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Regards complémentaires

Donner ou non la vie à Lampedusa. Histoires de migrations plurielles

Giving birth – or not – on Lampedusa: a history of plural migration
Chiara Quagliariello
p. 143-153

Résumés

L’article analyse une forme de migration en vigueur depuis plusieurs décennies dans la population féminine de Lampedusa (Italie) : une migration à court terme mise en œuvre pour bénéficier d’une assistance hospitalière lors de l’accouchement, assistance absente à Lampedusa. Pour cerner les évolutions de cette émigration pour l’enfantement, ce phénomène est étudié sur plusieurs générations. Après avoir examiné les enjeux socio-culturels, socio-économiques et socio-sanitaires de cette mobilité reproductive chez les femmes de Lampedusa, l’article montre comment les accouchements déterritorialisés dialoguent, ou entrent en conflit, avec l’assistance médicale proposée aux immigrées enceintes accueillies de nos jours à Lampedusa. Cette approche permet d’ouvrir la réflexion sur le lien entre migrations féminines nationales et internationales, expériences d’enfantement et droits reproductifs.

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Texte intégral

  • 1 Cuttitta 2015 ; Proglio & Odasso 2018.
  • 2 De Genova 2017 ; Lendaro 2016 ; Vigneri 2018.

1L’île de Lampedusa, territoire italien le plus proche de l’Afrique du Nord, est connue de nos jours en raison des flux migratoires provenant du continent africain à travers la mer Méditerranée. Lampedusa, qui compte 6 000 habitants et se trouve à 220 km de la Sicile et du reste de l’Italie, a fait l’objet de nombreuses études en sciences humaines et sociales, qui portent pour l’essentiel sur le processus de frontiérisation de l’île : la transformation de ce lieu de circulations et d’échanges au centre de la Méditerranée en l’une des frontières méridionales de l’Europe1. La militarisation croissante de l’île, ou encore le rôle essentiel qu’elle joue dans les activités de contrôle, recherche et sauvetage des immigrant.es en mer en sont des exemples2. Les études sur le phénomène d’émigration qui caractérise également Lampedusa sont, au contraire, plus rares.

  • 3 Ce terme indique des femmes nées en dehors de l’île y résidant temporairement.

2L’article analyse une forme d’émigration en vigueur depuis plusieurs décennies dans la population féminine de l’île : une migration à court terme mise en œuvre pour bénéficier d’une assistance hospitalière lors de l’accouchement, assistance absente à Lampedusa. Dans un premier temps, il s’agit d’examiner ce phénomène, que nous appelons accouchements déterritorialisés, sur plusieurs générations. Ensuite, de comprendre les enjeux socio-culturels, socio-économiques et socio-sanitaires de cette mobilité reproductive structurelle chez les femmes de Lampedusa. Enfin, d’étudier comment les accouchements déterritorialisés dialoguent, ou entrent en conflit, avec l’assistance médicale proposée aux immigrantes3 enceintes accueillies de nos jours à Lampedusa. Cette approche permet d’ouvrir la réflexion sur le lien entre migrations féminines nationales et internationales, expériences d’enfantement et droits reproductifs.

Méthodologies

  • 4 Cette recherche a eu lieu dans le cadre du projet européen EU Border Care « Intimate Encounters i (...)

3Les réflexions proposées s’appuient sur une recherche menée à Lampedusa entre juillet 2016 et janvier 20174. Plusieurs méthodologies ont été utilisées. Une étude des actes de naissance archivés dans les services démographiques de la municipalité de Lampedusa a permis, en remontant jusqu’au début du xxe siècle, de situer les divers lieux d’accouchement des femmes de l’île, ainsi que de mesurer l’évolution des taux de natalité et de mortalité maternelle. Le dépouillement des dossiers médicaux mis à disposition pour cette recherche par les responsables du centre de santé de l’île a, quant à lui, permis d’identifier les besoins de santé des immigrantes. Cette analyse, portant sur plus de 800 dossiers pour la période comprise entre les années 1990 et nos jours, a aussi permis de mettre en lumière l’évolution de la présence d’immigrantes enceintes à Lampedusa. À ces recherches, se sont ajoutés 59 entretiens semi-directifs, dont 35 avec des femmes résidant sur l’île, âgées de 28 ans à 82 ans et ayant accouché dans une période allant des années 1950 à nos jours. Dans six cas, plusieurs femmes de la même famille (grand-mères, mères, filles) ont été interrogées. Dans les autres cas, les entretiens ont eu lieu avec différentes générations de femmes dépourvues de liens de parenté. Vingt-et-un entretiens ont eu lieu avec des immigrantes enceintes, arrivées à Lampedusa entre 2016 et 2017, âgées de 20 ans à 35 ans et originaires du Nigeria, de Côte d’Ivoire, de Guinée Conakry, du Cameroun et du Mali. Seules des immigrantes anglophones et/ou francophones ont été interrogées, afin de pouvoir mener les entretiens sans interprète. Les entretiens avec les femmes de Lampedusa se sont déroulés à leur domicile, et ceux avec les immigrantes ont eu lieu au centre de santé de l’île. Au préalable, les objectifs de la recherche ont été expliqués à chaque femme, et leur consentement a été obtenu. Les entretiens avec les femmes de Lampedusa se sont déroulés en italien, ceux avec les immigrantes en anglais et en français. La traduction des entretiens en français a été réalisée par l’auteure de cet article. Conformément à la loi sur le respect de la vie privée des personnes qui ont accepté de participer à la recherche, les noms apparaissant dans l’article sont des pseudonymes.

Une mobilité pour la procréation : histoire des accouchements déterritorialisés

  • 5 Faranda 2015.
  • 6 De Vejelì 2010.

4Les déplacements des habitants de Lampedusa dans la région méditerranéenne, motivés par des activités surtout liées à la pêche, remontent au xixe siècle5. L’émigration vers la Sicile et d’autres régions italiennes remonte quant à elle aux années 1950 et 19606 ; celle-ci s’inscrit dans le phénomène plus général des migrations économiques du sud vers le nord du pays. Les études historiographiques décrivent ces mouvements migratoires comme des parcours masculins à caractère saisonnier, dans une alternance entre la vie au travail en dehors de l’île et la vie familiale sur l’île. Au contraire, la population féminine est décrite comme une présence stable sur l’île. Dès lors, se dessine un système sexe/genre basé sur une opposition entre mobilité masculine et immobilité féminine. Or, il existait aussi une mobilité féminine, parallèle à celle des hommes. Cette mobilité, moins documentée jusqu’à présent, est centrée sur l’expérience reproductive. Les données collectées dans les archives montrent qu’il s’agit d’un phénomène fortement lié à l’histoire de l’assistance à l’accouchement à Lampedusa. Trois moments historiques peuvent être identifiés : la période précédant les années 1950, les décennies 1960-1980, et la période allant des années 1980 à nos jours.

  • 7 Carricaburu 2007 ; Knibiehler 2007 ; Jacques 2007.
  • 8 Foucault 1976.

5Durant la première phase, à Lampedusa comme dans le reste de l’Italie, l’assistance à l’accouchement se fait à domicile, avec l’aide des accoucheuses puis des sages-femmes, et représente environ 150 naissances par an. On a affaire à une mobilité féminine réduite, qui concerne moins de 10 % de la population féminine en âge de procréer. Les déplacements des femmes hors de l’île sont seulement dictés par les urgences médicales (accouchements difficiles, naissances prématurées, césariennes). La deuxième phase est celle du passage de l’accouchement à domicile à l’accouchement hospitalier. Contrairement au reste de l’Italie, cette transition n’a pas eu lieu à Lampedusa où, en raison du nombre réduit de naissances annuelles, un service de maternité proprement dit n’a jamais été introduit. Au cours de cette phase, on assiste à une mobilité féminine croissante, qui concerne environ 50 % de la population féminine en âge de procréer. Antonella, 73 ans, se souvient de ces années-là comme celles où l’impossibilité d’accéder sur place à des soins hospitaliers se doublait d’une difficulté à continuer à donner naissance à domicile : « Une nouvelle loi a été introduite par l’État, et accoucher à domicile n’était possible pour les femmes que s’il y avait un hôpital à proximité ». Comme dans le reste de l’Europe7, la lutte contre les risques associés à l’accouchement prime alors dans les politiques publiques en Italie. L’accouchement à l’hôpital, où les femmes auront à disposition une équipe médicale et des technologies modernes, est promu dans les discours – au sens foucaldien8 – défendus par l’État. De ce fait, une partie de la population de Lampedusa commence à demander une assistance à l’hôpital en dehors de l’île, qu’il y ait une urgence obstétrique ou non. Elisabetta, 76 ans, souligne que « déjà à l’époque accoucher à l’hôpital était une expérience plus sécurisée qu’à domicile ». Au contraire, une autre partie de la population continue à donner naissance sur l’île avec l’aide de la sage-femme. Laura, 78 ans, fait partie de ce deuxième groupe. Son point de vue diffère de celui d’Elisabetta : « À l’époque, l’hôpital était vu par la plupart d’entre nous comme un lieu où il y avait plus de risques de contracter des maladies qu’à la maison ». Cette division au sein de la population féminine de l’île s’achève avec la troisième phase, qui marque le passage définitif de l’accouchement à domicile à l’accouchement hospitalier. Cette phase, toujours en cours, se caractérise par une mobilité féminine structurelle qui concerne la totalité de la population féminine en âge de procréer, pour environ 100 naissances par an. L’accent mis par l’État sur les dangers associés aux naissances extrahospitalières ainsi que les risques de poursuites judiciaires conduisent la sage-femme de l’île à cesser l’assistance à domicile. À partir des années 1980-1990, toutes les femmes doivent donc se déplacer vers des hôpitaux situés en dehors de l’île. Cette situation, aujourd’hui normalisée, appelle une réflexion sur la dimension forcée des émigrations liées à l’accouchement chez les femmes de Lampedusa : elles ne disposent d’aucune alternative pour respecter les règles établies par l’État.

Enjeux sociétaux, économiques et sanitaires des émigrations liées à l’accouchement

6Le phénomène historique des accouchements déterritorialisés débouche sur une grande diversité des lieux de naissance des habitants de Lampedusa. Les archives montrent que, dans de nombreux cas, les membres d’une même famille sont nés dans des endroits différents et assez éloignés les uns des autres, et, d’ici quelques années, plus aucun habitant de Lampedusa ne sera né sur l’île. Faisant écho à ces constats, Marie, 81 ans, associe cette situation à l’évolution des moyens de transports : pendant les années 1960-1970, les naissances en dehors de l’île avaient surtout lieu sur l’île voisine de Pantelleria, reliée à Lampedusa par une liaison maritime hebdomadaire. Dans les années 1980, les naissances des habitants de Lampedusa eurent lieu surtout à Trapani, dans le nord de la Sicile, à partir de la mise en place d’une liaison aérienne bi-hedomadaire. Enfin, depuis les années 1990, les naissances ont lieu principalement à Palerme, capitale régionale de la Sicile, grâce à une liaison aérienne quotidienne. Assunta, 67 ans, voit dans cette multiplicité de lieux de naissance « une cause d’affaiblissement de l’identité locale » et Patrizia, 72 ans, affirme qu’« il y a un vrai danger par rapport au sentiment d’appartenance au territoire de l’île, surtout chez les jeunes générations ». Les accouchements hospitaliers en dehors de l’île ont par ailleurs un prix, et les coûts ainsi que la durée des séjours migratoires destinés à l’accouchement ont augmenté au cours du temps. Alors que dans les années 1960-1980, ces séjours duraient une semaine en moyenne, ils durent aujourd’hui deux mois ou plus. Cette extension des séjours reproductifs hors de l’île s’explique notamment par le fait que les femmes préfèrent se rendre en Sicile en avion (1 heure de voyage) plutôt qu’en bateau (12 heures de voyage). Cependant, comme dans toute l’Italie, le transport aérien est interdit aux femmes enceintes au-delà du septième mois de grossesse. De là, la nécessité inédite dans le passé de louer une chambre ou un appartement en Sicile, pour y passer les derniers mois de grossesse. Marina, 43 ans, souligne la charge financière que cela induit :

Le fait que nous devions passer plusieurs mois en Sicile ne semble pas intéresser l’État. Le loyer, les trajets de nos familles qui viennent nous rendre visite, tout est à notre charge. L’État ne nous donne rien pour ça, alors qu’il n’y a pas d’hôpitaux à Lampedusa.

  • 9 Istituto nazionale di statistica 2017.

7Plusieurs conséquences découlent de ce phénomène, qui peut être défini comme une forme de violence systémique vécue par les femmes de Lampedusa lors de l’expérience reproductive. La première est la production, ou le renforcement, des inégalités sociales liées au capital économique familial. La deuxième est la condition d’isolement affectif vécue par les femmes pendant les périodes où elles habitent loin de leurs familles. Enfin, un troisième effet, devenu de plus en plus évident ces dernières années, est la demande croissante d’accouchements par césarienne. En 2016, les césariennes programmées chez les femmes de Lampedusa représentaient 56,1 % des naissances. Pour Cristina, 36 ans, planifier la césarienne est une solution pratique à plusieurs niveaux : « Connaître à l’avance la date de l’accouchement nous permet d’être sûres qu’il y aura quelqu’un de la famille à nos côtés. En plus, en accouchant avant la 41e semaine, nous restons moins de temps en Sicile et rentrons plus vite à Lampedusa ». La diffusion d’une véritable culture de la césarienne chez les jeunes générations est critiquée parmi les femmes plus âgées, qui dénoncent le lien entre l’impossibilité d’accoucher sur l’île et la médicalisation toujours croissante des naissances. Cette banalisation de la césarienne chez les jeunes générations de Lampedusa s’inscrit dans le phénomène plus général des accouchements hyper-médicalisés en Sicile, où le taux de césariennes dans les hôpitaux publics s’élève à 42,2 % par an, contre 34,5 % par an au niveau national9.

La « concurrence » des immigrantes enceintes

  • 10 Grotti et al. 2018.
  • 11 OIM 2017.
  • 12 Source : ministère de l’Intérieur.
  • 13 Tassin 2014.

8Bien que le phénomène des migrations féminines internationales vers Lampedusa existe depuis les années 1990, il s’est accru ces dernières années10. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) souligne le nombre de plus en plus important de femmes parmi les migrants traversant la Méditerranée (13 % en 2016, +6 % entre 2015 et 2016)11. À Lampedusa, les femmes représentaient 11,2 % (1 251 personnes) des migrants arrivés en 2016 (11 089 personnes), et les femmes enceintes représentaient 7,5 % (95 personnes) de cette population féminine12. La présence croissante d’immigrantes enceintes provoque à certains égards un court-circuit spatio-temporel par rapport à l’histoire locale des accouchements déterritorialisés – par exemple, certaines immigrantes accouchent, à l’heure actuelle, sur les embarcations humanitaires en route vers Lampedusa comme les femmes de Lampedusa en route vers l’île de Pantelleria autrefois. L’assistance aux immigrantes enceintes est critiquée par une partie de la population féminine de Lampedusa. D’une part, ces femmes voient l’hospitalité offerte sur leur propre territoire à des personnes qui ont connu des situations difficiles durant le périple migratoire à travers la Libye comme une forme de solidarité incontournable13. D’autre part, nombre d’entre elles se montrent critiques au sujet des soins offerts aux immigrantes enceintes. En particulier, les caractéristiques du transport des immigrantes vers la Sicile ainsi que l’assistance qui leur est proposée sur place à Lampedusa sont controversées. De même que les femmes qui résident sur l’île, les immigrantes accouchent dans la plupart des cas dans les hôpitaux en Sicile, où elles sont transférées après leur séjour à Lampedusa. Toutefois, contrairement à la population de l’île, les transferts des immigrantes en Sicile sont organisés et pris en charge par l’État : « Alors que nous devons tout payer, elles [les immigrantes] sont transportées gratuitement en Sicile » (Beatrice, 32 ans). La population de l’île y voit un traitement préférentiel en faveur des immigrantes, et il en va de même avec le fait que les gynécologues dédiés aux femmes de l’île viennent de Sicile et ne soient présents à Lampedusa que deux fois par semaine alors que ceux qui se consacrent à la crise migratoire vivent sur place et sont disponibles 24 h sur 24, 7 jours sur 7. Cette représentation d’une répartition inégale du parcours de soins débouche souvent sur une perception des immigrantes comme une population concurrente au regard des ressources sanitaires déjà insuffisantes, qui pourraient être mieux utilisées pour les femmes de l’île.

  • 14 Amnesty international 2016 ; Freedman 2016.
  • 15 Quagliariello 2018.

9Pour les immigrantes, la dépendance totale aux décisions de l’État sur leur propre destin, et donc l’impossibilité de quitter Lampedusa de manière autonome, a parfois des conséquences néfastes sur l’accès à certains droits. Par exemple, plusieurs immigrantes interrogées vivent des grossesses indésirées, à la suite des viols subis pendant le voyage migratoire14. Le principal besoin qu’elles expriment une fois arrivées à Lampedusa est l’accès à une interruption volontaire de grossesse15. L’absence sur place d’une salle équipée pour l’avortement pharmaceutique et/ou chirurgical implique la nécessité d’attendre le déplacement en Sicile pour pouvoir avorter. Or, l’organisation de ces déplacements peut être assez longue, et les immigrantes risquent de dépasser le délai prévu par la loi italienne pour la demande d’IVG (troisième mois de grossesse). Si les femmes de Lampedusa sont obligées de quitter l’île pour accoucher, mais aussi pour avorter, les immigrantes, elles, n’ont pas la possibilité de se déplacer selon une temporalité qui répond à leurs besoins de santé. De même, la structure étatique (hotspot) où elles vivent pendant leur séjour à Lampedusa est peu favorable au bien-être des femmes enceintes. Le manque d’hygiène, la vie quotidienne dans des chambres collectives ou la mauvaise qualité de la nourriture sont autant d’éléments qui témoignent d’un manque d’attention envers les besoins spécifiques des femmes enceintes. Enfin, la carence de soins évoquée par les femmes de l’île concerne également les immigrantes. À l’exception des échographies, l’impossibilité de bénéficier sur place d’examens spécialisés (diagnostic prénatal, amniocentèse, test ADN), ou encore l’absence d’un cours de préparation à l’accouchement, concerne les deux populations étudiées : une situation à laquelle s’ajoute, pour les immigrantes, l’absence d’interprètes pour communiquer avec le personnel médical.

*
**

  • 16 Davis 2019 ; Ross & Solinger 2017.

10L’interconnexion entre expériences d’enfantement, accouchements hors du territoire d’origine et droits en matière de procréation concerne à la fois la population féminine de Lampedusa et les femmes immigrantes accueillies sur cette île. Le phénomène que nous avons nommé accouchements déterritorialisés remonte à plusieurs décennies chez les femmes de Lampedusa, et a des conséquences négatives à la fois sociétales, économiques et sanitaires. Or, la rencontre entre cette population, forcée d’accoucher hors de son territoire d’origine, et d’autres femmes enceintes arrivées d’ailleurs à Lampedusa n’est pas perçue comme une occasion pour faire valoir des droits communs, tel que le libre choix du lieu d’accouchement, ou encore la possibilité d’accès à l’IVG. Au contraire, la présence d’immigrantes enceintes à Lampedusa semble être vécue par la population locale comme une menace pour l’accès à des ressources de santé déjà lacunaires. La rencontre avec l’Autre devient ainsi une cause de conflit et non une ressource pour tenter un changement vis-à-vis des inégalités structurelles qui affectent ce territoire frontalier depuis de nombreuses décennies. L’opposition entre « nous » (femmes de l’île) et « elles » (immigrantes) qui en résulte ne repose pas sur une réalité objective. La situation vécue par les immigrantes à Lampedusa n’est pas meilleure que celle des femmes de l’île, et ces deux populations vivent des situations d’injustice reproductive liées à ce que l’État, à travers ses politiques, leur permet d’avoir et ne pas avoir, de faire et ne pas faire16.

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Bibliographie

Amnesty international, 2016, Refugees and Migrants Fleeing Sexual Violence, Abuse and Exploitation in Libya,
[https://www.amnesty.org/en/latest/news/2016/07/refugees-and-migrants-fleeing-sexual-violence-abuse-and-exploitation-in-libya/] (consulté le 4 avril 2019).

Carricaburu Danièle, 2007, « De l’incertitude de la naissance au risque obstétrical : les enjeux d’une définition », Sociologie et Société, XXXIX/I, p. 123-144.

Cuttitta Paolo, 2015, « La frontiérisation de Lampedusa. Comment se construit une frontière », L’Espace politique, 25, p. 1-18.

Davis Dána-Ain, 2019, Reproductive Injustice: racism, pregnancy, and premature birth, New York, New York University Press.

De Genova Nicholas, 2017, The Borders of “Europe”: autonomy of migration, tactics of bordering, Durham-London, Duke University Press.

De Vejelì Pietre, 2010, U scògghju. Uomini e pescatori, da Lampedusa a Rimini. Appunti e immagini di una migrazione, Rimini, Edizioni Pietroneno Capitani.

Faranda Laura, 2015, Non più a sud di Lampedusa. Italiani in Tunisia tra passato e presente, Roma, Armando Editore.

Foucault Michel, 1976, Histoire de la sexualité, vol. I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard.

Freedman Jane, 2016, « Sexual and gender-based violence against refugee women: a hidden aspect of the refugee “crisis” », Reproductive Health Matters, 24/47, p. 18-26.

Grotti Vanessa, Malakasis Cynthia, Quagliariello Chiara & Nina Sahraoui, 2018, « Shifting vulnerabilities: gender and reproductive care on the migrant trail to Europe », Comparative Migration Studies, 2/6, p. 1-18.

Istituto nazionale di statistica, 2017, La Salute riproduttiva della donna, https://www.istat.it/it/files//2018/03/La-salute-riproduttiva-della-donna-1.pdf (consultée le 30 mars 2019).

Jacques Béatrice, 2007, Sociologie de l’accouchement, Paris, Presses universitaires de France.

Knibiehler Yvonne, 2007, Accoucher. Femmes, sages-femmes et médecins depuis le milieu du xxe siècle, Rennes, Éditions de l’École nationale de la Santé publique.

Lendaro Annalisa, 2016, « A “European migrant crisis”? Some thoughts on Mediterranean borders », Studies in Ethnicity and Nationalism, 16/1, p. 148-157.

Organisation internationale pour les migrations (OIM), 2017, Human trafficking throught the Central Mediterranean Route: data, stories and information collected by the International Organization for Migration, [https://italy.iom.int/sites/default/files/news-documents/IOMReport_Trafficking.pdf] (consulté le 29 mars 2019).

Proglio Gabriele & Laura Odasso, 2018, Border Lampedusa: subjectivity, visibility and memory in stories of sea and land, London, Palgrave Macmillan.

Quagliariello Chiara, 2018, « Continuum de violence et agentivité dans la migration féminine du Nigeria vers l’Europe », Autrepart, 85, p. 57-74.

Ross Loretta & Rickie Solinger, 2017, Reproductive Justice: an introduction, Berkeley, University of California Press.

Tassin Louise, 2014, « Accueillir les indésirables. Les habitants de Lampedusa à l’épreuve de l’enfermement des étrangers », Genèses, 3/96, p. 110-131.

Vigneri Francesco, 2018, « Lampedusa, frontière de l’Europe », Revue des sciences sociales, 60, p. 46-55.

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Notes

1 Cuttitta 2015 ; Proglio & Odasso 2018.

2 De Genova 2017 ; Lendaro 2016 ; Vigneri 2018.

3 Ce terme indique des femmes nées en dehors de l’île y résidant temporairement.

4 Cette recherche a eu lieu dans le cadre du projet européen EU Border Care « Intimate Encounters in EU Borderlands : Migrant Maternity, Sovereignty and the Politics of Care on Europe’s Periphery », dirigé par Vanessa Grotti à l’Institut universitaire européen de Florence.

5 Faranda 2015.

6 De Vejelì 2010.

7 Carricaburu 2007 ; Knibiehler 2007 ; Jacques 2007.

8 Foucault 1976.

9 Istituto nazionale di statistica 2017.

10 Grotti et al. 2018.

11 OIM 2017.

12 Source : ministère de l’Intérieur.

13 Tassin 2014.

14 Amnesty international 2016 ; Freedman 2016.

15 Quagliariello 2018.

16 Davis 2019 ; Ross & Solinger 2017.

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Pour citer cet article

Référence papier

Chiara Quagliariello, « Donner ou non la vie à Lampedusa. Histoires de migrations plurielles »Clio, 51 | 2020, 143-153.

Référence électronique

Chiara Quagliariello, « Donner ou non la vie à Lampedusa. Histoires de migrations plurielles »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/18099 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.18099

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Auteur

Chiara Quagliariello

Chiara Quagliariello est post-doctorante à l’Institut universitaire Européen de Florence. Après sa thèse en anthropologie (université de Sienne) et en sociologie (université Paris 8), elle a été post-doctorante à l’EHESS (Paris) et à l’université de Turin. Ses recherches de terrain en France, en Italie et au Sénégal portent sur la santé maternelle, les droits reproductifs, les expériences d’accouchement, les rapports de sexe, de classe et d’ethnie, la médecine interculturelle et les migrations féminines d’Afrique sub-saharienne. chiara.quagliariello@eui.eu

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