1Les musulmanes qui ont quitté le Proche-Orient et se réfugient en Allemagne ont besoin d’être libérées ; c’est du moins ce que suggèrent de nombreux ouvrages et articles des médias allemands consacrés aux femmes réfugiées. Un article de Deutschlandfunk titré « La fuite vers l’autonomie : comment les demandeuses d’asile s’émancipent en Allemagne » explique :
Pour les femmes réfugiées, la vie en Allemagne offre une chance de s’émanciper des rôles de genre traditionnels. Elles lient des relations d’amitié avec des hommes, ont leurs propres revenus, une vie en dehors de la famille. Mais cela crée des conflits avec les valeurs traditionnelles des hommes de leur communauté1.
2Cet article raconte les histoires de femmes originaires de Syrie et d’Afghanistan qui ont franchi le pas pour s’« émanciper » en Allemagne. L’une d’elles, une Syrienne qui s’est enfuie d’Alep avec ses quatre enfants trois ans plus tôt, laissant son mari sur place, dit que les femmes ont « l’esprit libre » en Allemagne, ce qui est « beaucoup, beaucoup mieux que dans notre culture ». La journaliste allemande explique : « Son esprit [Kopf, littéralement tête] n’est libre que depuis très peu de temps. Elle a pris la décision d’ôter son foulard – le hijab ». Avoir l’esprit libre, laisse entendre cette histoire, nécessite de retirer le foulard. L’article donne de l’Allemagne l’image d’une « démocratie libérale occidentale », en total contraste avec « les pays islamiques au conservatisme très strict ». C’est ici, en Allemagne, que les femmes peuvent enfin trouver la liberté, qu’elles peuvent se découvrir la tête, que les filles peuvent prendre des cours de boxe, que l’on peut s’embrasser dans la rue ; c’est un pays où les épouses maltraitées peuvent divorcer, avoir accès à l’éducation, apprendre à nager et à s’occuper de leur corps. Dans ce discours, l’Allemagne et « l’Occident » sont dépeints comme une terre promise où la liberté est donnée aux femmes.
- 2 Voir Guinan-Bank 2017.
- 3 Eubel & Sauerbrey 2019.
3Si les femmes doivent être sauvées et libérées d’une culture oppressive et patriarcale, les hommes musulmans sont présentés comme une menace potentielle, pour les femmes allemandes comme pour les femmes à l’esprit ouvert qui tentent d’échapper aux cultures « conservatrices, islamiques ». Les événements du réveillon du nouvel an à Cologne en 2015, où des centaines d’hommes décrits comme originaires d’Afrique du Nord ou du Proche-Orient – selon la terminologie utilisée par la police – ont agressé des femmes sexuellement, sont largement mis en avant dans ce discours2. Mais il n’est pas besoin d’actes de violence pour présenter les hommes musulmans comme tyranniques et violents. L’article de Deutschlandfunk par exemple prétend que les hommes dans les centres d’accueil de réfugié.es et dans les cours de langue allemande, où ils sont majoritaires, agressent les femmes indépendantes qui ne se conforment pas aux attentes culturelles. Si les femmes musulmanes peuvent penser que l’Allemagne est un pays qui leur offre la liberté, les hommes musulmans, c’est ce que ce discours insinue, doivent apprendre à accepter que cette même liberté soit donnée aux femmes, ainsi qu’aux homosexuel.les. Alice Schwarzer, célèbre féministe allemande très controversée, déclare par exemple que les jeunes hommes qui « ont parcouru à pied des milliers de kilomètres » – une perception surprenante des réalités de l’exil – « doivent aussi parcourir ces kilomètres dans leur tête »3.
- 4 Schaeffer-Hegel 2018.
- 5 Voir par exemple le bref rapport de Christiane Amanpour dans le documentaire de CNN, « Sex & Love (...)
4Le discours sur la « crise des réfugiés » est profondément genré, comme le montrent ces brefs commentaires, de même que celui sur « l’intégration » dans la société allemande. Divers projets d’intégration conduits par des bénévoles s’appuient sur ces représentations genrées. Leur objectif est de « libérer » les filles et les femmes, et d’« éduquer » les garçons et les hommes. Un des projets développés à Berlin, par exemple, prévoit des leçons de natation pour les jeunes réfugiées, mais exige qu’elles portent des tenues de bain « normales », autrement dit pas des burkinis4. Les projets concernant les hommes, en revanche, ont pour objectif de leur apprendre comment s’adresser aux femmes allemandes, comment les séduire, mais aussi comprendre que quand c’est non c’est non. Et selon les rapports publiés par les médias au sujet de ces cours, les participants – des jeunes hommes célibataires – sont contents de ces apprentissages5.
- 6 Voir par exemple Abu-Lughod 2013 ; Scott 2007.
- 7 Les entretiens font partie d’un projet plus large sur les « histoires de réfugié.es ». Pour un au (...)
5S’il est certes important de développer une analyse critique de ces discours et des pratiques qui s’y rattachent, mon article a cependant un autre objectif6. Il s’agit d’envisager une alternative aux récits centrés sur la « libération » des réfugiées, en présentant les histoires de trois femmes, une Syrienne et deux Afghanes, dont l’une a grandi en Iran7. J’ai fait la connaissance des deux femmes afghanes alors que je les aidais à Berlin. Elles m’avaient raconté en partie leur histoire bien avant l’entretien plus formel que j’ai réalisé avec elles. L’une d’entre elles, Sabrina, était très enthousiaste à l’idée de raconter son histoire et m’a demandé d’utiliser son vrai nom. En fait, le récit de son histoire est le résultat de multiples entretiens « en personne », dans des cafés à Berlin, dans son nouvel appartement à Hambourg, et par l’application Whatsapp (messages). Elle a lu plusieurs versions, plus ou moins complètes, de la transcription de son récit, ainsi qu’un brouillon de cet article, et m’a indiqué de nombreux détails à ajouter ou suggéré d’autres manières de formuler les choses. Pour Sabrina, parler de ce qu’elle a accompli était très motivant, étant donné les difficultés qu’elle traverse aujourd’hui. L’autre femme afghane, Freshta, a aussi apprécié cette occasion de parler de son parcours, même si elle pense moins au passé étant donné ses problèmes actuels. L’entretien avec la Syrienne Alaa est le seul mené dans le cadre de cet article. Une amie commune, avec laquelle l’écriture de cet article a été envisagée à l’origine, me l’avait présentée, convaincue que son histoire apporterait un éclairage intéressant aux questions que nous voulions aborder. Freshta et Alaa ont lu les résumés de leur récit, tirés des entretiens, mais ne sont pas intervenues comme Sabrina dans l’écriture du texte.
6Au début de chaque entretien, j’ai simplement demandé : « Quand commence votre histoire ? » J’ai intentionnellement posé une question qui ne porte pas sur leur histoire en tant que réfugiées, ni sur leur expérience en tant que femmes. Les histoires que ces femmes racontent sur leur vie sont compliquées et ne peuvent être reproduites ici que de façon abrégée. En surface, elles confirment l’image de femmes musulmanes opprimées qui trouvent sécurité et liberté en Occident. Pourtant, si ce sont bien des histoires de libération et d’empowerment, ce n’est pas l’Occident qui leur offre cette liberté. Aucune de ces femmes n’est une simple victime en attente d’un sauveur. Elles sont plutôt, comme le dit Sabrina, les « héroïnes » de leur propre vie.
7À première vue, le récit de Sabrina paraît être en tous points celui d’une jeune femme musulmane subissant violence et oppression avant de trouver la sécurité et la liberté en Occident. Elle est née peu de temps avant la chute du régime des talibans dans un petit village pauvre des environs de Mazar-i-Sharif au nord de l’Afghanistan. Elle y a grandi auprès de sa mère, son frère et deux oncles maternels après la mort de son père, tué en combattant les talibans. Dans son récit, elle décrit la banalité de la violence à l’égard des femmes dans son village. À l’époque où Sabrina y vit, quatre femmes sont tuées par des membres de leur famille. L’une d’elles trouve la mort parce qu’elle est tombée amoureuse et s’est enfuie avec son petit ami. Son père l’a persuadée de revenir, prétendant avoir accepté ce mariage. À son retour, il l’a abattue à coups de hache.
8La violence fait aussi partie de la vie de Sabrina. Elle appartient à la première génération de filles qui ont pu aller à l’école après la chute des talibans. Mais ses oncles s’opposent à son désir affirmé de recevoir une instruction et elle est fréquemment battue. Elle se rappelle une soirée particulièrement terrible où son oncle l’a frappée avec un câble puis l’a mise à la porte, si bien qu’elle a dû passer une partie de la nuit dans le froid de l’hiver, jusqu’à ce que sa mère, désobéissant aux ordres de l’oncle, la laisse rentrer dans la maison. Elle réussit malgré tout à l’école et se débrouille même pour obtenir une bourse qui lui offre la possibilité de partir en Inde étudier à l’université. Les hommes du village sont furieux de son départ. À leurs yeux, elle brise un tabou et pourrait devenir un exemple pour les autres femmes. Après une réunion à la mosquée locale, les hommes essaient de pousser la mère de Sabrina à faire revenir sa fille. Si celle-ci l’avait fait, Sabrina aurait été, dès son retour, lapidée jusqu’à la mort, elle en est certaine. Elle décide donc de quitter le pays en emmenant sa mère et son plus jeune frère, et vient en Allemagne. Aujourd’hui, elle se prépare à poursuivre ses études universitaires. Elle n’a plus à subir de violence, et elle n’a plus peur. Cela ressemble bien à un exil vers l’Allemagne, le pays de la sécurité et de la liberté.
9Pourtant, présenter Sabrina comme la victime d’une société qui opprime les femmes jusqu’à son arrivée en Allemagne serait un récit partiel de son parcours. Son histoire n’est pas celle d’une victime ayant besoin de secours pour échapper aux dangers d’une culture oppressive. C’est plutôt une histoire d’accomplissements, racontée avec une immense fierté. Affrontant les obstacles, elle réussit à l’école et devient la meilleure élève de sa classe ; elle participe même à un concours télévisé où elle démontre ses talents. Elle arrive seconde – la première place revenant à une fille dont les parents sont très influents, remarque-t-elle avec amertume – et gagne non seulement une somme d’argent conséquente, mais aussi un iPhone, un ordinateur portable, plusieurs articles ménagers. Elle reçoit même une parcelle de terrain dont la vente lui a permis de financer son voyage vers l’Allemagne. De sa propre initiative, Sabrina apprend aussi l’anglais avec un professeur qui lui donne des cours privés chez lui, dans un village voisin. Elle tire bientôt un revenu de ses compétences linguistiques, offrant des cours de langue pour une somme modique aux filles et aux femmes de son village. Plus tard, elle enseigne dans une prestigieuse école de langues de Mazar-i-Sharif et donne des leçons particulières aux filles d’hommes d’affaires et de politiciens locaux. Ses études sont la source d’un véritable enrichissement.
10Sabrina s’engage aussi et surtout dans l’amélioration de la situation des femmes de son village. Alors qu’elle a 14 ans, UN-Habitat, l’agence des Nations unies responsable du développement urbain, arrive dans son village pour mettre en place plusieurs centres de femmes et cherche des dirigeantes potentielles. Sabrina est choisie pour exercer cette responsabilité. Le centre, installé dans la maison de son oncle (qui reçoit une rente et se tient donc tranquille), offre aux femmes des cours d’alphabétisation, mais Sabrina remarque en passant que peu d’entre elles en tirent un quelconque bénéfice. Elle dirige aussi un bureau de banque, proposant des comptes d’épargne et des microcrédits aux femmes qui veulent se lancer dans des petites affaires comme l’achat d’une vache laitière. Chaque jeudi, les femmes se réunissent pour parler de leur vie, de leurs problèmes domestiques et de la situation des femmes.
11Pour Sabrina, ce sont des années exaltantes. « Je faisais tant de choses quand j’étais jeune, des activités tous les soirs », dit-elle en se rappelant cette période de sa vie. Elle est fière de ce qu’elle a accompli. Quand elle a lu la version complète de « son » histoire, elle a insisté pour que son vrai nom soit utilisé. « Je suis si fière de ma vie, je n’ai pas du tout honte de ce que j’ai accompli », souligne-t-elle. Elle a hâte de partager son histoire avec sa famille et ses amis. Selon elle, elle a brisé des tabous dans son village et donné du courage à d’autres filles, mais aussi à leurs parents – même s’il est arrivé à une fille, dont le père avait de l’admiration pour Sabrina, d’être violée par des connaissances puis battue par sa famille. Après cela, Sabrina n’a plus jamais été un modèle. Selon ses propres mots, à cette période, elle était « l’héroïne » de sa propre vie.
12Freshta est une jeune femme afghane. Elle est née et a grandi à Kerman, en Iran. À l’âge de 15 ans, elle est partie avec toute sa famille – ses parents, ses frères et ses sœurs, dont l’une, à peine âgée d’un an de plus qu’elle, est enceinte. On peut aussi voir en Freshta une jeune femme qui trouve la liberté en Occident. En Iran, elle devait porter le hijab et, la plupart du temps, des vêtements couvrant tout son corps. Un jour, alors qu’elle avait 13 ans, elle a été arrêtée à cause de sa tenue : ses manches étaient trop courtes et ne cachaient pas assez sa peau. Comme elle était afghane, c’est la mère d’une amie iranienne qui a dû payer la caution pour la sortir de prison. En Allemagne, elle et sa sœur ne portent plus le foulard. Au début, elles l’enlevaient seulement lors de visites à des amis allemands lorsqu’elles sortaient du centre d’accueil de réfugié.es, car elles craignaient les réactions des autres Afghans. C’est lors d’un déménagement dans un autre centre qu’elles ont définitivement retiré leur foulard, sans soulever d’objection de la part de leurs parents. Mais les réactions qu’elles redoutaient des autres Afghans se sont manifestées, soulignent les deux femmes. La sœur aînée de Freshta en particulier, jeune mère célibataire à cette époque, est souvent harcelée à cause de son choix de ne plus porter le foulard. Cependant, Freshta ne dépeint pas les hommes comme des individus tyranniques harcelant des femmes à l’esprit indépendant, mais souligne plutôt que les femmes, qui proféraient des remarques insultantes, étaient pires que les hommes qui ne faisaient que les regarder.
13Aux yeux de ces jeunes femmes, l’Allemagne est un pays qui offre la liberté. Elles peuvent avoir un petit ami, et si elles souhaitent épouser un Allemand, un non-musulman, leur père, au bout de trois ans passés en Allemagne, ne fera pas d’objection, affirme l’une des sœurs. En Iran, cela aurait été inconcevable. Définir les récits de Freshta et de sa sœur comme des histoires de libération en Allemagne n’est certes pas complètement inexact. Mais l’histoire de Freshta est plus complexe. Elle commence en Iran. Décrire l’oppression qu’elle a endurée comme le résultat de règles islamiques strictes n’est pas exact. Nombreuses étaient les filles et les femmes, souligne-t-elle, qui bravaient ces règles vestimentaires. C’est seulement quand les officiers de police iraniens ont appris qu’elle était afghane qu’elle a commencé à avoir des problèmes. Comment elle, une étrangère, osait-elle se promener dans cette tenue ?
14Et ce n’est pas l’Allemagne qui lui a offert la liberté, mais l’expérience de l’exil. Le plus souvent, le périple d’un.e exilé.e est décrit comme une odyssée périlleuse pleine d’épreuves et de souffrances. Si Freshta a souffert au cours de son exil vers l’Allemagne, son expérience a aussi été libératrice. Comme son père lui avait payé des cours d’anglais (à Kerman), quand la famille s’est retrouvée en Turquie puis en Grèce, c’est la jeune Freshta, âgée de 14 ans qui a servi d’interprète à sa famille et à d’autres personnes. Elle a les yeux qui brillent à l’évocation de ce souvenir. Soudainement, elle était devenue adulte : alors que ses camarades de classe, commente-t-elle, s’intéressaient à la mode vestimentaire et aux produits de beauté, elle était préoccupée par des choses plus importantes.
15C’est aussi son parcours vers l’Allemagne qui lui a fait réaliser que la vie peut emprunter différents chemins. En Iran, le futur paraissait clair. Tout comme ses sœurs, elle se marierait un jour, dans un avenir assez proche. L’une de ses tantes était déjà venue voir sa mère pour marier son fils à Freshta ; mais comme celle-ci ne voulait pas se marier, ses parents avaient dit « non ». Sa tante, furieuse, avait menacé de révéler aux autorités qu’ils étaient des immigrants illégaux. Cette fois-là, ses parents l’avaient protégée, mais Freshta savait que ce ne serait pas toujours le cas. Un jour, ce serait son tour d’être mariée et d’avoir des enfants. Il n’y avait pas d’autre avenir à imaginer. Puis, sur le chemin vers l’Europe, elle a rencontré des gens originaires de différents endroits, d’Afghanistan mais aussi de Syrie, d’Afrique, et d’Europe. Ce n’est pas le fait de vivre en Occident, « terre promise » offrant plus de liberté, mais ces rencontres qui ont fait comprendre à Freshta qu’elle avait la possibilité de faire des choix dans sa vie.
16Enfin, le fait qu’elle ait renoncé au hijab peut laisser entendre que l’Allemagne lui a offert sa liberté. Mais Freshta voit les choses différemment. Un jour, je lui parle de l’idée selon laquelle les femmes, dans le monde musulman, sont opprimées, et elle est d’accord. Sans surprise, elle évoque la loi iranienne obligeant les femmes à porter le hijab comme un exemple de cette oppression. Puis notre conversation dévie et elle parle des problèmes que rencontre sa famille pour trouver un appartement. Pendant quatre ans, ils ont vécu dans un centre d’accueil pour réfugié.es. Ils attendent encore de pouvoir contester, devant la justice, le rejet de leur demande d’asile (ils ont de bonnes chances d’y parvenir). Tant que l’on n’a pas statué sur leur cas, ils ne peuvent recevoir les papiers nécessaires à une demande d’allocation logement. Ce qui, comme elle le remarque un jour où nous revenons sur le sujet, est aussi une forme d’oppression, parce que la famille est effectivement contrainte de rester dans le centre d’accueil. Cette attente dans le centre d’accueil surpeuplé fait que sa vie en Allemagne est plus incertaine que « libérée ». C’est une réalité que les discours sur les immigrantes « émancipées » préfèrent ignorer.
17S’il existe une femme correspondant à l’image de la musulmane libérée par l’Occident, c’est bien Alaa, originaire de Syrie. Née en 1971 à Damas, elle s’est mariée en 1990, à l’âge de 19 ans, pour échapper à sa famille. Sa vie de femme mariée a été horrible, dit-elle sans donner plus de détails. Lorsqu’elle demandait à son mari de la traiter avec plus de respect devant ses trois fils afin de leur montrer un modèle positif, et de réserver ces mauvais traitements à l’intimité de leur chambre, il s’y refusait.
18Elle est arrivée en Allemagne en avril 2015, à la suite de son mari et de son fils aîné, grâce à la procédure de regroupement familial. Moins d’un an après son arrivée, elle a divorcé de son mari. À la même époque, elle a aussi décidé d’enlever son foulard. Elle porte aujourd’hui des vêtements amples, circule à vélo et vit seule, pour la première fois de sa vie, au grand étonnement de ses trois fils adultes avec lesquels elle partageait il y a peu un appartement. Pour sa famille et ses amis cela a été un choc énorme, surtout le fait qu’elle retire son foulard. Certains amis de ses fils aux idées conservatrices, dit-elle, éprouvent du dégoût à son égard et la considère comme une prostituée à cause de ses choix.
19Alaa évoque le changement radical de sa vie à Berlin. Pour elle, ce n’est pas seulement une nouvelle phase, mais une vie entièrement différente. C’est une rupture totale avec le passé. Elle se sent comme une enfant apprenant une nouvelle langue ; elle se forge une nouvelle « identité » plus « flexible », elle écoute plus qu’elle ne parle. Pour elle, Berlin offre de nouvelles libertés. Elle peut faire des choses qui étaient impossibles auparavant. Quand je lui demande si elle se sent plus libre à Berlin qu’en Syrie ou en Algérie, où la famille a séjourné avant d’arriver en Allemagne, elle me regarde et me répond avec un sourire : « Oui, bien sûr ! ».
20Rien d’étonnant à ce qu’elle exprime des critiques au sujet de la culture arabe et des manières conventionnelles de pratiquer l’islam. Mais elle tient à souligner qu’elle se considère comme musulmane. Pour elle, la foi concerne sa relation personnelle avec Dieu, dans une paix intérieure. Elle pense que, pour la plupart des gens dans les pays musulmans, la religion est principalement liée au fait de se conformer à des normes sociales et d’être accepté socialement. Elle porte également un regard critique sur certains aspects de la révolution syrienne, à laquelle son fils aîné a participé activement. En Syrie, m’explique-t-elle, il existe trois tabous importants : la politique, la religion et le sexe. La révolution a clairement touché au tabou de la politique, mais aussi à des tabous religieux, car beaucoup de chefs religieux ont soutenu Assad. Mais le tabou du sexe et des relations entre homme et femme est resté intact. Selon elle, les jeunes hommes qui exigeaient la démission de Bashar Al Assad, continuaient de se conduire comme des petits Assad à la maison.
21Peut-être que Berlin a offert à Alaa la possibilité de quitter une culture et une société qu’elle-même percevait comme oppressives, de trouver la liberté et de se réinventer une nouvelle vie. Cependant, ce n’est pas l’Europe qui l’a libérée. Un changement décisif avait eu lieu en Syrie en 2004. À cette époque, le fait que son mari développe une maladie mentale, a poussé Alaa à terminer son diplôme de littérature anglaise puis à travailler comme professeure d’anglais. Elle a aussi participé à de nombreux ateliers de développement personnel puis a travaillé dans ce domaine. Durant ces années, elle a beaucoup appris sur sa « civilisation » et sa société. Cela lui a donné le sentiment d’avoir été jusque-là analphabète. Elle s’est mise en particulier à se poser des questions sur le hijab. Dans son esprit, ce n’était pas une obligation religieuse, mais seulement une convention sociale. Mais vivant au sein d’une société arabe, elle ne pouvait pas agir sur cette question. Si elle avait retiré son foulard en Syrie, cela aurait anéanti sa réputation et celle de sa famille, ce qui aurait eu un impact sur l’exercice de la profession rémunératrice qu’elle avait choisie. Si Alaa pense que Berlin lui offre la possibilité d’être libre en tant que femme d’une manière qui était impossible dans son pays, ses réflexions critiques sur les relations de genre dans la société syrienne avaient préparé sa libération. Ce n’est pas l’« Occident » qui l’a libérée.
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22Les récits de vie de ces trois femmes nous amènent à reconsidérer les discours sur la nécessité de sauver et libérer les femmes musulmanes. Elles ont certes toutes subi violence et oppression, et nous ne devons ni ignorer ni oublier cela. Mais leurs histoires montrent qu’elles n’étaient pas de simples victimes d’une culture patriarcale et islamique. Sabrina, par exemple, tient à souligner qu’elle éprouve aussi de la pitié pour les hommes d’Afghanistan, car eux non plus n’ont pas beaucoup le choix en matière de relations amoureuses et intimes. La vie de Freshta en Iran, comme le montre son récit, était difficile surtout parce qu’elle et sa famille étaient des réfugiés afghans, et pas seulement parce qu’elle était une femme dans un pays musulman. Quant à Alaa, elle a développé des idées critiques sur les relations de genre dans la société syrienne bien avant d’arriver en Allemagne.
23Les histoires que ces femmes racontent parlent de libération et d’empowerment, mutations qu’elles ont elles-mêmes accomplies. Elles expriment toutes les trois un sentiment de fierté et même un certain héroïsme. Mais parler de leurs trajectoires seulement en termes d’« héroïsme » et de victoire remportée contre la violence et l’oppression serait tout aussi problématique, car cela passerait sous silence une autre souffrance. Pour Sabrina et Freshta, l’Allemagne n’est pas la terre promise de la liberté. Si ce pays leur offre la sécurité, elles s’y sentent aussi moins libres d’agir. Sabrina se bat constamment contre la bureaucratie allemande, et doit souvent compter sur l’aide d’ami.es allemand.es pour cela. Après son déménagement à Hambourg, elle a voulu rendre visite à sa mère et son frère qui vivaient encore dans un centre d’accueil à Berlin. Les travailleurs sociaux lui ont d’abord dit qu’elle pourrait séjourner avec sa mère, mais quand elle est arrivée, le directeur a évoqué certaines règles – que ces règles existent ou non est un autre problème – qui lui interdisent de dormir sur place. Elle avait attendu avec impatience le moment où elle pourrait passer du temps avec sa famille et finalement c’était impossible. En Afghanistan, elle devait se battre en permanence. En Allemagne, elle est soumise à des règlements qu’elle ne comprend pas et contre lesquels elle ne peut rien. De manière révélatrice, elle dit bien qu’elle a été l’héroïne de sa vie.
24Freshta, elle aussi, a perdu le sentiment d’empowerment et d’enthousiasme qu’elle éprouvait au cours de son exil. Elle a dû vivre près de quatre ans dans différents camps avant de pouvoir s’installer dans un appartement avec ses parents. Leur demande d’asile a été rejetée. Ils ont contesté cette décision et attendent maintenant la décision du tribunal. Elle a construit sa vie en Allemagne, mais cette attente sans fin est décourageante et a de lourdes conséquences. Alaa est la seule pour qui l’Allemagne est devenue le lieu de libertés nouvellement gagnées.
25Ce que ces récits nous apprennent, c’est qu’il peut y avoir plusieurs moments d’empowerment – pour ces trois femmes : en Afghanistan, en Syrie, sur la route de l’exil, en Allemagne – et autant de moments de disempowerment aux mêmes endroits. Il est important de tenir compte de cette complexité.