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Dossier

La « traite des femmes », une histoire de migrations (France-Cuba, début du xxe siècle)

“Trafficking in women” as migration history: gendered mobility between France and Cuba (early twentieth century)
Elisa Camiscioli
Traduction de Geneviève Knibiehler
p. 97-117

Résumés

En se concentrant sur la route transatlantique entre la France et Cuba, cet article explore les débats du début du xxsiècle sur la « traite des femmes » à travers les lunettes de l’histoire des migrations. Diverses sources attestent de la prédominance des prostituées, des proxénètes et des trafiquants français dans l’industrie du sexe à Cuba. La question de savoir si les Françaises étaient des migrantes entreprenantes ou des victimes de la traite reste cependant ouverte pour les contemporains. L’article examine la migration prostitutionnelle comme une stratégie de survie pour les Françaises pauvres. Il envisage les options possibles pour traverser l’Atlantique et les types de pratiques sexuelles qu’elles vendent dans les bordels de La Havane. Il étudie le rôle des intermédiaires masculins dans la facilitation de la migration de la France vers les Amériques. Il présente in fine la façon dont se croisent, au milieu des années 1920, les efforts de lutte contre la traite et la législation cubaine sur l’immigration.

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Texte intégral

L’auteure remercie Eva Payne pour l’aide généreuse qu’elle lui a apportée dans l’écriture de cet article.

  • 1 López Bago 1895 : 74.

1Le commerce du sexe à La Havane au début du xxe siècle est à la fois international et multiracial. Le romancier espagnol Eduardo López Bago décrit les quartiers chauds de la ville comme « un endroit de luxure nauséabond, grouillant de Noirs, de mulâtres et de Blancs, espagnols, créoles, français et américains »1. L’industrie du sexe dans cette ville portuaire cosmopolite emploie des femmes nées sur place, indigènes ou non, des prostituées étrangères, arrivées d’Europe, d’Extrême-Orient, des États-Unis, des femmes originaires d’autres endroits des Caraïbes. Cette diversité reflète le double statut de Cuba : une société post-esclavagiste en même temps qu’un pays d’immigration massive.

2Cependant, selon plusieurs sources, les Françaises sont, au début du xxe siècle, les plus nombreuses dans l’industrie du sexe à Cuba, de même que les Français exerçant des activités de proxénètes et de trafiquants, en particulier dans la capitale. Mais ces Françaises ont-elles migré volontairement vers Cuba ? La question reste sans réponse. Les autorités gouvernementales et les réformateurs sociaux de l’époque assimilent habituellement la migration de jeunes femmes appartenant à la classe ouvrière, vers Cuba ou ailleurs, à la « panique morale » liée à la « traite des Blanches ». Pour eux, les femmes sont plus des victimes de trafiquants qui les ont dupées et contraintes à s’expatrier, que des migrantes volontaires.

  • 2 Keusch 2017.
  • 3 Archives de la Société des Nations [désormais ASdN], S173, « Cuba », 27 août-4 septembre 1924.

3Dans cet article, je souligne au contraire le fait que, dès le tout début du xxe siècle, les femmes ont participé activement au processus migratoire, même si divers intermédiaires les y ont aidées en leur procurant de faux papiers, en leur faisant franchir les frontières ou en activant les connexions mafieuses nécessaires à la réalisation de leur déplacement et à l’obtention d’un emploi à Cuba. Je montre que les Françaises et les Français employés dans l’industrie du sexe sont des migrant.es transatlantiques qui font partie d’une histoire plus large de l’immigration – et du contrôle de l’immigration – à Cuba. Comme les travailleurs d’autres secteurs, prostituées, proxénètes, tenancières de bordels et autres intermédiaires se déplacent le long de routes internationales depuis longtemps balisées pour rejoindre les villes en forte demande de ces services, où elles et ils espèrent trouver des opportunités économiques nouvelles et lucratives2. Durant le premier quart du xxe siècle, La Havane présente plusieurs attraits : un secteur touristique en plein développement, un taux de change favorable aux Européens, une absence de rigueur dans le filtrage des immigrant.es et une industrie du sexe florissante3. Cet article, en envisageant la « traite des femmes » comme une histoire de migrations, montre que le « trafic » doit être considéré comme une migration de travail et non comme un problème ou le signe d’une exploitation sexuelle. Toutefois, l’amalgame entre « traite » et prostitution, apparu entre les années 1880 et le milieu des années 1930, masque les choix des migrantes et les emplois qu’elles ont occupés à l’étranger.

  • 4 Société des Nations 1927.
  • 5 Chaumont, Rodríguez García & Servais 2017 : 16.
  • 6 Chaumont 2009.

4Mes sources comprennent des témoignages oraux et des romans, qui décrivent non seulement la prédominance des Françaises et des Français à San Isidro, le quartier chaud de La Havane, mais aussi les pratiques sexuelles proposées aux clients. J’ai aussi utilisé les rapports rédigés par les enquêteurs infiltrés à La Havane en 1924 et 1925 à l’initiative du Comité consultatif de la Société des Nations sur la traite des femmes et des enfants, qui font partie d’une enquête plus vaste sur « la traite » en Europe, en Méditerranée et aux Amériques. Certaines des conclusions figurent dans une publication officielle de la Société des Nations en 19274, mais les documents d’archives non expurgés représentent un « matériel empirique pour une histoire de la pègre écrite de l’intérieur »5. Ils démentent l’idée largement répandue selon laquelle les étrangères employées dans les bordels sont des migrantes forcées pour le commerce du sexe6. J’analyse enfin les archives policières françaises sur la « traite des femmes » à Cuba, archives transmises par les services municipaux à la Police nationale à Paris ainsi qu’au Comité consultatif de la Société des Nations sur la traite. Ces documents décrivent le contrôle de la migration dans le port de Saint-Nazaire et à la frontière espagnole, deux principaux points de départ du voyage vers La Havane.

Le fantasme de la « Frenchness »

  • 7 Sippial 2013.
  • 8 Corbin 1978.
  • 9 Cabezas 2017.

5Les débats sur la prostitution à Cuba renvoient à des visions opposées de la modernité, comme l’a bien montré Tiffany Sippial7. Le « système français » de règlementation, qui oblige les bordels à être détenteurs d’un permis, les travailleuses du sexe à s’enregistrer et se soumettre à des contrôles stricts, tant médicaux que policiers, a vu le jour en 1802 avant d’être exporté à travers le monde8. En 1873, les autorités coloniales espagnoles instaurent le système français à Cuba. Les bordels autorisés prospèrent en particulier dans le barrio de San Isidro à La Havane, « zone de tolérance » où l’on pouvait faire commerce du sexe9. Les partisans d’une prostitution réglementée présentent leur approche hygiéniste comme efficace et transparente ; ils la considèrent comme seule capable d’empêcher la propagation des maladies vénériennes.

  • 10 Sippial 2013.
  • 11 Payne 2017.

6Pour les nationalistes cubains, cependant, la prostitution sur l’île est synonyme de forces d’occupation et de colonisation, une association d’idée qui ne fera que s’affirmer après la déclaration d’indépendance en 1898 et la fin de l’occupation militaire par les États-Unis en 1902. La réglementation est un symptôme de la décadence de l’« Ancien Monde » : importée de France, elle est soutenue par le colonialisme espagnol et renforcée par l’immigration de prostituées et proxénètes européens à Cuba. Les nationalistes sont donc généralement favorables à l’abolition des bordels autorisés qui allait être confirmée en 1913, et à la coopération avec le Comité consultatif de la Société des Nations dans la lutte contre la traite10. Les réformateurs sociaux des États-Unis, parmi lesquels les hommes sélectionnés pour mener les enquêtes de la Société des Nations sur la traite des femmes en Amérique, partagent cette vision d’une Europe décadente et d’Européens dépravés. Selon Eva Payne, plusieurs études importantes sur l’immigration, la traite et la prostitution durant cette période opposent la dépravation européenne à l’idéal moral américain de maîtrise de la sexualité11. George Worthington et Paul Kinsie, les deux enquêteurs américains infiltrés à Cuba, transmettent dans leurs rapports ces présomptions sur la moralité sexuelle des Européens.

7L’idée que les migrant.es français.es prédominent dans l’industrie du sexe à Cuba est forcément liée à la réputation de la France comme épicentre de la prostitution réglementée. Pour les réformateurs sociaux, la notoriété du « système français » est liée à la migration de Françaises et de Français à la recherche d’un emploi dans le commerce du sexe. Mais cette association d’idée est aussi présente dans l’imaginaire sexuel des consommateurs du début du xxe siècle, auxquels la décadence de l’Ancien Monde fournit le fondement de fantasmes érotiques liés à la « Frenchness ». Ainsi, tandis que les nationalistes cubains et les réformateurs sociaux américains espèrent éradiquer le vice et la criminalité européenne dans les Amériques, les consommateurs de l’industrie du sexe désirent ardemment être initiés au libertinage français. On peut lire sur les cartes de visite de bordels cubains de style français la formule « casas francesas », en référence aux lieux parisiens de performances érotiques comme le Moulin Rouge, et la promotion des « señoritas francesas » qui y travaillent. Les bordels « français » évoquent la culture européenne du vice et la sensualité qui la caractérise, pour mieux séduire les clients à la recherche d’une expérience érotique particulière.

  • 12 Pérez 2017 : 69-80 ; Beers 2011 : 188-189.
  • 13 García & Velasco 1913: 27-31.
  • 14 Cañizares 2000: 83.
  • 15 Cañizares 2000: 28.

8Selon l’angle de vue, le style français est moderne et sophistiqué, ou bien libidineux et provocant, ou encore tout cela à la fois. En Amérique latine, tout au long du xixe siècle, les importations françaises sont synonymes de luxe, de talent artisanal, de bon goût et de modernité. Pour les Cubains de la haute ou de la moyenne bourgeoisie, la mode parisienne en matière de vêtements, de mobilier, d’accessoires et de parfums évoque la « culture savante », ce qui confirme les « prétentions cubaines au cosmopolite »12. Les contemporains étendent cette association d’idées aux prostituées françaises. Par exemple, dans le récit romancé de Pedro García et Felipe Velasco publié en 1913, les Françaises arrivant au port de La Havane pour y vendre du sexe sont comptées parmi les produits de luxe français au même titre que le vin, les bijoux et les vêtements13. Les Cubains interrogés se rappellent que les travailleuses françaises du sexe de La Havane étaient « mieux parfumées, mieux habillées, moins grossières et vulgaires » que leurs collègues cubaines14. Ils décrivent aussi les casas francesas, qui offrent des prestations « exotiques », comme plus somptueuses que les établissements locaux. Un homme se souvient des maisons françaises de prostitution dont le « style » était différent de celui des autres établissements des quartiers chauds. Le « style parisien », précise-t-il, ne veut pas seulement dire que les femmes étaient mieux habillées : c’était un « style radicalement différent de relations sexuelles »15.

  • 16 Miller 2004.
  • 17 Sippial 2013: 13; Schettini 2012: 138-139.
  • 18 Alfonso 1902: 18.
  • 19 Robaina 1998: 82-83.

9Ainsi, à Cuba, la « Frenchness » est le moyen de commercialiser un fantasme. Elle peut être le signe d’une performance, d’une expérience sexuelle, ou même d’une pratique particulière du sexe16. Sippial note qu’au tournant du siècle les prostituées de Cuba incarnent des personnages sexuels fondés sur la race ou la nationalité, grâce à des sobriquets comme « La Madrileña » (la femme de Madrid) ou « La Catalana » (la femme de Catalogne) pour évoquer une « sophistication ibérique ». Quant à « La Francesa » – la Française – le surnom fait référence à des prestations sexuelles « extraordinaires », notamment la fellation17. L’idée d’une mode française de pratiques sexuelles particulières est présente dans un grand nombre de documents. Le Dr Ramón Maria Alfonso, l’un des plus ardents défenseurs d’une réglementation de la prostitution à Cuba, prétend que la déviance sexuelle a été importée dans l’île par les « fellatrixes françaises » et les « lesbiennes mexicaines »18. Les testimonios postrévolutionnaires de Violeta et Consuela, deux prostituées cubaines qui ont travaillé dans l’industrie du sexe depuis le tournant du siècle jusque dans les années 1950, rappellent que les Françaises arrivant à La Havane après 1900 ont créé de nouvelles normes pour les travailleuses du sexe dans le barrio de San Isidro. Ces « plaisirs nouveaux, mystérieux, importés par les prostituées françaises » signifient qu’elles acceptent des clients de toutes les races, y compris d’origine africaine, ainsi que les relations sexuelles orales et anales19.

  • 20 ASdN S173, « Traffic in Women and Children », 27-28 août 1924.

10Les enquêtes de la Société des Nations, à Cuba et dans d’autres pays d’Amérique latine, font fréquemment référence à des femmes qui pratiquent « à la française », expression souvent associée au mot « perversion ». Lorsque George Worthington, enquêteur américain, arrive au Parisiana, un établissement de La Havane situé au 43 de la rue Blanco, en se faisant connaître comme le représentant d’une prostituée mineure en recherche d’emploi, la tenancière du bordel lui explique : « Si elle ne le fait pas à la française, je ne la prends pas. Ma maison est une maison française, et il me faut des filles qui savent faire ça ». Worthington se montrant surpris qu’elle puisse faire appliquer ce code au sein de son établissement, elle lui répond : « Vous vous apercevrez vite qu’à La Havane vos filles doivent rentrer dans le rang si elles ne veulent pas crever de faim »20.

  • 21 Chaumont, Rodríguez García & Servais 2017 : 45.
  • 22 Cañizares 2000 : 83.

11Le sexe « à la française » associe l’acte sexuel à l’identité de la personne qui le pratique. Dans les notes de terrain de l’enquêteur de la Société des Nations, proxénètes et tenancières de bordel insistent sur le fait que cette pratique est « naturelle » pour les Françaises, et que « dès sa naissance une Française sait comment faire »21 ! Mais la « Frenchness » est plus un argument commercial qu’une conception essentialiste de l’identité ; elle peut se manifester par une tenue vestimentaire, une allure sophistiquée, la décoration intérieure du bordel, comme par une pratique sexuelle particulière. En fait, d’autres travailleuses du sexe européennes prétendent être françaises afin de bénéficier des avantages financiers liés au fantasme et les clients locaux qualifient parfois toutes les prostituées européennes de Françaises, en référence à celles qu’ils considèrent comme « plus compétentes » et plus désirables22. Il convient cependant de préciser que certains marqueurs concrets de différence raciale limitent les choix commerciaux parmi les travailleuses du sexe. La Madrileña, La Catalana et La Francesa sont des personnages que ne peuvent incarner que les prostituées blanches, ce qui contribue vraisemblablement à renforcer le caractère globalement blanc de la prostitution dans les bordels de La Havane.

  • 23 Chaumont, Rodríguez García & Servais 2017 : 39.
  • 24 Cañizares 2000: 83.
  • 25 Cañizares 2000: 100.
  • 26 Robaina 1998: 82-83.

12Si les clients locaux se rappellent songeurs les « plaisirs mystérieux » importés par les prostituées françaises, la pratique d’actes sexuels nouveaux et le fait de servir des clients de toutes les races sont pour les travailleuses du sexe et les tenancières des bordels des décisions commerciales prises dans le but de générer plus de capital. Un souteneur dit à un enquêteur infiltré que « la beauté d’une fille française qui pratique la perversion est qu’elle ne prend qu’un jour de repos par mois, quand elle a ses règles »23. Les travailleuses du sexe ont remarqué qu’en proposant des pratiques orales à leurs clients, elles peuvent les satisfaire en moins de temps et donc augmenter le nombre total d’hommes qu’elles voient chaque jour. Les Cubains retournent sans cesse au bordel en raison de la nouveauté des actes sexuels « exotiques et troublants », comme la fellation, ce qui permet aux prostituées françaises de voir « vingt à vingt-cinq hommes par nuit »24. Un contemporain qui avoue un penchant pour les « filles françaises » explique que les pratiques anales étant considérées comme obscènes et interdites dans les mariages cubains, les prostituées françaises qui proposent cette « innovation » sont « extraordinairement attirantes » pour leurs clients25. Selon les travailleuses du sexe Violeta et Consuela, les prostituées cubaines ont commencé à prendre des clients de couleur quand elles ont vu que « les Françaises gagnaient plus en couchant avec tout le monde, y compris en faisant l’amour avec les Noirs »26. Dans le travail du sexe comme dans d’autres domaines, efficacité et qualifications peuvent entraîner une meilleure rémunération.

  • 27 ASdN S173, « Cuba », 27 août-4 septembre 1924.
  • 28 ASdN S173, « Open Market: Houses of Prostitution », 18-20 décembre 1924.
  • 29 Beers 2003 : 103 ; Pérez 1988 : 165 ; Schwartz 1999 : 86-87.
  • 30 ASdN S173, « Open Market: Houses of Prostitution », 18-20 décembre 1924.

13La prostitution migratoire offre donc des opportunités économiques à des jeunes femmes des classes laborieuses. Dans leur conclusion, les enquêteurs de la Société des Nations soulignent que les prostituées, les souteneurs et les trafiquants choisissent Cuba « de la même manière que des personnes engagées dans des entreprises légales sont attirées par les pays étrangers où l’on trouve de meilleures opportunités commerciales »27. En d’autres termes, la « traite des femmes » vers Cuba peut être repensée comme une forme de migration économique. On peut compter parmi les facteurs d’immigration à Cuba : le tourisme, le jeu, le taux de change et une surveillance très relâchée à la frontière28. Quant à la demande, nombreux sont les consommateurs intéressés par le sexe tarifé, que ce soit des clients locaux, des touristes, des immigrants, des soldats de l’armée cubaine et de l’armée américaine29. Les facteurs d’émigration sont essentiellement liés à la pauvreté qui sévit en France, particulièrement après la Première Guerre mondiale. Worthington, par exemple, rencontre « Ginette la Parisienne » dans un bordel haut-de-gamme de La Havane alors qu’il se fait passer pour un client potentiel. Elle lui paraît âgée d’à peine seize ou dix-sept ans. Ginette lui révèle qu’elle a travaillé d’abord dans une « maison de rendez-vous » dans un faubourg huppé de Paris, mais qu’elle gagne cinq fois plus à Cuba. Elle lui explique qu’elle et ses parents avaient besoin d’argent et qu’un « ami » a arrangé son voyage vers La Havane30. Ainsi, le récit de la traite, en mettant l’accent sur la migration forcée, ne rend pas compte de l’éventail des expériences individuelles. Pour les femmes dont les possibilités financières sont limitées, travailler dans la prostitution au-delà des mers est une stratégie de survie parmi d’autres.

14Les nationalistes cubains, qui proposent une restriction de l’immigration, ainsi que les nombreux réformateurs opposés à la traite, décrivent les travailleuses du sexe françaises comme des victimes passives, des migrantes indésirables, ou comme la trace atavique d’un passé colonial décadent. Les consommateurs de sexe tarifé à La Havane accordent cependant une très grande valeur au savoir-faire français. Les rapports sur les réalités de la prostitution française à Cuba font non seulement apparaître une activité potentiellement lucrative, mais aussi tout ce que le travail du sexe implique : la création d’un fantasme, l’incarnation d’un personnage sexuel et tout un éventail de pratiques répondant à des désirs.

Trafiquants et intermédiaires

  • 31 Beers 2011.
  • 32 Beers 2011: 188-190.

15Selon l’historique présenté dans l’étude de la Société des Nations, un trafic criminel de traite des femmes vers Cuba s’est précisément développé durant la période de réglementation de la prostitution, laquelle prend fin en 1913. Cette conclusion soutient l’hypothèse largement partagée selon laquelle la réglementation à l’échelle nationale alimente la traite des femmes à l’échelle mondiale. Mais selon les souvenirs nostalgiques des clients locaux, la période qui précède l’abolition de la réglementation représente un âge d’or du commerce sexuel à Cuba. Maya Beers a même montré qu’un sentiment de Cubanidad – une identité nationale cubaine idéalisée – s’est cristallisé autour du souvenir d’Alberto Yarini, proxénète cubain et homme politique prometteur, mort en 1910 dans une rixe l’opposant à un souteneur français : l’« Apache » Louis Lotot31. Ce dernier cherchait à se venger du départ de l’une de ses prostituées, Berthe Fontaine, partie travailler pour Yarini – un sérieux affront dans l’industrie du sexe. Les journaux locaux racontent que les « Apaches » et leurs homologues cubains, les guayabitos, se sont affrontés violemment dans les rues pendant des semaines après la mort de Yarini, à l’arme blanche, au révolver et même à la machette lors du cortège funéraire de Lotot32.

  • 33 Perrot 2007 ; Kalifa 2002.
  • 34 ASdN S173, « Judicial Police », 2 septembre 1924.
  • 35 Robaina 1998 : 40, 59.

16Les « Apaches » sont plutôt connus pour leur appartenance à une sous-culture propre aux classes populaires parisiennes à l’aube du xxe siècle. Ces « vagabonds urbains » rejettent le travail, détestent la police et les bourgeois, et s’associent en gangs de quartiers liés à la violence de rue. Ils forment des couples hétérosexuels qui ne font que refléter les relations entre proxénètes et prostituées33. Sur tout le territoire américain, proxénètes et trafiquants français sont invariablement qualifiés d’« Apaches ». On les trouve dans les romans, les articles des journaux, les enquêtes officielles et dans les histoires qui se racontent à La Havane au tournant du siècle. Le chef de la police judiciaire cubaine à La Havane, Alfredo Fors, se lamente en ces termes : « Nous avons la pire bande d’Apaches qui existe. Ils sont quasiment tous français ». Malgré une surveillance policière continue, les « Apaches » retournent en France régulièrement et ramènent avec eux des groupes de femmes récemment recrutées34. Les travailleuses du sexe Violeta et Consuela se rappellent que les « Apaches » français gardaient le contrôle total de la « traite des Blanches » vers Cuba, effectuant régulièrement le voyage pour rapporter de France de la « marchandise fraîche ». Ils avaient l’approbation des autorités cubaines, y compris des membres du parti libéral, qui recevaient en retour des cadeaux en argent et en prestations sexuelles35.

  • 36 Amrith 2013 ; Laite 2017 ; McKeown 2008 ; Zhara 2017.
  • 37 Laite 2017.

17La diabolisation des proxénètes et des trafiquants commence à avoir réellement cours à partir du tournant du siècle. Elle est à relier au changement important intervenu à partir des années 1870 et qui consiste à stigmatiser les intermédiaires de l’émigration. Dans les ports de l’Atlantique, du Pacifique, et de l’océan Indien, la police et les services de l’immigration se mettent à demander aux migrants de prouver que leur départ est volontaire, sans trace de coercition. Les intermédiaires traditionnels qui, au cours des décennies précédentes, ont joué un rôle essentiel dans les réseaux de migration sont désormais considérés comme des criminels ayant rendu possibles des déplacements « non libres »36 ; pour les contemporains, ces criminels comptent des trafiquants présumés, et autres intermédiaires dans « la traite » des femmes37.

  • 38 McKeown 2008.
  • 39 ASdN S173, « Cuba », 27 août-4 septembre 1924.

18Pourtant, plus les migrations sont contrôlées, plus les migrant.es ont besoin de l’aide d’intermédiaires38. Les jeunes femmes dont il est question ici ont besoin de papiers d’identité, d’argent pour acheter le billet de la traversée ; elles ont besoin qu’on leur trouve une place dans un bordel à l’arrivée et de contacts dans le milieu. Les femmes seules en particulier peuvent ne pas disposer des ressources financières nécessaires pour effectuer le premier voyage. Selon le rapport de la Société des Nations, la plupart des femmes françaises, italiennes et espagnoles pratiquant la prostitution à Cuba étaient déjà des travailleuses du sexe dans leur pays d’origine, mais « gagnaient à peine assez d’argent pour subvenir à leurs besoins. Quand elles décident de partir, elles sont entièrement dépendantes des personnes qui les exploitent »39. Ainsi le recrutement, la rémunération, le transport et l’embauche de migrantes européennes passent le plus souvent par des intermédiaires, dans le travail du sexe comme dans d’autres secteurs du marché du travail. Au tournant du siècle, la police et les organismes internationaux décrivent les « Apaches » et autres trafiquants comme des « intermédiaires parasites » qui exploitent sexuellement et financièrement les personnes dont ils ont la charge.

  • 40 « L’assassinat d’Aix-les-Bains », Le Figaro, 25 septembre 1903, p. 4.
  • 41 Montel 2005 : 69-70 ; Archives nationales d’outre-mer, base de données des dossiers individuels d (...)
  • 42 ASdN S173, « Partial List of Pimps Known to the Police », sans date.
  • 43 Luibhéid 2014.

19Ces hommes ne devraient pas seulement être considérés comme des agents : beaucoup d’entre eux sont eux-mêmes des migrants. Une fois arrivés, ils s’installent dans les villes puis font des allers-retours à travers l’Atlantique. Marius Gramegna, né à Marseille en 1880, de parents italiens, en est un exemple remarquable. À peine adulte, il travaille dans le crime organisé et vit des profits de la prostitution40. Gramegna se rend coupable d’un meurtre avec préméditation en janvier 1904 dans le cadre d’une vendetta opposant des gangs rivaux ; un an plus tard, il est condamné aux travaux forcés au bagne de Cayenne en Guyane41. En 1906, il s’évade de l’île du Diable et commence une vie itinérante, gagnant sa vie avec le trafic de femmes et se déplaçant de port en port, entre La Havane, Buenos Aires, Montevideo, Veracruz et Dakar. Il dirige un bordel rue Yerbal, à Montevideo, là où sont regroupées les maisons françaises ; mais après avoir commis un meurtre dans cette ville en 1914, il s’enfuit au Mexique. Des années plus tard, le chef de la police de La Havane raconte à l’enquêteur de la Société des Nations que Gramegna est entré à Cuba illégalement42. Durant tout le début du xxe siècle, les lois sur l’immigration dans les Amériques arrêtent aux frontières les hommes soupçonnés de proxénétisme – même dans les pays où la prostitution n’est pas totalement criminalisée – et expulsent les individus agissant comme intermédiaires dans l’industrie du sexe. De telles restrictions montrent bien comment les normes sexuelles et une sexualité perçue comme dangereuse influencent la gouvernance des migrant.es et sous-tend la nouvelle législation sur l’immigration43.

Voyage ou « traite » ?

  • 44 García & Velasco 1913.
  • 45 Société des Nations 1927 : 30-36.
  • 46 ASdN S173, « Cuba », 27 août-4 septembre 1924.
  • 47 ASdN S173, « Cuba », 7 juillet 1926.

20Dans le récit romancé de García et Velasco sur les « fripouilles » qui attirent des jeunes femmes pour les prostituer, un chapitre entier est consacré aux « marchands apaches » qui trompent leurs compatriotes avec la promesse de richesses à Cuba. Ils expliquent comment un « Apache », traînant dans son sillage sa compagne de voyage, a damé le pion aux agents de l’immigration et réussi à entrer sur l’île44. Ces façons de faire sont fréquentes chez les travailleuses du sexe, les proxénètes et autres intermédiaires migrant à travers le monde45. Des filles mineures voyagent avec des passeports contrefaits ou falsifiés qui leur donnent plus de vingt-et-un ans. À la préfecture de police ou au consulat, elles se présentent comme modistes, actrices et couturières afin d’obtenir les papiers nécessaires pour partir. Les « Apaches » et leurs recrues se présentent comme des couples respectables sur le point de partir en voyage ; ils prennent des billets en première ou seconde classe afin d’éviter l’examen très strict que les agents de l’immigration réservent aux passagers naviguant en troisième classe. À partir du moment où La Havane commence à être considérée comme une destination dangereuse pour les migrantes, les femmes suivent une route moins directe pour se rendre à Cuba. Une des stratégies consiste à débarquer à la Jamaïque ou au Costa Rica, et à effectuer la dernière étape du voyage en se faisant passer pour des Américaines, lesquelles n’ont pas besoin de passeport pour entrer à Cuba46. On peut aussi acheter des billets pour Panama ou le Mexique et descendre du bateau quand il fait escale à La Havane47. Autrement dit, la surveillance accrue des migrant.es génère des stratégies nouvelles et déterminées pour contourner les contrôles.

  • 48 Archives nationales [désormais AN] F/7/14860, Commissaire spécial de Saint-Nazaire, 28 août 1920.
  • 49 Hetherington 2014 : 124, 189.

21Le voyage vers Cuba débute le plus souvent dans le port de Saint-Nazaire, où les femmes et les hommes montent à bord des bateaux à vapeur de la Compagnie générale transatlantique. En réaction aux avertissements de la délégation française à La Havane mentionnant des foules de Françaises arrivant sur l’île, la police travaille avec zèle dans le port d’embarcation. Le Commissaire spécial de Saint-Nazaire sait que c’est dans son port que débute le périple des « trafiquants » et des « victimes des trafiquants » vers Cuba, le Mexique et les Antilles. Il affirme aux autorités de la Police nationale à Paris que ses agents ont pris toutes les précautions nécessaires, y compris une surveillance « très rigoureuse » des bateaux de passagers à l’entrée ou à la sortie du port. Les agents du contrôle aux frontières examinent les passeports et y apposent les visas obligatoires tandis que d’autres agents inspectent la zone d’embarquement. Parfois, du personnel est envoyé dans les établissements pouvant être fréquentés par les trafiquants de la « traite des Blanches », comme les cafés et les bordels. Il enregistre les noms des passagers à chaque arrivée ou départ de bateau et compare la liste avec celle des trafiquants connus que leur communiquent les services parisiens de la Police nationale. Les autorités accordent une attention particulière aux femmes qui voyagent seules, à leurs papiers, leur histoire, leur compagnon de voyage48. C’est ainsi que la « panique morale » déclenchée par l’idée de femmes voyageant seules provoque une sexualisation des ports et des gares de chemin de fer, ainsi que des cabines de paquebots et des compartiments de trains. On tente d’assainir ces espaces par une réglementation et une surveillance qui effacent tout lien avec une sexualité dangereuse49.

  • 50 AN F/7/14861, Commissaire de la Police mobile, 20 novembre 1924.

22Le passage par la frontière espagnole, un choix que font souvent les migrant.es français.es en route pour l’Amérique latine, est tout aussi inquiétant pour les autorités. Des intermédiaires guident les femmes et les hommes à travers les Pyrénées et vers les villes d’Espagne. La police française note que des migrations illégales sont fréquemment constatées le long des routes traditionnelles des contrebandiers, comme dans la minuscule commune rurale de Las Illas, à quelques pas de la Catalogne, où des criminels espagnols font fortune grâce au trafic de femmes, d’or, de narcotiques et à d’autres formes de contrebande. Mais il est presque impossible de surveiller toute la frontière entre la France et l’Espagne, trop longue et trop accidentée, et d’autre part ni les villageois ni les douaniers ne se montrent prêts à coopérer avec la police. Personne ne déclare avoir vu des jeunes femmes traverser la frontière en compagnie de quelqu’un de suspect50.

  • 51 Société des Nations 1927 : 33.
  • 52 AN F/7/14861, Ambassadeur Perreti de la Rocca, 18 décembre 1924.
  • 53 ASdN S173, « On Board 785-X », 21-23 septembre 1926.

23Les faux passeports abondent en Espagne, de même que les faussaires habiles à modifier des documents de voyage conformément aux exigences officielles. En 1924, la police espagnole perquisitionne le quartier général d’un groupe de trafiquants qui transportent des jeunes femmes de France en Espagne puis vers La Havane. Ils trouvent des piles de formulaires officiels vierges et tamponnés émanant de consulats et autres institutions, de même que des billets de banque étrangers et vingt-trois photographies d’identité de femmes51. Les migrant.es français passent aussi par l’Espagne car la surveillance y est très relâchée. L’ambassadeur de France à Madrid explique que les « femmes galantes » françaises voyageant vers Cuba ou d’autres pays d’Amérique latine s’arrêtent d’abord à Bilbao, où les intermédiaires leur expliquent quoi dire aux agents consulaires auxquels elles vont demander un visa, et comment approcher les représentants des compagnies maritimes quand elles achètent leur billet52. Les inspecteurs dans les ports de Santander, Gijón et La Coruña tamponnent les passeports sans se donner la peine de vérifier les photos d’identité. L’un des informateurs de la Société des Nations remarque en plaisantant que le contrôle des passeports est « très simple en Espagne. La couverture suffit. Quelquefois ils ne l’ouvrent même pas »53.

  • 54 Archives départementales de la Gironde, 3/M/341, ministère de l’Intérieur, 12 avril 1921.
  • 55 AN F/7/14860, Commissaire spécial de Saint-Nazaire, 30 juillet 1921.
  • 56 AN F/7/14860, Préfet de police Louis Marlier, 30 janvier 1922.

24Le ministère français des Affaires étrangères rapporte au ministère de l’Intérieur que les jeunes femmes, étant donné les « nombreuses » prostituées françaises travaillant à Cuba, doivent être averties des « dangers » de l’immigration là-bas. En 1921, le ministre de l’Intérieur envoie une circulaire à tous les préfets de police, dans laquelle il demande qu’aucun passeport ne soit délivré aux femmes en partance pour Cuba, sauf si ces femmes peuvent donner des preuves précises des moyens qu’elles auront, arrivées sur place, pour « gagner honorablement leur vie »54. Une autre circulaire souligne le fait que presque tous les bâtiments de la rue San Isidro à La Havane abritent des bordels clandestins, et que par conséquent les demandes de passeport où est mentionnée cette adresse doivent être examinés avec circonspection55. En 1922, une lettre du Préfet de police de Paris confirme que son service des passeports applique bien ces directives et refuse de donner un passeport aux jeunes femmes partant pour Cuba si leurs déclarations ne sont pas vérifiables56. Pour voyager et obtenir des papiers d’identité, les femmes doivent donc fournir la preuve de leur bonne moralité et afficher une sexualité respectable. Les autorités ferment des destinations comme La Havane, les jugeant trop risquées, aux migrantes non accompagnées.

  • 57 ASdN S173, « Traffic in Women and Children, Cuba-France », 2 décembre 1924.

25Dans les ports de France et de Cuba, dans les bureaux des passeports et les consulats à l’étranger, les individus sont confrontés à des restrictions de leur mobilité même s’il n’existe aucune preuve de coercition ou de duperie. Le colonel Enrique Molina, ancien officier de police cubain en poste au consulat de Marseille, se vante d’avoir à lui tout seul empêché le départ de plusieurs femmes et hommes, qu’il suspectait d’être des prostituées et des trafiquants, en refusant de leur accorder un visa. Selon ses calculs, la moitié des trafiquants, « souteneurs » et prostituées de Cuba sont des Français, suivis de près par les Italiens et les Espagnols57. Les observations de Molina nous ramènent à l’idée, répandue à Cuba, de la « décadence européenne » et de l’aspect dégénéré de certains flux de l’immigration blanche arrivant dans l’île.

Restrictions de l’immigration et expulsion

  • 58 Lamar 1923 : 136.
  • 59 Stoner 1991 : 56-59.
  • 60 Lamar 1923 : 134-138.
  • 61 Sippial 2013 : 174.
  • 62 Lamar 1925 : 21.
  • 63 Lamar 1925 : 18-19.

26En 1923, Hortensia Lamar, présidente du Club Feminino de Cuba, relie explicitement la réforme de l’immigration à la présence des trafiquants à Cuba : « Presque toutes ces mauvaises personnes sont de nationalité étrangère, la plupart de France, et si elles n’ont pas été expulsées de ce pays c’est qu’elles ont reçu un certificat de citoyenneté (carta de ciudadanía) »58. Le Club Feminino, qui rassemble en 1917 des femmes de la classe moyenne et de l’élite, utilise les mots du nationalisme patriotique pour réclamer le droit de vote pour les femmes, des tribunaux pour mineurs, plus de possibilités d’éducation pour les femmes et l’amélioration des conditions de travail pour les ouvrières. Ses membres préconisent aussi l’abolition de toute forme de prostitution et la création de prisons de femmes59. Dans le sillage d’autres groupes féminins issus de la bourgeoisie, elles défendent un réformisme social et réclament l’abolition du travail du sexe et l’incarcération des femmes qui le pratiquent. Hortensia Lamar admire les lois américaines qui facilitent l’expulsion des prostituées étrangères et elle est tout aussi sévère à l’égard des intermédiaires masculins : tous les individus impliqués dans le commerce du sexe doivent être mis en prison et les trafiquants doivent être punis par une législation stricte60. Pour elle, comme pour d’autres nationalistes de l’époque postcoloniale, la régénérescence de Cuba est liée à la régulation de l’immigration61. Hortensia Lamar déplore amèrement la migration des Jamaïcains, des Haïtiens et des Asiatiques vers Cuba, insistant sur le fait que les migrants de ces pays « moins civilisés » contribuent largement à l’industrie du sexe62. Mais à ses yeux, l’immigration blanche pose également problème. Selon ses calculs, 500 à 700 prostituées européennes sont entrées à Cuba chaque année et Marseille est au cœur d’un réseau international du vice63.

  • 64 Sippial 2013 : 164.
  • 65 Reglamento de la ley de immigración y de la trata de blancas 1925.

27Après l’abolition des bordels autorisés en 1913, les femmes étrangères ou natives de Cuba ont continué de travailler dans des maisons « clandestines ». Les autorités cubaines ont fermé les yeux sur le travail du sexe, en dépit des sanctions contre l’exercice public de la prostitution, l’outrage public à la pudeur et la corruption d’individus mineurs64. Cependant, en 1925, Hortensia Lamar obtient gain de cause : un décret présidentiel souligne un lien direct entre immigration et « traite des Blanches » et organise la répression des prostituées et des trafiquants étrangers. Le décret 384 prévoit des peines de prison puis l’expulsion de toute personne impliquée dans le transport d’une femme à Cuba pour la prostitution, même avec son consentement, et contient des dispositions pour l’expulsion des femmes vers leur pays d’origine. Les immigrant.es peuvent être expulsés jusqu’à cinq ans après leur arrivée à Cuba pour la gestion de bordels, le versement d’une aide financière ou tout autre soutien à des femmes travaillant dans la prostitution. Le décret 384 contient en outre des contrôles sévères de la mobilité des femmes. Les femmes mariées doivent prouver qu’elles ont l’autorisation de leur mari pour voyager. Le Commissaire à l’immigration peut empêcher de débarquer toute femme voyageant seule, qu’elle soit ou non mariée et quelle que soit la classe de son billet. Selon l’article 4, les femmes âgées de moins de vingt-et-un ans ne peuvent débarquer que si elles sont accompagnées par un membre de leur famille, un parent ou un chaperon, ou si elles sont en possession de papiers attestant qu’elles ont la permission de voyager65. Ainsi la loi cubaine sur l’immigration est façonnée par une moralité sexuelle genrée.

  • 66 Société des Nations 1927: 42-43.
  • 67 ASdN S173, « Traffic in women and children: unofficial », 5-9 octobre 1926.

28Les restrictions à l’immigration et la répression continue du travail du sexe dans les centres urbains ont endigué avec tant d’efficacité l’entrée des étranger.es travaillant dans la prostitution que la Société des Nations parle de la success story de Cuba, « une illustration de ce qui peut être fait par une administration vigoureuse là où la traite des femmes était autrefois florissante »66. Peu de temps après la mise en œuvre du décret de 1925, l’Américain Paul Kinsie, enquêteur en chef de la Société des Nations sur la traite des femmes, arrive à Cuba pour rassembler des données de terrain. Les fonctionnaires du Département cubain de l’immigration se vantent d’avoir réduit avec succès le trafic et nettoyé les rues de La Havane, grâce à une surveillance rigoureuse effectuée par la station d’immigration de Tiscornia – construit en 1900 par les forces d’occupation américaine sur le modèle d’Ellis Island – et la latitude procurée par le décret présidentiel pour l’expulsion des « indésirables ». Paul Kinsie note que les bordels qui employaient jusque-là des femmes étrangères sont désormais vides ou ont été convertis en logements pour des familles cubaines honnêtes. Son chauffeur cubain au franc-parler confirme ces observations : « Ils veulent mettre dehors toutes les putes étrangères de La Havane »67.

  • 68 Société des Nations 1927 : 46.
  • 69 Fuentes & Núñez Beccera 2017.
  • 70 De Genova 2010.

29Les contrôles de la migration à Saint-Nazaire et La Havane ont cherché à réduire la mobilité, entraver le trafic du sexe et promouvoir des formes « respectables » de voyage. Les vérifications dans les consulats et les bureaux des passeports, où les migrant.es rassemblent tous les papiers nécessaires avant leur départ, avaient le même objectif. Avant 1925, les individus contournent avec succès ces contrôles grâce à l’usage astucieux de papiers falsifiés, de faux témoignages, d’itinéraires indirects et autres moyens d’échapper à la surveillance. Même le décret 384, qui prévoie l’exclusion et l’expulsion, ne réussit pas à mettre un terme à la migration prostitutionnelle. Les législations nationales ne font qu’obliger les voyageurs à emprunter de nouveaux itinéraires. Le rapport officiel de la Société des Nations décrit l’exode de travailleuses du sexe étrangères et de proxénètes de Cuba vers le Mexique suite à l’application de la loi de 192568. Un certain nombre de facteurs en font une destination intéressante pour les migrant.es : une réglementation à la française est en place depuis 1863 (année de l’occupation de la capitale par l’armée française) et, jusqu’aux années 1930, les autorités mexicaines n’appliquent pas l’interdiction d’entrée aux prostituées, et ne prennent pas part non plus à la croisade internationale contre « la traite des femmes »69. Si les contrôles de la mobilité donnent du pouvoir à l’État dans les ports de plus en plus fortifiés à l’entrée de Cuba, ils provoquent aussi de nouvelles mobilités – vers le Mexique et ailleurs – au sein d’un régime migratoire mondial70. Au cours de la deuxième moitié des années 1920, le Mexique reste un espace refuge pour les travailleuses du sexe françaises et les proxénètes apaches, jusqu’à ce que les politiques abolitionnistes et les restrictions à l’immigration ne bousculent une fois de plus les schémas des migrations liées à la prostitution.

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Bibliographie

Sources

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Notes

1 López Bago 1895 : 74.

2 Keusch 2017.

3 Archives de la Société des Nations [désormais ASdN], S173, « Cuba », 27 août-4 septembre 1924.

4 Société des Nations 1927.

5 Chaumont, Rodríguez García & Servais 2017 : 16.

6 Chaumont 2009.

7 Sippial 2013.

8 Corbin 1978.

9 Cabezas 2017.

10 Sippial 2013.

11 Payne 2017.

12 Pérez 2017 : 69-80 ; Beers 2011 : 188-189.

13 García & Velasco 1913: 27-31.

14 Cañizares 2000: 83.

15 Cañizares 2000: 28.

16 Miller 2004.

17 Sippial 2013: 13; Schettini 2012: 138-139.

18 Alfonso 1902: 18.

19 Robaina 1998: 82-83.

20 ASdN S173, « Traffic in Women and Children », 27-28 août 1924.

21 Chaumont, Rodríguez García & Servais 2017 : 45.

22 Cañizares 2000 : 83.

23 Chaumont, Rodríguez García & Servais 2017 : 39.

24 Cañizares 2000: 83.

25 Cañizares 2000: 100.

26 Robaina 1998: 82-83.

27 ASdN S173, « Cuba », 27 août-4 septembre 1924.

28 ASdN S173, « Open Market: Houses of Prostitution », 18-20 décembre 1924.

29 Beers 2003 : 103 ; Pérez 1988 : 165 ; Schwartz 1999 : 86-87.

30 ASdN S173, « Open Market: Houses of Prostitution », 18-20 décembre 1924.

31 Beers 2011.

32 Beers 2011: 188-190.

33 Perrot 2007 ; Kalifa 2002.

34 ASdN S173, « Judicial Police », 2 septembre 1924.

35 Robaina 1998 : 40, 59.

36 Amrith 2013 ; Laite 2017 ; McKeown 2008 ; Zhara 2017.

37 Laite 2017.

38 McKeown 2008.

39 ASdN S173, « Cuba », 27 août-4 septembre 1924.

40 « L’assassinat d’Aix-les-Bains », Le Figaro, 25 septembre 1903, p. 4.

41 Montel 2005 : 69-70 ; Archives nationales d’outre-mer, base de données des dossiers individuels de condamnés au bagne.

42 ASdN S173, « Partial List of Pimps Known to the Police », sans date.

43 Luibhéid 2014.

44 García & Velasco 1913.

45 Société des Nations 1927 : 30-36.

46 ASdN S173, « Cuba », 27 août-4 septembre 1924.

47 ASdN S173, « Cuba », 7 juillet 1926.

48 Archives nationales [désormais AN] F/7/14860, Commissaire spécial de Saint-Nazaire, 28 août 1920.

49 Hetherington 2014 : 124, 189.

50 AN F/7/14861, Commissaire de la Police mobile, 20 novembre 1924.

51 Société des Nations 1927 : 33.

52 AN F/7/14861, Ambassadeur Perreti de la Rocca, 18 décembre 1924.

53 ASdN S173, « On Board 785-X », 21-23 septembre 1926.

54 Archives départementales de la Gironde, 3/M/341, ministère de l’Intérieur, 12 avril 1921.

55 AN F/7/14860, Commissaire spécial de Saint-Nazaire, 30 juillet 1921.

56 AN F/7/14860, Préfet de police Louis Marlier, 30 janvier 1922.

57 ASdN S173, « Traffic in Women and Children, Cuba-France », 2 décembre 1924.

58 Lamar 1923 : 136.

59 Stoner 1991 : 56-59.

60 Lamar 1923 : 134-138.

61 Sippial 2013 : 174.

62 Lamar 1925 : 21.

63 Lamar 1925 : 18-19.

64 Sippial 2013 : 164.

65 Reglamento de la ley de immigración y de la trata de blancas 1925.

66 Société des Nations 1927: 42-43.

67 ASdN S173, « Traffic in women and children: unofficial », 5-9 octobre 1926.

68 Société des Nations 1927 : 46.

69 Fuentes & Núñez Beccera 2017.

70 De Genova 2010.

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Pour citer cet article

Référence papier

Elisa Camiscioli, « La « traite des femmes », une histoire de migrations (France-Cuba, début du xxe siècle) »Clio, 51 | 2020, 97-117.

Référence électronique

Elisa Camiscioli, « La « traite des femmes », une histoire de migrations (France-Cuba, début du xxe siècle) »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/18046 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.18046

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Auteur

Elisa Camiscioli

Elisa Camiscioli est Assistant Professor en histoire à Binghamton University (université de l’État de New York). Ses travaux portent sur la migration, le genre et les politiques sexuelles en France et dans l’empire français. Elle est l’auteure de Reproducing the French Race: Immigration, Intimacy, and Embodiment in the Early Twentieth Century (Duke University Press, 2009). Elle fait actuellement des recherches sur « la traite des femmes » entre la France et les Amériques au début du xxe siècle. Des éléments sont déjà publiés dans le projet numérique anglais Trafficking Past: Exploring Sex, Work, and Migration in Modern History (https://traffickingpast.uk/) et dans French Historical Studies. ecamis@binghamton.edu

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