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Portrait

Angela Groppi (1947-2020), pionnière de l’histoire des femmes en Italie

Anna Bellavitis
p. 257-259

Texte intégral

1Professeure associata d’histoire moderne à l’université de Rome-La Sapienza jusqu’à sa retraite, en 2017, Angela Groppi avait, auparavant, longtemps travaillé à la Fondazione Basso de Rome et à l’Istituto dell’Enciclopedia Treccani. Elle avait également été professeure invitée à l’Institut européen de Florence, à l’université Paris Diderot et à l’EHESS, avant que l’université italienne ne lui ouvre enfin ses portes, en 2000. Ses premiers travaux portaient sur la Révolution française et, dans les années 1970, alors qu’elle militait au sein de la jeunesse communiste italienne, elle avait fréquenté les séminaires d’Albert Soboul à la Sorbonne. Angela avait toujours gardé une relation très étroite avec la France, dont elle avait une image presque idéalisée. Depuis quelques années, elle séjournait souvent à Paris pour suivre, à travers la correspondance de Mazarin aux Archives nationales, les traces de la mélancolie de Lucrezia Barberini d’Este.

2Angela Groppi était une historienne extrêmement curieuse et novatrice. Ses recherches, toujours fondées sur une connaissance vaste et profonde des sources d’archives, ont porté sur le travail des femmes, sur les institutions féminines d’enfermement et d’éducation, sur l’assistance aux personnes âgées, sur le rôle économique des marchands juifs et calvinistes dans la Rome moderne, sur la citoyenneté, sur l’enfance, sur la mélancolie… Le dernier livre qu’elle a dirigé, publié en 2014, porte sur le recensement de 1733 des Juifs de Rome, un document exceptionnel qu’elle avait découvert aux Archives d’État de Rome. Son dernier travail, auquel elle tenait beaucoup, est un article intitulé « Les deux corps des juifs : droits et pratiques de citoyenneté des habitants du ghetto de Rome, xvie-xviiie siècle », dans le dossier Droit(s) et minorités juives, xvie-xixe siècle, qu’elle a dirigé avec Michaël Gasperoni, publié dans le dernier numéro des Annales HSS, daté de 2018, mais sorti fin 2019. En pensant le travail en termes de genre, en insistant sur la nécessité d’étudier en parallèle le travail et la valeur (lavoro e valore) des femmes, les activités productives des femmes et leurs droits à la propriété et à la gestion des biens, en démontrant que l’assistance aux personnes âgées n’était pas le comportement “normal” d’une supposée famille méditerranéenne, mais le fruit d’une négociation permanente entre les institutions d’assistance et des familles hostiles à l’idée de s’en occuper, Angela Groppi a apporté une contribution fondamentale au renouvellement de l’histoire sociale et de l’histoire des femmes et du genre.

3L’histoire des femmes lui doit beaucoup : elle avait été l’une des fondatrices de la première revue italienne d’histoire des femmes, Memoria. Rivista di storia delle donne, en 1981, et de la SIS, la Società Italiana delle Storiche (Société italienne des historiennes), en 1989. Dans le numéro de Clio. HFS consacré à « L’histoire des femmes en revues » (16/2002), elle définissait Memoria comme « une expérience d’invention, caractérisée par une innovation et une diffusion limitées ». Les 33 numéros de la revue, sortis de 1981 à 1993, ont sans doute été, pour l’Italie de l’époque, une « invention » mais, souligne-t-elle, « dans un paysage culturel silencieux et peu perméable aux études féministes développées dans d’autres réalités nationales », cette « invention » n’a pas pu avoir un effet durable d’innovation et de diffusion. Memoria a été effectivement une expérience fondamentale, qui en a inspiré d’autres, en Italie et au-delà, mais l’université italienne a été longtemps sourde et hostile à l’histoire des femmes, ce qui explique aussi les difficultés qu’une historienne talentueuse comme Angela Groppi a rencontrées pour obtenir un poste stable à l’université. Dans ce même article, Angela exprimait des doutes sur le choix du “séparatisme” de la part de la rédaction de la revue : « initialement conçu comme un outil pour défier la discipline et construire une solidarité intellectuelle entre femmes, le séparatisme s’était transformé chemin faisant, en une limite ontologique » : un choix programmatique de moins en moins soutenable au fur et à mesure que l’intérêt d’historiens hommes commençait à se manifester, mais qui pouvait toujours servir de prétexte pour justifier l’extranéité d’un monde masculin qui se considérait comme exclu : il aurait bien voulu… mais on ne le lui concédait pas, et donc il ne le pouvait pas. Ce débat sur le séparatisme reste d’actualité aujourd’hui au sein de la SIS et de la rédaction de Genesis, mais, concluait Angela Groppi, ce n’est sans doute pas la raison qui a conduit à clore l’expérience de Memoria, mais plutôt l’évolution du contexte politique, la crise du mouvement féministe et la difficulté à parler en même temps à un public spécialisé et à un public militant. Il a d’ailleurs fallu attendre dix ans et la fondation de la SIS, pour qu’une autre revue voie le jour, en 2002, Genesis. Rivista della Società Italiana delle Storiche. Le contexte a changé, mais l’histoire des femmes et du genre a encore du mal à trouver sa place dans l’espace académique italien.

4Dans les dernières années, la production d’Angela Groppi n’avait été que très marginalement réduite par la maladie. Au contraire, la recherche, la réflexion et l’écriture l’avaient probablement soutenue et aidée à garder un regard toujours perçant, lucide et désenchanté sur le temps présent. Elle était très critique à l’égard de la politique italienne, et elle n’épargnait pas ses critiques au système universitaire de son pays. Quand on avait l’occasion de se voir ou de se téléphoner, ce qui arrivait assez souvent, elle me parlait de la situation désastreuse des transports et de l’entretien des rues à Rome, qui rendait encore plus compliqués et pénibles ses déplacements à l’hôpital pour les soins. Mais elle avait encore tant de projets, elle s’intéressait à l’histoire des couleurs et elle espérait qu’on puisse un jour écrire une histoire européenne des couturières. Angela a toujours été très généreuse avec les collègues plus jeunes, toujours prête à relire, à conseiller, à discuter une idée, une hypothèse, toujours enthousiaste de les accompagner ou de les suivre dans de nouveaux projets. Angela était un esprit libre et rigoureux, une intelligence critique et empathique. Elle nous manque beaucoup.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anna Bellavitis, « Angela Groppi (1947-2020), pionnière de l’histoire des femmes en Italie »Clio, 51 | 2020, 257-259.

Référence électronique

Anna Bellavitis, « Angela Groppi (1947-2020), pionnière de l’histoire des femmes en Italie »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/18359 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.18359

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Auteur

Anna Bellavitis

Professeure d’histoire moderne
Université de Rouen Normandie
Directrice du Groupe de Recherche d’Histoire EA 3831

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