n° 3, entrée du 28 juillet 1824.

Maman en revenant nous reprocha de nous être tenus éloignés de la société et de ne l’avoir pas fait participer à notre conversation ; mais peut-être aurions-nous moins causé si nous eussions été en cercle avec les grandes personnes, car alors il eût fallu honnêtement les laisser parler et nous ranger à leur avis au lieu que la discussion nous était là très permise, puisque nous ne nous devions à aucun le respect49.

20Cette liberté de parole, déclenchée par une discussion autour d’un livre, provoque chez elle enthousiasme et doute : enthousiasme de parler et penser hors de la surveillance parentale, doute de franchir les limites de la respectabilité et de la bienséance auxquelles elle est tenue. Comment une jeune fille peut-elle discuter de ses lectures sans être accusée de pédanterie ? Comment combler les lacunes de l’éducation « comme il faut » qu’elle a reçue, dispensée selon une juste mesure entre l’ignorance et la prétention ? Pourtant, entre ce qui lui a été enseigné et ce qu’elle entrevoit dans d’autres situations de communication, elle exprime une oscillation des sentiments qu’elle parvient à retranscrire dans son journal. À la suite d’une conversation avec Charles d’Yanville, un autre jeune homme de son âge, lors d’un dîner, elle écrit :

  • 50 Journal, Cahier n° 3, entrée du 23 mai 1824.

Nous avons causé surtout de littérature ; on m’a dit encore que j’avais un peu trop causé, mais ce que je me reproche surtout et qui m’arrive quelquefois, c’est de viser au jeu de l’esprit, ce qui peut me donner un air de prétention ; mais c’est que quand une chose qui me paraît assez originale ou même, j’ose le dire entre nous, spirituelle, dans le moment, me vient en tête, j’aurais de la peine à m’empêcher de la dire. […] Je veux bien qu’on dise : « Elle cause d’une manière intéressante », mais je sens que je n’ai pas assez d’instruction pour cela ; car quand la conversation amène quelque chose ayant rapport à l’histoire, à la géographie, etc., je n’y suis plus et n’ose plus continuer à causer dans la crainte de dire des ignorances. Je dois bien faire sentir alors mon ignorance quand au milieu d’une discussion animée je m’arrête quand elle devient hors de ma portée ; je sens combien cela est désagréable. Pourtant j’ai lu pas mal d’histoire et fait les extraits de presque toute l’histoire que j’ai lue, mais je sens que je devrais m’y remettre50.

21Herminie déploie dans ces commentaires une plus grande réflexivité sur ses activités intellectuelles, sur ce que la lecture signifie pour elle et sur ce qu’elle pourrait lui apporter, tout en ayant conscience des limites qui lui sont imposées en tant que femme de la bourgeoisie. Des objectifs de l’éducation des filles, de l’attitude à observer en présence d’hommes, elle en a intériorisé les normes. On le perçoit dans beaucoup d’écrits personnels de femmes. À force de répétition, les femmes ont intégré l’idée que, pour se prémunir de la préciosité et de la vanité, elles n’ont pas un accès illimité au savoir. Herminie reconnaît d’ailleurs toute la valeur de ce modèle éducatif et s’aligne sur l’avis de ses parents :

  • 51 Journal, Cahier n° 4, entrée du 8 novembre 1824.

Je préfère beaucoup une femme qui ne s’occupe que de son ménage à une femme qui le délaisse entièrement [pour étudier les arts et la littérature] ; mais il ne faut pas d’excès ni dans un sens ni dans un autre51.

  • 52 Lejeune 1993.

22Rarement, du moins jusqu’à la fin du siècle, les jeunes filles osent dans leurs journaux exprimer une révolte contre ce qui est attendu d’elles et qui a présidé à toute leur éducation52. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles acceptent ces règles sans les questionner. Herminie en ressent toute la pesanteur et l’étroitesse, et c’est par le biais de ses lectures que ces contradictions lui apparaissent. Que peut-elle, ou veut-elle, lire, et comment ? Entre les romans et les livres d’histoire, seule ou à plusieurs, entre une lecture de réception et une lecture d’engagement, le témoignage d’Herminie ouvre de brefs interstices dans lesquels on la voit confronter les normes et son désir propre. Ce faisant, elle met alors en jeu son individualité, et le « je » remplace ici le « nous ».

*
**

  • 53 Lejeune 2016.
  • 54 Ainsi du journal d’Aline de Quelen, contemporain de celui d’Herminie, et analysé par Le Gall 2016

23Le journal d’Herminie est une source exceptionnelle à double titre : exceptionnelle, parce qu’il permet de combler un « trou noir »53 dans l’histoire de la pratique de l’écriture de soi, en remontant à une période pour laquelle de trop rares journaux intimes ont été conservés. Progressivement, au gré des plongées dans les fonds d’archives privées, certains refont surface et apportent des connaissances nouvelles sur ces pratiques d’écriture quotidienne54. Source exceptionnelle encore, par le témoignage que le journal livre sur les lectures d’une jeune femme à un moment clé de l’histoire de la lecture. Car il permet à la fois de repérer des continuités fortes dans les pratiques de lecture, encore largement associées à un idéal de partage et de sociabilité, fondé sur l’oralité, et de mettre au jour des dynamiques plus récentes à l’œuvre, comme la segmentation des publics et du lectorat. Dans le journal d’Herminie, on voit comment la lecture structure et fédère un groupe constitué autour de deux variables essentielles, le genre et l’origine sociale, et comment des usages se transmettent en son sein.

  • 55 De Certeau 1990 [1980].
  • 56 Ginzburg 2003 : 33.
  • 57 Riot-Sarcey (2010) évoque, pour le xixe siècle, un « processus d’enserrement » reposant sur des r (...)

24Mais étudier la lecture à travers les écrits personnels oblige à situer l’analyse sur une ligne de crête qui sépare les usages surdéterminés par les institutions55 – au premier rang desquelles la famille – de la part d’individuel que chacun y investit. Alors, il faut apprendre à lire ces témoignages « à rebours des intentions de ceux qui les ont produits ; c’est le seul moyen de tenir compte aussi bien des rapports de force que de ce qui leur est irréductible »56. Cette tension affleure dans le journal d’Herminie lorsque les lectrices s’enferment dans la lecture d’une littérature dite « féminine », dévalorisée tant dans son contenu que dans ses effets supposés et lorsque, du partage et de la transmission, on glisse subrepticement vers le contrôle et la censure. Les lectrices, finalement, auraient-elles donc consenti à cet usage ? C’est l’un des enjeux d’étudier à nouveau frais les pratiques de lecture des femmes, ce qu’autorise le regard que livre Herminie sur son quotidien de lectrice. En articulant les récits, singuliers, d’expériences de lecture avec une échelle, collective, de discours qui les encadrent, d’usages qui les façonnent, on éclaire les normes genrées de lecture et on saisit, ponctuellement, dans les écarts, la possibilité de leur déplacement. L’écart dans la modalité des récits de lectures permet d’interroger la manière dont la lecture peut alors être utilisée pour construire l’identité subjective. Chez Herminie, les comptes rendus sporadiques s’ancrent dans une habitude de rendre compte de l’utilisation de son temps et diluent l’individualité de la lectrice dans la conformité sociale. Les rares développements plus réflexifs dévoilent une conflictualité en sourdine entre une vie bien ordonnée et un désir d’exister en tant qu’individu. On comprend alors la portée d’une telle approche pour saisir la manière dont les normes de genre ont « enserré »57 les pratiques de lecture des femmes au xixe siècle, et l’étroite marge d’appropriation laissée aux lectrices. Toute trace de lecture, conseils, notes ou jugements, consignés dans les journaux, s’inscrivent parfaitement dans cette tension, puisqu’ils témoignent d’une technique éducative encouragée d’abord par l’institution ecclésiastique puis scolaire – rendre compte de ses lectures – tout en échappant, parfois, à son contrôle : quand la jeune fille ne se soumet pas à l’exercice ; quand elle livre son expérience personnelle de la lecture. Entremêlés, ce sont deux beaux exemples d’objet limite : entre l’incitation à lire et l’acte de lecture, entre l’incitation à écrire et l’écriture personnelle.

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Notes

1 Havelange 2009 ; Monicat 2006 ; Lyons 2001 : 82.

2 Fraisse 2017 [1989]. Sur les discours à propos de la lecture des femmes, et les craintes qu’elle suscite parmi les médecins depuis le xviiie siècle, voir : Baudry 2014 ; Matlock 1994 ; Wenger 2007.

3 Louyer-Villermay 1816 : 155. Sur la différenciation sexuée des territoires intellectuels au xixe siècle, voir Lavaud 2004.

4 Je tiens à remercier vivement Philippe Lejeune et Pauline Poujeaux qui m’ont permis de travailler sur ce journal inédit. La transcription intégrale des cinq cahiers a été effectuée en 2008 par Bernard Poujeaux (†).

5 Chartier 1989.

6 Fabre 2000.

7 Littérature de l’intime, ego-documents, écriture de soi ou du for privé, ces expressions désignent l’ensemble des documents qui témoignent de la vie privée d’un individu (Ruggiu 2014).

8 Sur les intellectuelles : Dubesset & Rochefort 2001 ; Racine & Trebisch 2004. Krampl, Picco & Thivend (2017) insistent sur les contournements possibles face au genre des apprentissages.

9 De Certeau 1990 [1980] : 249.

10 Chartier 2003 : 9.

11 Lejeune 1993 : 22.

12 Lejeune 2008. Cependant, on ne peut l’affirmer dans le cas d’Herminie, étant donné son âge tardif au moment de la rédaction. Peut-être d’autres cahiers antérieurs ont-ils été détruits ou perdus.

13 Didier 1976 : 40.

14 Les manuscrits ont pour la plupart été conservés dans différentes branches de la famille, à l’exception du journal du père d’Herminie, Alexandre Brongniart (1770-1847), acheté par la Bibliothèque du Muséum national d’histoire naturelle, et en partie édité, et de celui de Charlotte Coquebert-Brongniart (1760-1832), grand-mère maternelle d’Herminie, publié dans Seth 2013 : 853-906. Pour les autres journaux de la famille, voir Lejeune 2008.

15 Martin-Fugier 2011 : 131.

16 Martin-Fugier 2011 : 309.

17 Journal, Cahier n° 3, entrée du 5 août 1824.

18 Coudreuse & Simonet-Tenant 2009.

19 Monicat 2006.

20 Lejeune 2016 : 387-396 ; Simonet-Tenant 2001.

21 Lejeune 2016 ; Simonet-Tenant 2009.

22 Journal, Cahier n° 2, non paginé.

23 Journal, Cahier n° 3, non paginé.

24 Caron 1994.

25 Dauphin 2002 : 43. L’historienne y repère « les écarts, les emprunts, les déplacements ».

26 Lejeune 1993 : 20.

27 Bourdieu & Chartier 2003 : 283.

28 Cavallo & Chartier 2001 : 355-391 ; Fournier 2007.

29 Planté 2003.

30 Louichon 2009 : 9.

31 Lyons 1987 : 85-87.

32 Planté 2015 [1989] ; Reid 2010 ; Matamoros 2017.

33 Journal, Cahier n° 3, non paginé.

34 Journal, Cahier n° 4, non paginé.

35 Didier 1976 : 154.

36 Rehberg Sedo 2011.

37 Smith 1981.

38 Riot-Sarcey 1994 : 124-125.

39 Baudry 2014, et plus spécifiquement la partie 4 « Lecteur critique/lectrice féministe ».

40 Berthiaud 2017; Chollet 2016; Lacoue-Labarthe & Mouysset 2012.

41 Arnoul, Renard-Foultier & Ruggiu 2012.

42 Journal, Cahier n° 3, entrée du 29 septembre 1824.

43 « Mathilde et moi nous avons décidé que tous les soirs avant de nous coucher nous ferions ensemble une petite lecture de piété ; nous avons commencé aujourd’hui », Journal, entrée du 5 juin 1824.

44 « Mme Elie de Beaumont » par Eusèbe G***, Revue des romans. Recueil d’analyses raisonnées des productions les plus remarquables des romanciers français et étrangers, Paris, Firmin Didot, 1839.

45 Journal, Cahier n° 3, entrée du 10 août 1824.

46 Flint 1993 : 42.

47 Ariès & Duby 1987 : 416.

48 Les tirages oscillent alors entre 8 et 9 000. Corinne, censuré sous l’Empire, est réédité en 1818, 1819 et 1820, ainsi que dans les Œuvres complètes de Mme de Staël en 1820. Lyons 1987 : 57 ; Legrand 2006.

49 Journal, Cahier n° 3, entrée du 28 juillet 1824.

50 Journal, Cahier n° 3, entrée du 23 mai 1824.

51 Journal, Cahier n° 4, entrée du 8 novembre 1824.

52 Lejeune 1993.

53 Lejeune 2016.

54 Ainsi du journal d’Aline de Quelen, contemporain de celui d’Herminie, et analysé par Le Gall 2016.

55 De Certeau 1990 [1980].

56 Ginzburg 2003 : 33.

57 Riot-Sarcey (2010) évoque, pour le xixe siècle, un « processus d’enserrement » reposant sur des représentations du féminin et des attentes sociales qui assigne les femmes à une identité.

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Pour citer cet article

Référence papier

Isabelle Matamoros, « L’habitude de bien lire. Lectures quotidiennes d’une jeune bourgeoise dans les années 1820 »Clio, 51 | 2020, 261-281.

Référence électronique

Isabelle Matamoros, « L’habitude de bien lire. Lectures quotidiennes d’une jeune bourgeoise dans les années 1820 »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 13 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/18361 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.18361

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Auteur

Isabelle Matamoros

Isabelle Matamoros est post-doctorante au Labex « Écrire une histoire nouvelle de l’Europe » (Sorbonne-Université), coordinatrice de l’axe Genre et Europe. Elle a soutenu en 2017 une thèse intitulée Mais surtout, lisez ! Les pratiques de lecture des femmes dans la France du premier xixe siècle. Ses recherches actuelles portent sur le genre et l’histoire des savoirs. Isa_matamoro@yahoo.fr

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