Migrantes au musée. Questions posées à l’histoire
Texte intégral
1Pour compléter ce numéro et afin de souligner son actualité, nous avons souhaité échanger avec Marianne Amar, historienne, responsable du département de la recherche au Musée National de l’Histoire de l’Immigration (Palais de la Porte-Dorée, Paris). L’entretien s’est tenu le 26 juin 2019 et a duré une heure trente. Comme convenu en juin, Marianne Amar a complété ses propos quelques mois plus tard pour présenter les projets actuels du musée sur le thème « femmes et genre en migration ».
Linda Guerry et Françoise Thébaud : Présentez-nous votre parcours intellectuel. D’où vient votre intérêt pour la question des migrations ?
Marianne Amar : Si j’essaie de me livrer à l’exercice d’égo-histoire et de trouver une cohérence dans mes sujets de recherche, je prendrais l’image d’une ligne, droite ou non, réelle ou imaginaire, et qui séparerait un au-dedans et un au-dehors. D’une certaine manière, je peux relire les trois objets sur lesquels j’ai travaillé – le sport, la photographie, les migrations – à l’aune de cette image. À chaque fois, j’ai tenté de mettre au jour ce tracé, de repérer son fonctionnement et les tensions qui s’y jouent, de comprendre comment s’articulent les deux parties du monde qu’il sépare, et d’en nommer les acteurs.
Le sport d’abord, sur lequel portaient mes premières recherches et notamment ma thèse, dirigée par Pierre Milza à Sciences Po (« Nés pour courir. La IVe République face au sport »). Pourquoi le sport ? Au tournant des années 1980, j’étais frappée par la pauvreté des réflexions qu’il suscitait : pas de travaux universitaires, pas de véritable recherche, des archives inexplorées. J’étais également étonnée de voir tout ramené à une sorte de mythologie – Barthes avait vu juste –, qui ne laissait guère de place à ses réalités politiques, sociales, économiques. La troisième raison tient à mon parcours. Passée par Sciences Po Paris, sans arpenter les chemins balisés de l’excellence française – l’ENS et l’agrégation –, j’étais « condamnée » à essayer d’innover et d’inventer. Et je dois rendre hommage au Centre d’histoire de Sciences Po, qui était dans ses premières années, d’avoir pris au sérieux cet objet d’étude.
La période retenue – 1944-1958 – l’avait été pour les enjeux politiques si forts portés par la IVe République : rétablissement de la légalité républicaine et épuration, mise en œuvre d’une politique du sport, Guerre froide et entame de la décolonisation. Mais elle avait également été choisie pour le diptyque reconstruction / modernisation, qui la structure. Au final, les jeux du stade se sont avérés un formidable jeu de miroirs pour dire la France d’après-guerre et ses enjeux, à travers plusieurs lignes de partage. D’abord celle qui sépare la culture des corps et la règle du stade entendues comme instruments de régénération de la nation d’une part, et le jeu d’autre part, soit l’utile et l’inutile. Ensuite, celle qui oppose un ordre sportif qui se proclame toujours « apolitique » – vieil héritage coubertinien en dépit des Jeux de Berlin – et la réalité éminemment politique du sport d’après-guerre, qu’il s’agisse de l’intervention croissante des États ou de la nouvelle géopolitique du sport, face à la Guerre froide et à la montée des indépendances en temps de décolonisation. J’ai tenté de montrer dans mon travail les contradictions de cette « frontière » du stade. On la voulait poreuse, pour que la discipline, la soumission de la jeunesse aux règles du jeu, puissent être un apprentissage de la citoyenneté au dehors. Mais on la voulait aussi étanche, pour empêcher que le politique ne pénètre sur le stade. On sait ce qu’il advint : la morale s’est assez peu exportée hors du stade ; la politique, en revanche, a su en forcer le verrou.
J’ai travaillé sur le sport en deux temps : dans les années qui ont suivi ma thèse et puis, à nouveau, au tournant des années 2000, quand j’ai été nommée à la Commission d’histoire du sport et de l’éducation physique sous Vichy, commission initiée par Marie-George Buffet et présidée par Jean-Pierre Azéma. J’avais la charge des « bons » : Londres, Alger, la résistance, et surtout l’épuration. Enquête qui m’a passionnée, même si elle reste largement à approfondir, car c’était là mettre le sport à l’épreuve de ses contradictions : l’apolitisme et le service de la nation, via le redressement des corps, pouvait-il vous disculper et transformer un engagement au service de Vichy en acte de résistance ? Ce fut la posture d’un Jean Borotra à la Libération, par exemple.
Je suis venue à mon second objet d’étude, la photographie, par la pratique du médium entamée à l’adolescence et poursuivie avec une sorte d’obstination. Aujourd’hui, il n’est pas rare de croiser des chercheurs qui sont aussi des artistes – au moins de sérieux amateurs – et inversement, mais dans les années 1990, recherche et pratique restaient rigoureusement cloisonnées. Or, cette pratique vous aide à dénouer la signification des images. Vous pouvez deviner la position du photographe, le format utilisé, les éclairages, et donc reconstituer un peu mieux « l’événement » de la prise de vue, pour reprendre le terme de Susan Sontag. Car la photographie est un événement, avant d’être un document. J’en reviens à la ligne de partage comme lieu de tension et fil conducteur de mon travail. Dans la photographie, elle se matérialise dans les bords du cadre. Que conserve-t-on à l’intérieur ? Que laisse-t-on hors champ, donc invisible ? Et pourquoi ? C’est en partant de la photographie que j’ai commencé à réfléchir aux enjeux de visibilité / invisibilité, et à leur construction.
L’immigration, enfin. Précisons avant d’aller plus loin que mes trois thématiques de recherche ne se sont pas succédé ainsi, comme à la parade. Elles n’ont cessé de se chevaucher, voire de dialoguer. L’immigration aurait pu s’imposer à moi par l’histoire familiale, prise entre quatre pays : la Russie et la Pologne côté maternel, le Maroc puis l’Algérie côté paternel. Mais je n’ai jamais eu d’inclination pour les héritages identitaires. En revanche, parce que tous ces parcours familiaux n’ont cessé de se frotter aux ruptures et aux violences du xxe siècle – révolution russe, nazisme et Shoah, décolonisation – j’y ai puisé assez naturellement le goût de l’histoire.
Pour en revenir à l’immigration, elle s’est imposée un peu par hasard, par effraction, quand Pierre Milza m’a demandé, après ma thèse, de l’aider à une synthèse, sous forme de dictionnaire, autour de l’histoire de l’immigration en France. De fil en aiguille, l’aide à la documentation s’est transformée en aventure partagée et nous avons cosigné L’immigration en France au xxe siècle (Armand Colin, 1991). Là encore, le sujet était neuf ; P. Milza en était l’un des pionniers puisqu’il l’avait abordé dans le cadre de sa thèse d’État sur « Français et Italiens à la fin du xixe siècle ». Gérard Noiriel venait de publier Le Creuset français, ouvrage fondateur s’il en est. Les premières grandes thèses étaient soutenues et publiées – celle de Janine Ponty sur les Polonais de l’entre-deux-guerres, celle de Ralph Schor sur l’opinion publique et les étrangers à la même époque. L’idée d’une ligne séparant un au-dedans et un au dehors prend, pour l’immigration, un sens évident et renvoie à la frontière, géographique ou juridique. Mais en matière d’études migratoires, la tension se joue aussi entre une histoire qui privilégierait les circulations, les mobilités, le mouvement, et une autre qui travaillerait autour de l’installation, de l’enracinement, des identités – l’une n’étant pas exclusive de l’autre.
Voilà, résumées à grands traits, les étapes de mon parcours ; c’est la première fois que je me livre à l’exercice, non sans un certain plaisir. Et au fil rouge que j’ai déjà évoqué, il faudrait sans doute en ajouter d’autres qui préciseraient les liens entre le sport, la photographie et les migrations : la curiosité pour les terres inconnues, le plaisir de la découverte, le « goût de l’archive ».
- 1 Dans le numéro 20 intitulé « Armées » (2004) et dirigé par Luc Capdevila et Dominique Godineau.
Nous reviendrons sur la place des femmes en migration dans mon parcours au Musée. Mais sans attendre, je voudrais signaler qu’elles n’ont pas été absentes de mes travaux sur le sport et surtout sur la photographie, en raison d’un long compagnonnage avec Lee Miller, sur laquelle j’avais d’ailleurs publié dans Clio, dès 2004, un article intitulé « Les guerres intimes de Lee Miller »1. Cette jeune Américaine, arrivée à Paris dans les années 1920, ancien mannequin chez Vogue, qui devient la compagne et l’égérie de Man Ray, apprend la photographie à ses côtés jusqu’à parfois inventer avec lui des procédés nouveaux comme la solarisation. Tout bascule avec la Seconde Guerre mondiale. Engagée par Vogue, elle devient photographe de guerre, accréditée auprès de l’armée américaine. Elle suit la campagne de France, la bataille des Ardennes, puis l’entrée en Allemagne, la libération des camps – Buchenwald, Dachau – et pour finir, elle vient littéralement échouer dans la « baignoire d’Hitler », dans son repère munichois. Ce qui fascine, chez Lee Miller, c’est qu’elle mène une guerre dans la guerre, une guerre contre son passé, la beauté et ses codes qui l’enferment. C’est cela qu’elle jette par-dessus bord en entrant dans la baignoire d’Hitler. Cette guerre, elle la mène dans un état second, entre alcool et benzédrine, dans la promiscuité, la boue, les punaises. Elle la mène aussi contre elle-même. Lee Miller se fait violence dans la violence de guerre ; ses images en portent la marque. Violence ouverte ou feutrée, mais jamais compassionnelle, soit l’inverse des représentations ordinaires des femmes dans la guerre, souvent réduites à une figure de la victime. En fait, par son attitude et par ses images, Lee Miller brouille les cartes et subvertit tous les codes du genre et de la féminité. Absolument passionnante.
LG & FT : Dans quel contexte avez-vous été recrutée au Musée national d’histoire de l’immigration ? Quelle est votre fonction au sein du musée ? Quelles recherches y menez-vous ?
MA : Je suis arrivée au Musée national de l’histoire de l’immigration – qui était alors Cité nationale de l’histoire de l’immigration – en 2005. Moment charnière puisque le rapport de la Mission de préfiguration avait été publié, le basculement d’un centre de ressources vers un musée national était acquis, le lieu venait d’être choisi – ce serait le Palais de la Porte-dorée – et l’équipe était en train de se constituer. J’en avais été avertie par Pierre Milza et Marie-Claude Blanc-Chaléard, chacun de leur côté, et tous les deux m’ont encouragée à déposer une candidature. Ce que j’ai fait, une première fois sans succès, avant d’être finalement recrutée au printemps 2005 par Jacques Toubon, président de la Mission de préfiguration et véritable fondateur du projet et de l’institution. J’y ai fait mon entrée officielle en septembre.
J’avais, au début, la double responsabilité de l’édition et de la recherche, qui incluait l’animation du comité d’histoire. À la suite d’une réorganisation, je n’ai conservé que la recherche, mais récupéré les colloques qui en étaient jusque-là distincts. Je n’ai pas depuis changé de fonctions. En revanche, les manières de les exercer n’ont pas cessé de varier, au fur et à mesure qu’évoluait le projet. Là encore, il fallait défricher, inventer. Car au fond, la tradition veut que l’on fasse de la recherche dans les laboratoires et à l’université, et que la part scientifique dans un musée soit occupée par des conservateurs et des conservatrices, ce que je ne suis pas.
Depuis près de quinze ans, j’essaie néanmoins de maintenir une sorte de cap dans la vie parfois tumultueuse de cette institution. Qui consistait à accompagner la recherche – valoriser, disséminer pour reprendre les termes en usage – mais aussi à préserver des espaces scientifiques pour soi, condition qui m’a toujours semblé nécessaire à la légitimité de l’institution. Pas simple, car à court terme, cela amène peu de résultats directement visibles. Et pourtant, ce musée n’aurait pu exister sans avoir à disposition le socle de connaissances et de questionnements amenés par les chercheurs. Tenir le cap consistait aussi à demeurer l’esprit en alerte, à s’installer dans une position de veilleur. Ce qui m’a conduite, très vite, à essayer de dépasser une histoire de l’immigration repliée sur la France, sans aspérités, rectiligne, traçant un chemin droit du départ à l’intégration heureuse. Une histoire « d’étrangers qui ont fait la France » en quelque sorte, qu’il faudrait mettre en avant pour changer les regards sur l’immigration. Personnellement, je n’y crois pas. Les études nombreuses autour de la construction des représentations montrent que cela ne suffit pas. Et puis que faire des anonymes ? Le risque est grand de privilégier une histoire « des grands hommes (et femmes) », qui ferait là un retour incongru, et de proposer un récit lénifiant, rassurant et dépolitisé.
En fait, il faut accepter, dans ce travail d’historien au musée, une part d’incertitude pour reprendre le terme de Simona Cerutti quand elle réfléchit à la condition d’étranger. Les migrations, et l’écriture de leur histoire, ont beaucoup changé depuis les années 2000. On y reparle de circulations, de leur complexité, de leur nécessaire approche à l’échelle du monde, là où l’on avait fini par ne parler que d’installation, d’intégration (ou pas) dans le cadre national. Aujourd’hui, on ne peut plus ignorer les retours, les bifurcations, les trajectoires par étapes, les attentes. Par ailleurs, cette histoire en croise d’autres, à commencer par celle des empires. Non pour la réduire à une histoire des migrations postcoloniales, mais pour élargir le cadre de l’une et de l’autre en allant regarder des circulations moins connues, comme l’installation forcée de réfugiés en Algérie et le recrutement de migrants européens à l’époque de la conquête. Dans ce travail de croisement et de comparaison, l’approche diachronique s’est petit à petit imposée, comme s’est imposée la nécessité de dépasser l’époque contemporaine pour aller explorer en amont d’autres circulations, d’autres migrations qui ont pu jouer une fonction matricielle. À cet égard, les réflexions menées par Claudia Moatti, spécialiste de la Rome antique, autour des « situations de l’entre-deux » me paraissent extrêmement stimulantes. En fait, tout se passe comme si l’histoire de l’immigration avait remis toute l’histoire en mouvement, mais en retour, en se frottant à d’autres thématiques, elle avait aussi introduit de la complexité et de la diversité dans ses propres objets – catégories sociales, statuts, expériences migratoires, approches culturelles etc. Travailler sur les femmes en migration s’inscrit bien sûr dans ce mouvement général qui rompt avec l’image univoque et longtemps dominante du travailleur immigré, masculin et prolétaire.
Enfin, le cap historien tenu au musée exige – c’est l’évidence – de rester ferme sur les exigences du métier. Après tout, une exposition n’est rien d’autre qu’une écriture de l’histoire dans l’espace. Sauf que cela ne va pas forcément de soi. Car il faut, dans le même mouvement, satisfaire aux règles ordinaires de la discipline et savoir reprendre à nouveaux frais ce qui la structure – le questionnaire, les sources, la construction du récit – en tenant compte des contraintes spécifiques : l’environnement institutionnel, le poids du visuel, la force de la scénographie.
Toutes ces interrogations ont nourri mes recherches au Musée – et sur le musée – qui prolongeaient les réflexions empiriques menées lors de l’élaboration de la première version de l’exposition permanente. À l’épreuve de ce musée en train de se faire, j’ai tenté de déplier les contradictions entre patrimoine et histoire, connaissance et reconnaissance, écriture du passé et interpellations du présent. C’est le musée laboratoire que j’avais en tête, même s’il n’était pas celui de Georges Henri Rivière.
- 2 Georges Perec avec Robert Bober, Récits d’Ellis Island : histoires d’errance et d’espoir, Paris, (...)
- 3 Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Paris, Grasset, 2002, p. 34.
En faisant retour sur la photographie, je me suis également interrogée sur ce que le Musée montrait, ou plutôt pouvait montrer, en constatant que le geste inaugural et politique de sa création était fondé sur un paradoxe, voire une aporie : il fallait un musée pour rendre visible une histoire des migrations trop longtemps restée invisible. Mais comment, alors, la rendre visible si rien – ou si peu – n’avait été laissé en héritage ? J’ai travaillé très tôt sur ces enjeux d’invisibilité : que voit-on ou pas ? Qui est nommé ou pas ? Les migrants ont-ils tous, hier et aujourd’hui, envie d’être vus et exposés ? Faut-il masquer ce passé de silence par une surabondance d’œuvres piochées aux marges de l’histoire de l’immigration mais assez polysémiques pour s’y ajuster ? Ou choisir, au contraire, de faire face, et inventer les moyens scénographiques pour dire cette absence ? Deux voix de la littérature m’ont aidée dans cette réflexion. D’abord Georges Perec et ses magnifiques récits d’Ellis Island : « Comment décrire ? Comment raconter ? Comment regarder ?… Comment saisir ce qui n’a pas été montré, ce qui n’a pas été photographié, archivé, restauré, mis en scène ? »2. Et puis Ralph Ellison et son « Homme invisible » pour questionner la réception de ce qui est exposé : « Je suis un homme qu’on ne voit pas […] Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir »3.
Toutes ces réflexions ont été nourries du dialogue constant mené avec d’autres chercheurs et chercheuses travaillant sur les musées ou l’image (Ilsen About, Arno Gisinger également photographe, Anne Lafont, Sophie Wahnich, Peggy Levitt, d’autres encore) et à l’occasion de deux colloques internationaux organisés sur cette thématique – à Québec en 2010 et à Buenos Aires en 2014. Au Musée, elles ont mené à des interventions somme toute classiques : une contribution aux expositions via des commissariats scientifiques, une valorisation de la recherche via des manifestations scientifiques (plus de quarante accueillies, soutenues ou construites), le soutien à l’édition ou des outils de large diffusion comme le cycle de conférences L’UniverCité, créé en 2008 et qui a duré dix ans.
- 4 Une première version de ce travail a été publiée dans Marianne Amar, avec Isabelle Richefort, « V (...)
Quant à mes recherches personnelles, je les inscrirais sous l’en-tête partagé d’une histoire sociale des réfugiés, des années 1930 à l’après-Seconde Guerre mondiale. Le premier chantier s’inscrit dans le temps suspendu de la « drôle de guerre », à travers deux enquêtes : la première s’intéresse à des Allemands et Autrichiens internés à l’automne 1939 comme « ressortissants ennemis » et les demandes de libération adressées par leurs proches à l’administration – souvent des femmes, des compagnes, françaises ou étrangères. L’autre étudie les demandes de visa pour la France, en octobre 1939, de Polonais réfugiés dans plusieurs pays européens – Roumanie, Lituanie, Hongrie, Suisse – mais aussi à Kaboul4. Ces deux enquêtes, menées sur des fonds largement inédits, portent plusieurs enjeux. Elles viennent nourrir une histoire longue des requêtes et des suppliques adressées aux autorités, dont je reprends ici les acquis, et qui s’avère stimulante dans le cas des migrations. Par ailleurs, à travers ces voix précaires, discontinues, fragmentées par le silence, ces enquêtes brossent un portrait collectif de deux groupes de migrants finalement peu connus. D’abord les Allemands et Autrichiens qui vivent en France au moment de l’entrée en guerre, et dont la grande diversité surprend : des réfugiés bien sûr, mais aussi des migrants arrivés dans les années 1920 ; des intellectuels, mais aussi des ingénieurs, des inventeurs, des représentants de commerce. Quant aux Polonais, l’enquête entamée avec les demandes de visas a ouvert des pistes qu’il me faut maintenant suivre et creuser davantage pour mieux comprendre leurs trajectoires migratoires, et le rôle joué par la France dans leur sauvetage.
Le second chantier qui m’occupe traite des « élites déplacées » prises en charge par les organisations internationales dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale (1945-1952) et s’inscrit au croisement de plusieurs thématiques : les « personnes déplacées » (DP) de la sortie de guerre, les migrations d’élite, les politiques nationales et internationales de l’asile et du travail, les transferts culturels et scientifiques. Dans un contexte où s’entremêlent temporalités de sortie de guerre et d’entrée dans la Guerre froide, où se croisent victimes de guerre et ceux qui fuient les transformations politiques de l’Europe centrale et orientale, la mise en œuvre, en 1947, d’une politique de réinstallation par l’Organisation internationale des réfugiés (OIR), qui succède à l’UNRRA (United Nations Relief and Rehabilitation Administration), marque une césure dans l’histoire de ces élites réfugiées en Allemagne, en Autriche et en Italie et placées sous protection internationale. Sous le mandat de l’UNRRA, dans les camps de la zone d’occupation américaine, une partie des élites a pu exercer des fonctions liées à leur ancienne position professionnelle (justice, police, fonctions électives, enseignement, etc.). Même s’il s’agit d’un simulacre de pouvoir et d’influence, ils ont ainsi conservé en partie leur statut, au moins aux yeux de leurs pairs. À partir de 1947, le choix de la réinstallation change la donne. Parce qu’elles butent sur des politiques nationales qui privilégient partout dans le monde une main-d’œuvre agricole et ouvrière nécessaire à la reconstruction, ces élites déplacées, renommées par l’OIR « intellectuels et spécialistes » et intégrées un temps aux « cas difficiles » (hardcore refugees), sont progressivement constituées en une catégorie d’action publique spécifique. La politique mise en place par l’OIR apparaît alors en tension entre une stratégie de reconnaissance – faire des élites les hérauts des valeurs humanistes européennes – et la recherche d’efficacité économique – les remettre au travail, pour les sortir des camps, parfois au prix d’une reconversion forcée. Ce « management » professionnel des élites met à jour un marché international du travail structuré, aux acteurs multiples : organisations liées au système onusien, militaires chargés des zones d’occupation, gouvernements et administrations des pays de destination, associations humanitaires et professionnelles souvent transnationales, réseaux familiaux et amicaux.
- 5 Kathryn Hulme Papers, YCAL MSS 22 ; Nina Berberova Papers, GEN MSS 182 et GEN MSS 573.
Dans ce travail, et pour en revenir à la question qui nous occupe dans cet entretien, j’accorderai une attention particulière aux femmes, tant elles sont, pour l’OIR, une catégorie qui suscitent des discours et des politiques spécifiques. Par ailleurs, s’agissant des femmes et du refuge dans cette période d’après-Seconde Guerre mondiale, j’ai pu travailler sur deux fonds, l’un et l’autre à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library, de l’université de Yale : les archives de Nina Berberova, l’écrivaine, et celles de Kathryn Hulme qui dirigea plusieurs camps de DP dans la Zone d’occupation américaine, et qui a laissé une correspondance unique en son genre5. En novembre 2019, l’invitation qui m’a été faite par Judith Revel d’intervenir à l’IMEC lors de la journée conclusive du programme « Archives du genre, genre des archives », m’a donné l’occasion de faire résonner les parcours de ces deux femmes à travers leurs archives, mais aussi dans leur façon de « faire archive », en entrelaçant leur manière de se dire et d’agir dans l’espace public et professionnel, et leur rapport au privé et à l’intime qui ne se confondent pas forcément. Cet exercice de comparaison, encore à l’état d’esquisse, s’est avéré extrêmement stimulant, notamment dans le jeu complexe des identités et des appartenances et dans celui, subtil, de la parole, de ses lieux et modalités d’énoncement, et du silence.
LG & FT : Comment le musée met-il en valeur les femmes migrantes et la question du genre ?
MA : J’ai oublié de le préciser, mais le département de la recherche n’a pas de troupes, et j’y suis seule. Du coup, la frontière s’avère parfois poreuse entre mes objets de recherche, mes questionnements scientifiques, et ceux du Musée. Quoi qu’il en soit, j’essaie de porter la thématique des femmes migrantes et du genre comme thématique prioritaire, pour la recherche en particulier, et pour le Musée en général. Car la recherche doit toujours « penser triple » dans cette institution : s’occuper de rendre visibles les travaux les plus stimulants sur les migrations à travers une politique de valorisation assez classique ; faire du musée un objet de recherche en soi ; accompagner sur le plan scientifique la mise en récit muséale de cette histoire.
S’agissant des expositions, peut-être faut-il d’abord en revenir à la mission de préfiguration en 2003-2004. À l’époque, le parcours conçu par les historiens proposait une structure chronologique complétée par des sections thématiques transversales ; l’une d’entre elles traitait des femmes et du genre, à travers une grande variété d’approches. Mais finalement, un autre récit l’a emporté, centré sur un parcours migratoire idéal-typique, du départ jusqu’à l’installation. Les approches thématiques initialement imaginées ont donc disparu.
- 6 Disponible sur le site du Musée en 2020 [https://www.histoire-immigration.fr/].
Les collections posent d’autres questions. Une analyse précise de la place qu’y occupent les femmes reste à faire. Néanmoins, un travail de défrichage mené au printemps 2019 par Imane Kadi, étudiante en master d’histoire publique de l’UPEC (Créteil), ouvre des pistes. Sans surprise, les femmes y sont sous-représentées, et donc deux fois invisibles. Par ailleurs, dans le corpus disponible, elles restent prisonnières de représentations traditionnelles, qui disent fort mal la réalité des migrations féminines mises au jour par les recherches les plus récentes. Certaines de ces représentations – notamment celles liées à l’exil – reprennent le vocabulaire visuel forgé par les images de guerre comme celle, récurrente, de « la mère à l’enfant » en figure de la victime. Une seconde série de représentations les cantonne dans la sphère intime et privée – mères de famille et « gardiennes » des traditions. Quand elles travaillent, les migrantes données à voir dans la collection exercent des métiers classiquement « féminins », dans l’industrie, l’agriculture ou la domesticité. De ce portrait, esquissé ici à traits assez grossiers mais finement analysé dans le petit film tiré du travail d’Imane Kadi « Des femmes en mouvements »6, on pourrait aisément s’indigner. Mais les migrantes ne sont pas forcément beaucoup plus maltraitées que les autres femmes, à la même époque et à condition sociale égale. Par ailleurs, l’état des collections ne doit pas tout aux choix du Musée. Il se trouve aussi contraint de composer, pour ses acquisitions, avec les héritages et les réalités de la production artistique et documentaire. J’ai évoqué tout à l’heure la question centrale de l’invisibilité, de ce qui n’a pas été vu : ces représentations absentes manquent aujourd’hui au musée et à ses collections. S’y ajoute, dans la longue durée, un certain conformisme avec lequel il doit aussi composer. Le regard des artistes et des photographes ne va pas sans produire des stéréotypes – folkloriques et/ou compassionnels – auxquelles les femmes migrantes n’échappent pas et qui sont une autre forme de masque posé sur la réalité des migrations. Enfin, les « femmes puissantes », pour reprendre une des catégories du travail d’Imane Kadi, ne se mettent pas forcément en scène comme « migrantes » et demeurent donc souvent « invisibles » dans les représentations, faute d’être nommées. L’art contemporain échappe en partie à cette double invisibilité. Les migrations y occupent en effet une place centrale – presqu’un effet de mode – et certaines œuvres évitent le piège de la compassion. Mais pas toutes et, par ailleurs, le recours au contemporain ne peut tout régler des failles du passé. Une des pistes pour l’avenir serait sans doute de mener une véritable enquête, pour trouver des images inédites et en faire, patiemment, l’histoire, sans se contenter de les choisir pour leur valeur illustrative. À cet égard, le travail mené par les historiens sur les images de l’univers concentrationnaire nazi pourrait servir de référence, sinon de modèle.
Un dernier mot sur le fonds dit « de société », qui occupe une place singulière dans les collections et offre, me semble-t-il, un beau et inédit terrain d’analyse. Fondé sur le don ou le dépôt, par des migrants, d’objets emblématiques de leur histoire personnelle ou familiale, il propose des images mieux documentées, même si les aléas de la mémoire familiale nous contraignent toujours à la vigilance. Mais ce fonds peut aussi être interrogé du côté de ceux qui déposent. Parmi les donateurs primo-arrivants, serait-ce plutôt des hommes ? Et chez les descendants, plutôt des femmes qui seraient érigées (ou se présenteraient) en dépositaires des mémoires familiales ? Faudrait-il nuancer selon les origines et les générations ? Il y a là un véritable terrain de recherche, sur le « genre de l’archive » et sa construction en migration, qui apparaît prometteur si on l’articule avec les travaux sur les mémoires de migrations.
- 7 Elles font aujourd’hui partie des collections du Musée.
J’en reviens aux actions plus classiques de valorisation de la recherche. J’avais, à plusieurs reprises, entre 2008 et 2017, inscrit la thématique des femmes à l’agenda du cycle de conférences L’UniverCité. Plus récemment, nous avons noué un partenariat avec le programme « Genre et sexualité en migration : “laisser la parole” sans “parler à la place” » soutenu par l’université Paris Lumières et piloté par le LEGS (Laboratoire d’études de genre et de sexualité), avec Caroline Ibos, Hélène Nicolas, Éric Fassin et Marta Segarra. Il a notamment permis de mener un travail approfondi sur les archives de l’émission Mosaïques7, appréhendées par le biais des femmes et du genre. Nous soutenons également le travail de post-doctorat mené par la philosophe Mona Gérardin-Laverge, sous la direction de Judith Revel et intitulé « Des voix qui font trace. Les archives au prisme du genre ». Elle entend questionner la place faite en France aux luttes féministes dans l’histoire des mouvements sociaux et des mobilisations collectives, et plus particulièrement aux luttes de femmes invisibilisées ou moins documentées, notamment les migrantes. Pour ce travail, le Musée met à disposition ses ressources, en particulier son fonds de thèses et de mémoires ainsi que sa collection audiovisuelle. À cette occasion d’ailleurs, la médiathèque Abdelmalek Sayad a édité un guide de ses ressources documentaires sur la thématique. Enfin, je ne voudrais pas oublier le patient travail mené depuis de longues années par la revue Hommes et Migrations qui a publié plusieurs dossiers sur le sujet.
LG & FT : Quels sont vos projets sur le thème des femmes et du genre ? La refonte de la collection permanente envisage-t-elle d’aborder cet aspect de l’histoire des migrations ?
- 8 Sous la direction de Romain Bertrand et Patrick Boucheron (Coordination : Emmanuel Blanchard, Del (...)
MA : La définition de thématiques prioritaires – et la question des femmes et du genre en fait partie – vise à en irriguer tous les outils, tous les « leviers » du musée – expositions, publications, acquisitions, manifestations, etc. à repérer, éveiller, défricher, accompagner. D’une certaine manière, la recherche devrait encourager le musée à bousculer ses certitudes. La refonte des galeries permanentes pourrait offrir ici un formidable terrain d’expérimentation. Au moment de nos échanges, rien n’est encore figé ; l’exposition se construit pas à pas et tous les principes n’en sont pas arrêtés. Mais le rapport du comité scientifique, qui vient d’être publié au Seuil8, trace un chemin. Ce comité, placé sous la présidence de Patrick Boucheron, a travaillé en amont de la phase proprement muséale, fort d’une quarantaine de chercheurs et chercheuses venus de toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, mais aussi des artistes, des muséographes, des scénographes. La question d’une salle, ou d’un espace, réservée aux femmes a de nouveau été posée, pour être aussi vite écartée. Dans une démarche qui visait à recréer du commun, à interroger les manières d’écrire le « nous » dans l’espace du musée, cela n’avait guère de sens. Deux autres options ont finalement émergé. D’abord veiller à traiter, à chaque étape, les migrantes comme des actrices à part entière de cette histoire en leur réservant, dans l’exposition, une place conforme à leur rôle. Gerda Taro, plutôt que Robert Capa, pour dire les choses rapidement. À cet égard, le rapport scientifique met déjà en avant plusieurs parcours de migrantes : l’artiste Lucie Cousturier, Rita Thalmann, Solange Faladé, Assia Djebar, Julienne, jeune migrante camerounaise, ou des ouvrières agricoles polonaises dans l’entre-deux-guerres. Mais il fallait aussi proposer un récit cohérent et ne pas se contenter de parsemer le parcours de ces figures féminines. D’où l’idée, qui vaut aussi pour d’autres thématiques, d’un « parcours fléché » construit de salle en salle. Il permettrait d’écrire une histoire à part entière des femmes en migration, arrimée à son temps et aux autres acteurs, une histoire en tension, entre banalité et singularité de leurs trajectoires et de leurs expériences. Une chose est sûre : exposer, accrocher des cadres, ne suffit pas à rompre l’invisibilité. Il faut, inlassablement, faire de l’histoire.
Notes
1 Dans le numéro 20 intitulé « Armées » (2004) et dirigé par Luc Capdevila et Dominique Godineau.
2 Georges Perec avec Robert Bober, Récits d’Ellis Island : histoires d’errance et d’espoir, Paris, POL avec l’Institut national de l’audiovisuel, 1994, p. 37.
3 Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Paris, Grasset, 2002, p. 34.
4 Une première version de ce travail a été publiée dans Marianne Amar, avec Isabelle Richefort, « Vestiges d’archives. Destructions, spoliations et retours, 1939-1940 », in Isabelle Alfandary (dir.), Dialoguer l’archive, Paris, INA, 2019, p. 103-134.
5 Kathryn Hulme Papers, YCAL MSS 22 ; Nina Berberova Papers, GEN MSS 182 et GEN MSS 573.
6 Disponible sur le site du Musée en 2020 [https://www.histoire-immigration.fr/].
7 Elles font aujourd’hui partie des collections du Musée.
8 Sous la direction de Romain Bertrand et Patrick Boucheron (Coordination : Emmanuel Blanchard, Delphine Diaz, Anouche Kunth, Camille Schmoll), Faire musée d’une histoire commune. Rapport de préfiguration de la nouvelle exposition permanente du Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris, Le Seuil, 2019.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Marianne Amar, « Migrantes au musée. Questions posées à l’histoire », Clio, 51 | 2020, 241-255.
Référence électronique
Marianne Amar, « Migrantes au musée. Questions posées à l’histoire », Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/18356 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.18356
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