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Regards complémentaires

La trilogie Istanbul-Berlin d’Emine Sevgi Özdamar. Genre et écriture entre deux mondes

Emine Sevgi Özdamar’s trilogy: gender and writing between two worlds
Isabelle Lacoue-Labarthe et Alice Lacoue-Labarthe
p. 169-183

Résumés

Cet article propose une lecture transdisciplinaire de l’œuvre de l’autrice turco-allemande Emine Sevgi Özdamar (née en 1946). Grâce à une approche à la fois historienne et littéraire de la trilogie Sonne auf halbem Weg : die Istanbul-Berlin Trilogie (Soleil à mi-chemin : la trilogie Istanbul-Berlin), nous cherchons à interroger le récit à la première personne d’un parcours migratoire au féminin qui échappe aux catégories littéraires traditionnelles, entre autobiographie, roman et témoignage. Plutôt que de définir de nouveaux critères de classification, cet article entend montrer l’apport d’un texte littéraire qui prend en compte le prisme du genre à la construction d’un discours historique alternatif, en rupture avec l’historiographie dominante de l’époque sur les Gastarbeiter (travailleurs invités allemands) en République fédérale d’Allemagne (seconde moitié du xxe siècle).

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Texte intégral

  • 1 Özdamar 2006. Notre traduction : Soleil à mi-chemin. La trilogie Istanbul-Berlin.
  • 2 Ces volumes sont d’abord parus séparément chez Kiepenheuer & Witsch (Cologne), respectivement en (...)
  • 3 Littéralement la scène populaire de Berlin, créée en 1890.

1En Allemagne, Emine Sevgi Özdamar est une des écrivaines issues de l’immigration les plus en vue. Elle doit notamment sa notoriété à sa trilogie romanesque Sonne auf halbem Weg. Die Istanbul-Berlin-Trilogie1, mettant en scène une narratrice apparemment identique dans les trois volumes, et qui s’exprime à la première personne. Le premier tome, Das Leben ist eine Karawanserei hat zwei Türen aus einer kam ich rein aus der anderen ging ich raus, conte son enfance entre différentes villes turques ; le deuxième, Die Brücke vom Goldenen Horn, propose le récit de son parcours migratoire fait d’allers-retours entre Allemagne et Turquie. Dans le dernier, Seltsame Sterne starren zur Erde2, la narratrice mêle récit, extraits de journaux, dessins et notes de travail prises à la Volksbühne3 de Berlin, lors d’un nouvel exil en Allemagne.

2Ces différents temps font écho à la vie de l’autrice : née à Malatya (Anatolie) en 1946, Emine Sevgi Özdamar déménage dans différentes villes turques, au cours de son enfance, avant de s’installer quelques années à Istanbul. Elle quitte la Turquie à l’âge de 19 ans et travaille comme ouvrière dans une usine de Berlin-Ouest, afin d’accumuler la somme nécessaire à la formation d’actrice qu’elle souhaite suivre. De retour à Istanbul en 1967, elle y fréquente une école de théâtre qui lui offre ses premiers rôles. Malgré une carrière d’actrice prometteuse dans son pays natal, elle reprend la route de l’exil pour fuir le régime politique militaire qui s’est abattu sur la Turquie avec le putsch de 1971. Revenue à Berlin, elle devient l’assistante de Benno Besson, metteur en scène à la Volksbühne, et suit les répétitions et les tournées de la troupe. Elle s’installe alors définitivement en Allemagne, mais conserve des liens étroits avec son pays d’origine où elle effectue encore de nombreux et longs séjours.

3La convergence de ces éléments biographiques avec de nombreux événements de la trilogie écrite par Özdamar invite à lire l’histoire des parcours migratoires vers l’Allemagne des années 1960-1970 entre les lignes du parcours de la narratrice ; la résonance de la biographie de l’autrice avec celle de sa narratrice peut en outre conduire à une interprétation biographique, en particulier dans le cadre d’une analyse historique dont l’objet est davantage de déterminer la véracité des événements que leur rôle au sein du monde fictionnel.

  • 4 Pour un tour d’horizon de la question, cf. Jablonka 2014.

4Il ne s’agit pas de réactiver ici le débat sur les relations entre histoire et littérature, faites de tensions, de rapprochements, voire de tentatives d’assimilation4, mais de sortir de ce qui pourrait constituer une impasse pour essayer de comprendre la manière dont le discours fictionnel alimente et contribue à subvertir le discours historique, relisant l’histoire au prisme du genre, de la transculturalité et de la migration.

5En combinant l’approche par l’histoire et par la littérature, cet article propose d’analyser comment ce qui peut se lire comme source de connaissance historique, ou du moins biographique, déplace, par le passage à une écriture fictionnelle centrée sur le corps d’une narratrice, le regard historique dominant sur les parcours migratoires. Cet aspect de son œuvre n’a jusqu’ici été abordé que de manière partielle et sans interroger l’intersection entre discours historique et littéraire dans le récit d’un parcours migratoire raconté au féminin.

6Un premier temps mettra à l’épreuve une lecture référentielle de la trilogie romanesque d’Özdamar : en quoi l’histoire des échanges migratoires entre Turquie et Allemagne est-elle documentée par le récit de la narratrice ? Le texte fictionnel semble cependant résister en partie à cette approche que l’analyse littéraire invite à dépasser en mettant à jour les brèches qu’introduit la fiction dans le récit événementiel. L’écriture à la première personne et la perception par le corps de la narratrice recentrent le récit sur une approche subjective du monde. Enfin, la dimension personnelle, non seulement n’invalide pas l’apport cognitif du récit, mais renouvelle le discours historique en y faisant entendre la pluralité des expériences migratoires, en particulier au féminin.

Un témoignage pour l’histoire ?

  • 5 Özdamar 2003 : 398-402. Le Premier ministre, les ministres des Affaires Étrangères et des Finance (...)
  • 6 Özdamar 2000 : 228-229, 349-351 notamment. Cf. Koenen 2001.
  • 7 Une note de bas de page de la traductrice ajoute même des précisions biographiques sur l’étudiant (...)
  • 8 Özdamar 2000 : 418 et Seltsame Sterne…, in Özdamar 2006 : 832-834.

7Si la trilogie d’Özdamar invite à être lue comme une forme de témoignage pour l’histoire, c’est avant tout parce qu’elle pose un contexte, des jalons chronologiques qui semblent autant de repères accréditant une lecture référentielle. Dans La vie est un caravansérail, la narratrice fait ainsi allusion au coup d’État organisé par des officiers de l’armée turque en mai 1960 et suivi de la condamnation à mort du « ministre-président et de deux ministres du parti démocrate »5 turc. Les exemples sont particulièrement nombreux dans Le pont de la Corne d’or : le mouvement étudiant allemand et la manière dont il est perçu par le personnel politique6, l’influence de Rudi Dutschke sur la jeunesse allemande7 ; le coup d’État militaire turc en mars 1971 et la répression qui le suit8… Ces événements correspondent à la vie de l’autrice, effectivement présente à Berlin puis à Istanbul lors des épisodes dont la narratrice fait mention.

  • 9 Castles 1985 : 519.
  • 10 De 2 500 personnes en 1960, la population turque en RFA dépasse le million en 1975 et compte 1,6 (...)

8Ces références n’ont certes pas toujours de rapport direct avec la question migratoire, mais incitent à appréhender comme documentaire ce qui, dans ces textes, concerne le parcours migratoire de la narratrice. La trilogie, où se dessine un quotidien de la migration, avant tout de la Turquie vers l’Allemagne, aussi bien d’hommes que de femmes venus chercher du travail et parfois, après 1971, fuir le régime politique turc, en est riche. Ainsi la narratrice, lors de son premier départ à Berlin en 1965, fait-elle partie de la vague migratoire turque qui suit les accords signés par les autorités allemandes et turques en 1961. Ces accords s’inscrivent dans le choix de l’Allemagne fédérale de faire appel à de la main-d’œuvre étrangère pour compenser le manque de population active allemande : à partir de 1955, et surtout de la construction du mur de Berlin (1961), la RFA signe des accords avec différents pays (Italie, Grèce, Maroc, etc.) ; des travailleurs sont ainsi « invités » (Gast-) dans les usines allemandes pour une période limitée à un ou deux ans. La crise pétrolière de 1973 met fin à cette politique ; 2 600 000 GastarbeiterInnen vivent alors en Allemagne9, dont environ 910 000 Tur.cs/ques, arrivés surtout à partir du milieu des années 196010.

  • 11 Cf. Castles 1985 : 518-519.
  • 12 Özdamar 2003 : 431. Plus tard, après un bref retour en Turquie, elle est engagée chez Siemens et (...)
  • 13 Özdamar 2003 : 439.
  • 14 Özdamar 2003 : 428.

9Le parcours migratoire de la narratrice commence dans son pays d’origine, ici la Turquie, où l’Allemagne a implanté un de ses bureaux de placement11. Dans ce type d’établissement, les aspirant.es à la migration attendent parfois longuement le passage de tests médicaux, puis la décision du bureau et les éventuels passeports, avant le départ en groupe pour l’Allemagne. Ainsi, quelques jours après avoir signé son contrat de travail avec l’entreprise Telefunken et obtenu son passeport, la narratrice part en train pour Berlin12. Son récit aborde, avec humour, les peurs et les représentations irrationnelles qu’inspire une vie loin de chez soi et de ses repères : « En Allemagne chacun paie ce qu’il mange », dit un homme ; « En Allemagne, les Allemands font l’amour le mercredi soir et le samedi soir »13, déclare un autre. Peur de l’inconnu, mais aussi de ne pas avoir le droit de partir : la narratrice ment lorsque la femme turque qui la reçoit au bureau de placement affirme que sont choisis pour aller à Berlin « des gens qui ont le bac »14. C’est la fragilité des espoirs et la vulnérabilité des êtres à l’aube d’une nouvelle vie, à la fois désirée et redoutée, qui s’exprime dans ce récit.

  • 15 Cf. Şen 1992 : 22. La narratrice évoque des foyers de femmes, comme des foyers d’hommes (Özdamar (...)
  • 16 Özdamar 2000 : 15 ; 22-23.
  • 17 « Dans les rues de Berlin-Est, j’eus soudain la nostalgie de chez moi, d’Istanbul », Özdamar 2000 (...)
  • 18 Özdamar 2000 : 66-71.
  • 19 Özdamar 2000 : 107-114. La narratrice participe à la formation d’une Association d’étudiants soci (...)
  • 20 La narratrice loge dans un foyer proche du théâtre Hebbel, fréquente un magasin d’alimentation da (...)
  • 21 Elle vient d’une zone urbaine, comme la majorité des migrant.es arrivé.es de Turquie dans les ann (...)
  • 22 Étranger.es. Le terme de GastarbeiterInnen, utilisé pendant la seule période 1955-1973 et déjà co (...)

10Le deuxième volet de la trilogie voit la narratrice s’installer à Berlin. Au terme d’un voyage ponctué d’étapes, elle arrive seule, comme la plupart des GastarbeiterInnen, et comme elles, est logée par l’entreprise qui l’emploie, dans un foyer réservé aux migrant.es15, ressent le manque de ses proches16, la nostalgie du pays quitté17 et affronte le quotidien d’une langue inconnue. Elle fréquente les lieux de sociabilité turcs de l’exil, comme l’Association des travailleurs turcs18 ou les groupes d’étudiants19 et dessine, par sa circulation dans la ville, une topographie de la migration turque concentrée dans quelques espaces, à proximité des entreprises qui emploient les nouveaux arrivant.es20. Par son profil, la narratrice ressemble à celles et ceux qui arrivent dans les premiers temps de l’appel aux GastarbeiterInnen21 puis décident de rester en Allemagne après 1973, devenant, comme elle à partir de 1976, des Ausländer22.

  • 23 Özdamar 2000 : 37.
  • 24 En 1973, les femmes représentent plus de 40 % de la population active turque à Berlin, Wilpert & (...)
  • 25 Özdamar 2000 : 118-119.
  • 26 Özdamar 2000 : 36.
  • 27 Peu après l’arrivée de la narratrice à Berlin, un jeune homme rencontré dans une taverne lui brûl (...)
  • 28 Ainsi le premier foyer berlinois se partage-t-il entre celles qui sont désignées comme des « puta (...)
  • 29 En particulier de la narratrice avec les amies des foyers Telefunken et Siemens, puis au sein de (...)
  • 30 Une lecture documentaire de La vie… le laisse transparaître.
  • 31 La narratrice ne reconnaît ainsi plus ses parents lors d’un retour à Istanbul, Özdamar 2000 : 235
  • 32 Affirmation à la fois politique, intellectuelle et sexuelle, à laquelle la narratrice veut convie (...)
  • 33 Quelques exemples dans Lacoue-Labarthe 2007.

11Chronique d’une expérience migratoire, le récit de la narratrice est aussi celui d’un quotidien genré, celui d’une femme vivant d’abord dans un foyer de femmes où s’exerce le paternalisme du directeur, désireux d’instruire littérairement et politiquement ses pensionnaires ; où la prostitution est parfois – par une directrice, notamment23 – tolérée, sinon encouragée. Expérience particulière que celle des GastarbeiterInnen turques, moins nombreuses que les hommes, mais arrivant tout de même massivement sur le marché du travail allemand, en particulier berlinois, dès 196124. Les romans d’Özdamar sont ainsi peuplés de femmes turques, entassées dans un train qui les conduit de Turquie en Allemagne, regroupées dans les étages des foyers, serrées dans les bus qui les conduisent aux usines, dispersées dans les rues berlinoises, où elles déambulent, rencontrent d’autres femmes mais aussi des hommes dans des cafés, s’assurent des provisions quotidiennes et parfois aussi se prostituent25. Par-delà cette masse féminine, la narratrice met en avant des parcours de femmes aux profils différenciés26, souvent exposées à la convoitise sexuelle, voire, comme elle-même, à des agressions27. Proies fragiles, sans les réseaux et ressources pour se défendre, elles doivent également affronter le regard que portent sur celles qui aspirent à une vie amoureuse, celles qui évitent à tout prix les hommes28. Souvent compliqué, le quotidien des migrantes est cependant aussi celui de solidarités féminines fortes29, voire d’un entre-soi de femmes, qui tend à reconstituer, à Berlin, les rapports de genre du pays d’origine, où hommes et femmes vivent dans des espaces non étanches, mais largement cloisonnés30. Pourtant, l’expérience migratoire est aussi, pour la narratrice, une rupture d’avec la vie d’avant31, vécue à la marge comme une perte, mais plus encore, comme un processus d’affirmation de soi et d’émancipation32. La lecture ambivalente de son parcours par la narratrice fait écho à de nombreux témoignages de femmes migrantes33 et réduit ainsi l’écart supposé entre écriture romanesque d’une part, récits de vie et sources documentaires diverses de l’autre.

  • 34 Ce que l’on appelle couramment Froschperspektive dans la littérature secondaire sur les œuvres d’ (...)

12Néanmoins, au sein de la trilogie rédigée par Özdamar au fil des années, les références factuelles se trouvent souvent contrecarrées ou interrompues par des éléments fictionnels qui distordent le récit relativement classique d’un parcours de migrante. Entre autres procédés récurrents, l’adoption d’un point de vue à ras-de-terre34 déplace le point focal de la narration du monde extérieur à la perception de celui-ci.

Une écriture corporelle de l’expérience migratoire

  • 35 L’importance des verbes de perception témoigne de cet aspect de l’écriture dans la trilogie ; dan (...)
  • 36 Özdamar 2000 : 19-20.
  • 37 Cf. le titre du premier tome de la trilogie, Özdamar 2003.
  • 38 En effet, le récit présente quelques brèches chronologiques qui fragilisent sa cohérence, cf. par (...)
  • 39 Özdamar 2000 : 82-83.

13La concentration du récit sur la corporéité de la narratrice35, réceptacle d’impressions du monde extérieur, invite à lire ici un parcours de migrante ancré, non dans la généralisation et dans une perspective englobante, mais dans l’expérience subjective d’une seule femme. Dans Le Pont de la Corne d’or, le trajet de la narratrice d’Istanbul à Berlin n’est ainsi pas présenté dans sa dimension bureaucratique ; la migration est en quelque sorte résumée à une série de portes franchies par la jeune femme lors de son voyage jusqu’à Berlin, depuis la porte du train jusqu’à la porte du supermarché Hertie, en passant par celle de la mission à la gare de Munich, celle de l’avion, du bus et du foyer36. La succession des portes37 transforme l’expérience de la migration en un enchaînement de rencontres avec des objets quotidiens, remplaçant le récit chronologique et factuel par une reconstruction du trajet parcouru autour de marqueurs géographiques subjectifs – procédé d’ellipse partiel utilisé à plusieurs reprises38. L’homogénéité des portes est soulignée bien davantage que la diversité des paysages parcourus, ce qui prévient toute tentative de mettre l’accent sur un potentiel choc culturel ou une surprise liée au déracinement et à l’arrivée d’un.e migrant.e en terre inconnue. De la même manière, la narratrice se livre régulièrement à des descriptions centrées sur un point précis et privilégie ce qui s’apparente à un gros plan, plutôt qu’à une vision d’ensemble caractéristique d’une approche scientifique vouée à comprendre le phénomène migratoire à l’échelle d’un groupe. Ainsi les femmes de l’usine sont-elles décrites comme des cheveux et leur douche par l’écoulement de mousse sur leurs visages39. La perspective du récit apparaît sans cesse décalée par rapport au regard attendu et semble appréhender les faits davantage par les sens que sur un plan intellectuel, ne leur attribuant en apparence pas de signification, travail laissé au lecteur.

  • 40 La narratrice et les autres GastarbeiterInnen de son foyer ne peuvent communiquer qu’ainsi lors d (...)
  • 41 Le sociolecte d’autres communautés, notamment grecque, est également évoqué, Özdamar 2000 : 33.
  • 42 Par exemple lorsque les ouvrières appellent le maître d’œuvre Herrscher (maître)/Hershering et no (...)
  • 43 « Il n’était pas un ange », Özdamar 2000 : 24.
  • 44 « Les soviets maintenus à l’écart », Özdamar 2000 : 48.
  • 45 Özdamar 2000.

14L’écriture d’Özdamar se caractérise ainsi par une approche brute de la réalité, qui se saisit avant tout par les sens, en particulier lorsqu’il s’agit de rendre les mots utilisés par les migrantes turques, transcrits dans leur oralité (« fouayé » pour foyer), voire onomatopéiques40. Toutefois, l’appréhension de la réalité vécue par la jeune migrante est plus complexe qu’il n’y paraît ; l’apprentissage de la langue allemande par la narratrice amène à intégrer au récit le sociolecte turco-allemand41 utilisé par les GastarbeiterInnen, ainsi que d’autres éléments témoignant d’une réalité sociale, bien que transformés et poétisés : les apparentes approximations linguistiques42 laissent en fait affleurer une lecture du monde sensible et de plus en plus informée au fur et à mesure du parcours éducatif et émancipatoire de la narratrice. D’autres stratégies d’écriture consolident l’hypothèse d’une narration bien plus complexe qu’il n’y paraît si on s’en tient à la surface d’un récit chronologique. En ne citant par exemple que des unes de journaux, le texte sème des indices sur l’époque dans laquelle la narratrice évolue mais les rend comiques43 ou lapidaires44, ce qui ne permet pas toujours d’établir à quel événement précis se réfère le titre. L’accumulation ou les listes de titres insèrent en outre ceux-ci dans un contexte qui les rend incongrus parmi d’autres, notamment lorsque les Soviets sont cités après les pansements et les problèmes de vue45. L’écriture offre ainsi un canevas d’éléments disparates, une plurivocité à la fois sortie de son contexte et imprégnée par les problématiques d’une époque. La typographie des titres de journaux, en lettres capitales, accentue le caractère de corps étranger de ces éléments qui tissent un réseau dense et permettent, à travers la narratrice, de donner une voix aux nouvelles les plus mineures comme aux événements les plus dramatiques. La trilogie özdamarienne semble donc ouvrir un espace où circulent sans hiérarchie différentes voix qui, loin de perdre de leur force dans un cadre fictionnel, proposent des récits alternatifs ou complémentaires du témoignage classique ou de la narration historique. Si ces éléments n’entretiennent pas de rapport direct avec l’expérience de la narratrice comme migrante, ils contribuent à l’élaboration d’un récit refusant les hiérarchies entre discours historique et fictionnel, entremêlant documents historiques (citations de titres de journaux) et narration fictionnelle.

Construire une histoire plurielle

  • 46 Expression empruntée à un autre ouvrage d’Özdamar, Mutterzunge, où une narratrice au parcours ide (...)
  • 47 Özdamar 2003 : 52-53.
  • 48 Özdamar 2003 : 82.
  • 49 Cf. le terme de « subalterne genré » utilisé in Spivak & Grosz 1985 : 175-187. Dans la trilogie, (...)
  • 50 La narratrice de Seltsame Sterne… s’en dit « fatiguée » ; les mots d’hommes avec leurs numéros de (...)
  • 51 La mère de la narratrice se teint les cheveux en blond car elle « aussi [veut] devenir une Europé (...)
  • 52 Elles sont évoquées à de nombreuses reprises dans la trilogie, par exemple dans Özdamar 2000 : 37 (...)
  • 53 Notamment à travers la mère de la narratrice, qualifiée de bourgeoise à plusieurs occasions (Özda (...)
  • 54 Le chœur des mères présent dans le dernier chapitre du Pont… donne voix à celles qui ont perdu un (...)
  • 55 Dans le foyer d’accueil de GastarbeiterInnen, deux femmes lesbiennes partagent la chambre de la n (...)
  • 56 La narratrice du Pont… travaille un temps comme femme de ménage, image de la femme turque en Alle (...)
  • 57 Certaines regrettent d’être séparées de leurs maris, d’autres en sont au contraire soulagées, Özd (...)
  • 58 Cf. Seltsame Sterne…, in Özdamar 2006 : 860.
  • 59 Özdamar 2000 : 135, 159-161, 216-219 entre autres.
  • 60 Seltsame Sterne…, in Özdamar 2006 : 860.
  • 61 La focale s’élargit parfois à des événements d’ampleur mondiale, notamment vus à travers des jour (...)
  • 62 Özdamar 2000 : 163-191.
  • 63 Özdamar 2000 : 228-229.
  • 64 Özdamar 2000 : 357-391.
  • 65 Özdamar 2000 : 396.
  • 66 Cf. l’importance du personnage de la femme de ménage dans la production d’Özdamar (cf. note 56).
  • 67 La domination masculine et l’exception que représente le parcours de la narratrice dans le milieu (...)

15La pluralité des voix portées par le texte de la trilogie confère à la narratrice un rôle de porte-voix ou de collectionneuse de données sensibles46 sur le monde de son époque, et en particulier sur les femmes qui l’entourent. Le récit d’un événement est souvent répété et modifié au gré du point de vue adopté, donnant à voir l’écart entre écriture de l’histoire canonique dominée par des voix masculines et histoire telle qu’elle est perçue par les femmes. Ainsi, la narratrice de La vie est un caravansérail rapporte une première fois les circonstances de la mort de sa grand-mère maternelle en respectant la version officielle que lui a transmise son grand-père47. La seconde fois, cependant, le texte adopte le point de vue de la mère de la narratrice, Fatma, révélant que la mort de la grand-mère maternelle n’est pas due au cruel châtiment du grand-père et insistant sur l’innocence de la grand-mère48. Avant même le départ de la narratrice pour l’Allemagne, l’écriture se fait donc le réceptacle de voix de femmes et témoigne d’une conscience de l’injustice causée par leur absence dans les récits traditionnels. À ce titre, le fait même d’écrire représente une victoire pour les sans-voix que sont les femmes, et à double titre les femmes turques en Allemagne49. La critique sous-jacente au texte touche certes la société allemande et, par exemple, sa sexualisation violente des rapports hommes-femmes50, mais aussi la société turque qui tente en outre de reproduire ce modèle perçu comme celui de la femme occidentale51. L’oppression des femmes est donc lue de manière transnationale. Plutôt que de se préoccuper d’identités nationales, l’écriture özdamarienne semble adopter des stratégies de contournement ou de subversion des récits masculins pour mettre en lumière les femmes oubliées des manuels d’histoire. Entre autres prostituées52, bourgeoises53, mères54, lesbiennes55 ou femmes de ménage56, les personnages qui peuplent la trilogie représentent la population féminine dans sa variété, pointant davantage la continuité des oppressions subies que des différences dues à un éloignement géographique ou culturel entre l’Allemagne et la Turquie. La vie en communauté du foyer de migrantes turques parlant sans cesse d’hommes57 n’est ainsi pas sans rappeler les discussions des femmes de la colocation dans laquelle la narratrice vit un temps à Berlin-Pankow58 : même s’il existe une différence substantielle entre les deux situations – les GastarbeiterInnen vivent loin de leurs époux tandis que les colocataires berlinoises n’entretiennent pas de relation stable –, le sujet des relations entre hommes et femmes revient sans cesse au cœur des discussions. L’émancipation implique pour la narratrice et ses jeunes collègues de briser un schéma traditionnel en se débarrassant de leur « diamant »59, leur virginité, tout comme les colocataires essaient de s’émanciper du modèle bourgeois de la famille en se tenant à distance de tout engagement dans une relation de couple60. Chacune trace sa voie à son rythme et au gré des résistances rencontrées, qu’il s’agisse de principes sociaux ou religieux conservateurs, pour s’engager dans une démarche politique. Le texte est en effet la chambre de résonance des débats politiques des années 1960-1970 et d’une préoccupation transnationale vis-à-vis du modèle social conservateur et sexiste en place, non seulement en Turquie et en Allemagne, mais dans la plupart des pays du monde61. Par la visite de la narratrice à Paris et sa rencontre avec un jeune Espagnol62, le voyage à travers l’Europe de l’Est63 puis en Cappadoce64, grâce aux différentes étapes de l’enfance de la narratrice, le récit gagne une dimension transnationale qui interroge la possibilité d’une opposition binaire entre condition des femmes dans le pays de départ et d’accueil. Partout, les mêmes antagonismes semblent en jeu, entre capitalisme et socialisme, dictature et démocratie : dans ce monde confronté à des bouleversements politiques et sociaux, les lignes de démarcation entre progressistes, religieux et conservateurs turcs65 se rapprochent des tensions au sein d’une société allemande marquée par des actions d’extrême-gauche réprimées et par la séparation entre Berlin-Est et Berlin-Ouest. Dans ce contexte, l’émancipation des femmes est menacée de toutes parts : par un discours consumériste qui fait des corps féminins un objet de consommation parmi d’autres, par un retour à un système patriarcal conservateur dont l’ordre est maintenu par les militaires, par la pauvreté galopante qui pousse à la prostitution et aux emplois les plus précaires66, et par la domination masculine du monde artistique et intellectuel67.

  • 68 Agnes C. Mueller voit dans la perspective prénatale adoptée par la narratrice de La vie… une rééc (...)
  • 69 La réalité des clubs d’hommes migrants turcs, des familles turques et de quelques migrants turcs (...)

16L’espace de liberté et de résistance qui s’offre naturellement à la narratrice est celui de l’art et de l’écriture – jouer et prendre des notes, traduire et commenter lui permettent de saisir et de mettre en perspective, autant pour elle-même que pour son public, la complexité d’une oppression polymorphe que l’on peut même lire dans le passage progressif des formes du journal intime et de l’oralité, traditionnellement associées aux femmes, à un texte écrit qui ne renonce pas pour autant à ces autres modalités d’écriture, voire donne naissance à des formes qui dépassent le canon du roman classique occidental. Ce jeu avec les codes de la littérature et de l’histoire68 pose la question du statut du texte özdamarien : ni témoignage, ni journal intime, ni transcription de récits oraux, ni document historique, il est tout cela à la fois, selon l’angle que l’on adopte et l’extrait que l’on a sous les yeux. La richesse de la forme témoigne d’une volonté de ne pas livrer à son public un discours simpliste ou partiel sur l’expérience de la migration, abordée dans toutes ses dimensions (politique, sociale, économique, linguistique, artistique, intellectuelle, familiale) et la plupart du temps d’un point de vue féminin, mais également avec une place laissée aux histoires de migrations masculines69. La multiplicité des voix et narrateurs.trices permet de faire apparaître un tableau, sinon objectif, du moins intersubjectif et plus global de la réalité migratoire. L’engagement féministe qui se lit dans l’œuvre d’Özdamar semble certes y trouver ses sources, mais se poursuit au-delà des frontières du déplacement géographique et culturel.

17L’écriture d’Özdamar vient ainsi bousculer les catégories qui enferment souvent les textes écrits par des migrants et surtout des migrantes, celles de témoignage et de « littérature de minorités » ou de « subalternes ». Récit nuancé d’un parcours migratoire non linéaire, au cours duquel la narratrice est confrontée aux affres inhérentes à la vie d’une femme, et plus encore d’une femme issue d’une minorité dans les sociétés du xxe siècle, la narration brouille les pistes entre société d’accueil et de départ. Elle fait de l’expérience migratoire celle, non homogène et non universalisable, d’une émancipation renforcée par les circulations transnationales et par la prise de conscience de l’oppression, tout en étant aussi attentive aux appartenances de classe, aux origines nationales et ethniques, qu’au genre. En ce sens, la trilogie d’Özdamar échappe à toutes les catégorisations qu’on pourrait vouloir lui imposer : ni simple parcours de migrante, ni essai sur la condition des femmes, la suite de romans construit la figure complexe d’une narratrice au parcours revendiqué à la fois comme exception et caisse de résonance d’un environnement social, politique et culturel.

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Bibliographie

Bozarslan Hamit, 2014, « Armée et politique en Turquie (1908-1980) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 124/4, p. 87-98.

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Özdamar Emine Sevgi, 2006, Sonne auf halbem Weg. Die Istanbul-Berlin-Trilogie, Köln, Kiepenheuer & Witsch [contient Das Leben ist eine Karawanserei, hat zwei Türen, aus einer kam ich rein, aus der anderen ging ich raus (1992) ; Die Brücke vom Goldenen Horn (1998) ; Seltsame Sterne starren zur Erde (2003)].

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Notes

1 Özdamar 2006. Notre traduction : Soleil à mi-chemin. La trilogie Istanbul-Berlin.

2 Ces volumes sont d’abord parus séparément chez Kiepenheuer & Witsch (Cologne), respectivement en 1992, 1998 et 2003. Les premiers tomes de la trilogie ont paru en français sous les titres La vie est un caravansérail : elle a deux portes, par l’une je suis entrée, par l’autre je suis sortie (Özdamar 2003) et Le Pont de la Corne d’or (Özdamar 2000). Les citations en français sont, dans cet article, tirées de ces versions. Le troisième tome n’a pas encore été traduit en français ; les citations relevées dans la version allemande sont donc traduites par nos soins, à partir du recueil allemand de la trilogie (Özdamar 2006).

3 Littéralement la scène populaire de Berlin, créée en 1890.

4 Pour un tour d’horizon de la question, cf. Jablonka 2014.

5 Özdamar 2003 : 398-402. Le Premier ministre, les ministres des Affaires Étrangères et des Finances sont pendus le 16 septembre 1961, cf. Bozarslan 2014 : 95.

6 Özdamar 2000 : 228-229, 349-351 notamment. Cf. Koenen 2001.

7 Une note de bas de page de la traductrice ajoute même des précisions biographiques sur l’étudiant du mouvement socialiste étudiant, Özdamar 2000 : 204.

8 Özdamar 2000 : 418 et Seltsame Sterne…, in Özdamar 2006 : 832-834.

9 Castles 1985 : 519.

10 De 2 500 personnes en 1960, la population turque en RFA dépasse le million en 1975 et compte 1,6 million en 1989. Voir Şen 1992 : 21.

11 Cf. Castles 1985 : 518-519.

12 Özdamar 2003 : 431. Plus tard, après un bref retour en Turquie, elle est engagée chez Siemens et habite un autre foyer (Özdamar 2000 : 143).

13 Özdamar 2003 : 439.

14 Özdamar 2003 : 428.

15 Cf. Şen 1992 : 22. La narratrice évoque des foyers de femmes, comme des foyers d’hommes (Özdamar 2000 : 66, par exemple).

16 Özdamar 2000 : 15 ; 22-23.

17 « Dans les rues de Berlin-Est, j’eus soudain la nostalgie de chez moi, d’Istanbul », Özdamar 2000 : 43.

18 Özdamar 2000 : 66-71.

19 Özdamar 2000 : 107-114. La narratrice participe à la formation d’une Association d’étudiants socialistes turcs à Berlin-Ouest, p. 214-215.

20 La narratrice loge dans un foyer proche du théâtre Hebbel, fréquente un magasin d’alimentation dans le quartier de Kreutzberg, qui compte en effet, avec Wedding, 56 % des Tur.cs/ques de Berlin en 1973. Elle circule aussi dans Neukölln, autre aire de concentration des migrant.es de Turquie, cf. Kleff, Simon & Costa-Lascoux 1991 : 86. Il s’agit de « quartiers délaissés par les Allemands, quartiers de marchands de sommeil, peu chers et souvent promis à la démolition », cf. Even 2010 : 220.

21 Elle vient d’une zone urbaine, comme la majorité des migrant.es arrivé.es de Turquie dans les années 1960, cf. Wilpert & Gitmez 1987 : 179.

22 Étranger.es. Le terme de GastarbeiterInnen, utilisé pendant la seule période 1955-1973 et déjà contesté alors, devait désigner des migrant.es temporaires.

23 Özdamar 2000 : 37.

24 En 1973, les femmes représentent plus de 40 % de la population active turque à Berlin, Wilpert & Gitmez 1987 : 177.

25 Özdamar 2000 : 118-119.

26 Özdamar 2000 : 36.

27 Peu après l’arrivée de la narratrice à Berlin, un jeune homme rencontré dans une taverne lui brûle le dos avec une cigarette, Özdamar 2000 : 103 ; lors de son second exil à Berlin, un homme se masturbe à côté d’elle dans le train, après lui avoir proposé de l’argent contre des photos (Seltsame Sterne…, in Özdamar 2006 : 823).

28 Ainsi le premier foyer berlinois se partage-t-il entre celles qui sont désignées comme des « putains » fréquentant des foyers d’hommes turcs et celles qui les conspuent, cf. Özdamar 2000 : 51-54.

29 En particulier de la narratrice avec les amies des foyers Telefunken et Siemens, puis au sein de la colocation où elle réside après 1976.

30 Une lecture documentaire de La vie… le laisse transparaître.

31 La narratrice ne reconnaît ainsi plus ses parents lors d’un retour à Istanbul, Özdamar 2000 : 235.

32 Affirmation à la fois politique, intellectuelle et sexuelle, à laquelle la narratrice veut convier d’autres femmes ; ainsi, lors d’un retour en Turquie, elle entreprend de convaincre des paysannes de Cappadoce de vivre une sexualité épanouie et de prendre conscience de leur « droit à l’orgasme », Özdamar 2000 : 363.

33 Quelques exemples dans Lacoue-Labarthe 2007.

34 Ce que l’on appelle couramment Froschperspektive dans la littérature secondaire sur les œuvres d’Özdamar. Cf. McGowan 2004.

35 L’importance des verbes de perception témoigne de cet aspect de l’écriture dans la trilogie ; dans Le pont…, la répétition du verbe « voir », notamment, insiste sur l’angle adopté par la narratrice, qui détermine sa vision des femmes au travail dans l’usine, Özdamar 2000 : 28-31.

36 Özdamar 2000 : 19-20.

37 Cf. le titre du premier tome de la trilogie, Özdamar 2003.

38 En effet, le récit présente quelques brèches chronologiques qui fragilisent sa cohérence, cf. par exemple Özdamar 2000 : 142.

39 Özdamar 2000 : 82-83.

40 La narratrice et les autres GastarbeiterInnen de son foyer ne peuvent communiquer qu’ainsi lors de leur arrivée. La narratrice mémorise par cœur les titres des journaux ou s’exprime par onomatopées, parfois jusqu’à l’absurde ; dans Le pont…, elle écrit : « Pour décrire les œufs, nous tournions le dos à la vendeuse, balancions le derrière et disions « gak gak gak ». On nous donna du sucre, du sel et des œufs, pour la pâte dentifrice cela ne marcha pas », Özdamar 2000 : 20.

41 Le sociolecte d’autres communautés, notamment grecque, est également évoqué, Özdamar 2000 : 33.

42 Par exemple lorsque les ouvrières appellent le maître d’œuvre Herrscher (maître)/Hershering et non Herr Schering (Monsieur Shering), Özdamar 2000 : 16.

43 « Il n’était pas un ange », Özdamar 2000 : 24.

44 « Les soviets maintenus à l’écart », Özdamar 2000 : 48.

45 Özdamar 2000.

46 Expression empruntée à un autre ouvrage d’Özdamar, Mutterzunge, où une narratrice au parcours identique à celle de la trilogie se dit « collectionneuse de mots » (Wörtersammlerin) turcs et allemands. Cf. « Großvaterzunge », Özdamar 2013 : 50.

47 Özdamar 2003 : 52-53.

48 Özdamar 2003 : 82.

49 Cf. le terme de « subalterne genré » utilisé in Spivak & Grosz 1985 : 175-187. Dans la trilogie, les femmes turques sont cependant présentées aussi comme actrices de leur sort et leur histoire s’écrit en termes d’émancipation.

50 La narratrice de Seltsame Sterne… s’en dit « fatiguée » ; les mots d’hommes avec leurs numéros de téléphone et la taille de leur pénis sur les portes de toilettes berlinoises, ainsi que des images de pénis accompagnées de la phrase « Je te fourre mon pistolet dans la bouche », témoignent de cette sexualisation jusque dans les lieux les plus intimes, Özdamar 2006 : 870.

51 La mère de la narratrice se teint les cheveux en blond car elle « aussi [veut] devenir une Européenne », Özdamar 2000 : 235.

52 Elles sont évoquées à de nombreuses reprises dans la trilogie, par exemple dans Özdamar 2000 : 37, 118-119 et dans Seltsame Sterne…, in Özdamar 2006 : 864-865.

53 Notamment à travers la mère de la narratrice, qualifiée de bourgeoise à plusieurs occasions (Özdamar 2000 : 440 par exemple).

54 Le chœur des mères présent dans le dernier chapitre du Pont… donne voix à celles qui ont perdu un enfant lors du putsch militaire en Turquie, Özdamar 2000 : 393-445, 406.

55 Dans le foyer d’accueil de GastarbeiterInnen, deux femmes lesbiennes partagent la chambre de la narratrice, Özdamar 2000 : 26.

56 La narratrice du Pont… travaille un temps comme femme de ménage, image de la femme turque en Allemagne évoquée d’abord dans la nouvelle « Carrière d’une femme de ménage » puis reprise dans différents écrits d’Özdamar. Cf. « Karriere einer Putzfrau », Özdamar 2013 : 111-127.

57 Certaines regrettent d’être séparées de leurs maris, d’autres en sont au contraire soulagées, Özdamar 2000 : 87.

58 Cf. Seltsame Sterne…, in Özdamar 2006 : 860.

59 Özdamar 2000 : 135, 159-161, 216-219 entre autres.

60 Seltsame Sterne…, in Özdamar 2006 : 860.

61 La focale s’élargit parfois à des événements d’ampleur mondiale, notamment vus à travers des journaux feuilletés par la narratrice, cf. Özdamar 2000 : 342-346.

62 Özdamar 2000 : 163-191.

63 Özdamar 2000 : 228-229.

64 Özdamar 2000 : 357-391.

65 Özdamar 2000 : 396.

66 Cf. l’importance du personnage de la femme de ménage dans la production d’Özdamar (cf. note 56).

67 La domination masculine et l’exception que représente le parcours de la narratrice dans le milieu du théâtre allemand sont suggérées dans Seltsame Sterne… ; lors de la fête suivant la première représentation de Die Bauern, les seules femmes évoquées, en dehors de la narratrice, sont la femme de ménage et l’ouvreuse, quand le metteur en scène, les techniciens et la plupart des acteurs sont des hommes, Özdamar 2006 : 934-936.

68 Agnes C. Mueller voit dans la perspective prénatale adoptée par la narratrice de La vie… une réécriture du roman de Günter Grass, Le Tambour, pièce-maîtresse de la littérature contestataire ; il s’agirait ainsi de s’inscrire dans cette tradition, mais en y faisant entendre une voix doublement autre : féminine et migrante (Mueller 2003 : 307).

69 La réalité des clubs d’hommes migrants turcs, des familles turques et de quelques migrants turcs isolés à Berlin est évoquée dans le premier chapitre du Pont…, Özdamar 2000 : 56-59. En outre, Özdamar a mis en scène puis transformé en nouvelle le destin d’un migrant turc après en avoir lu le récit. Cf. « Karagöz in Alamania – Schwarzauge in Deutschland », Özdamar 2013 : 51-110.

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Pour citer cet article

Référence papier

Isabelle Lacoue-Labarthe et Alice Lacoue-Labarthe, « La trilogie Istanbul-Berlin d’Emine Sevgi Özdamar. Genre et écriture entre deux mondes »Clio, 51 | 2020, 169-183.

Référence électronique

Isabelle Lacoue-Labarthe et Alice Lacoue-Labarthe, « La trilogie Istanbul-Berlin d’Emine Sevgi Özdamar. Genre et écriture entre deux mondes »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 13 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/18204 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.18204

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Auteurs

Isabelle Lacoue-Labarthe

Isabelle Lacoue-Labarthe est maîtresse de conférences en Histoire contemporaine, Sciences Po Toulouse, membre du LaSSP (Laboratoire des Sciences Sociales du Politique), codirectrice de la revue Diasporas. Circulations, migrations, histoire. Elle s’intéresse aux écrits personnels et aux textes autobiographiques, particulièrement de femmes en contexte de migration. Elle a notamment publié Femmes, féminisme, sionisme dans la communauté juive de Palestine avant 1948 (L’Harmattan, 2012) et dirigé plusieurs numéros de revue, dont Clio. Histoire, Femmes, et Sociétés, « Écrire au quotidien », n° 35, 2012 (avec S. Mouysset et A. Fine) ; Rives méditerranéennes, « Récits de femmes en Méditerranée. Genre, écriture, réflexivité (xxe-xxie siècle) », 2016, n° 52 (avec R. Deguilhem et I. Luciani). Elle a aussi rédigé une douzaine de notices pour le Dictionnaire biographique des féministes. France, xviiie-xxie siècle, sous la direction de C. Bard et S. Chaperon (PUF, 2017). laclab@free.fr

Articles du même auteur

Alice Lacoue-Labarthe

Alice Lacoue-Labarthe, agrégée d’allemand et élève de l’École normale supérieure, a notamment travaillé sur les Paroles d’auteures arabes dans l’espace littéraire germanophone – le travail de médiation entre Orient et Occident de SulemanTaufiq. Lecture et analyse de Frauen in der arabischen Welt et Der wahre Schleier ist das Schweigen, sous la direction du professeur Bernard Banoun. Elle prépare actuellement un projet de thèse à Harvard University tout en poursuivant une activité de traductrice. alicell@free.fr

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