Laurence Brunet & Alexandrine Guyard-Nedelec (dir.), « Mon corps, mes droits ! » L’avortement menacé ? Panorama socio-juridique : France, Europe, États-Unis
Laurence BRUNET & Alexandrine GUYARD-NEDELEC (dir.), « Mon corps, mes droits ! » L’avortement menacé ? Panorama socio-juridique : France, Europe, États-Unis, Paris, Mare & Martin, 2018, 206 p.
Full text
1Ces dernières années, l’avortement et l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ont de nouveau été au centre du débat public et politique. Si la proximité temporelle de ces changements rend difficile l’élaboration de leurs chronologies, certains événements marquants peuvent déjà être soulignés. Pensons par exemple aux attaques des droites populistes contre les droits reproductifs des femmes en Europe et aux États-Unis, telles que les tentatives d’affaiblir la loi sur l’IVG en Pologne (2016-2018) ou la législation introduite en 2019 dans une partie des États-Unis (Georgia, Kentucky, Mississippi, Ohio, Missouri, Alabama et Louisiane) qui interdit aux femmes d’avorter dès que les « battements du cœur » du fœtus peuvent être détectés (6 ou 7 semaines).
2Parallèlement, la dépénalisation de l’avortement est redevenue une revendication incontournable des mouvements féministes au niveau mondial : c’est le cas de l’Argentine et de l’Irlande où, à partir de 2018, des milliers de femmes ont participé aux manifestations de soutien aux projets de loi ayant pour but l’IVG. Ces mobilisations ont conduit à des résultats différents : en Argentine, le parcours reste difficile ; par contre, en Irlande, l’abrogation du 8e amendement de la Constitution – établi par le referendum de mai 2018 – ouvre la voie à une dépénalisation qui fera date.
3L’ouvrage codirigé par Laurence Brunet et Alexandrine Guyard-Nedelec s’inscrit pleinement dans ce contexte, comme l’indique notamment le choix d’un titre mettant en avant les menaces qui pèsent sur la possibilité d’avorter de façon sûre et légale. L’ampleur des terrains d’enquête nous permet de jeter un regard sur les stratégies politiques et le cadre juridique de plusieurs pays : d’un côté, l’Europe de tradition catholique et de droit romano-germanique (avec la France, l’Espagne, l’Italie et la Pologne) ; et de l’autre, les États caractérisés par la common law et pour la plupart de tradition protestante (Royaume-Uni, États-Unis et Irlande).
4Bien que mobilisant des approches méthodologiques et des catégories d’analyse variées, les huit essais partagent la même approche épistémologique sur l’avortement, l’appréhendant non pas comme une question exclusivement législative, morale ou sanitaire, mais plutôt comme « un enjeu éminemment politique, qui a partie liée aux évolutions démocratiques et sociétales propres à chaque pays » (p. 28). Dans cette perspective, nous pouvons distinguer deux groupes de contributions. Le premier se focalise sur l’analyse de la législation, sur son impact socio-culturel et sur la construction des mouvements sociaux. C’est le cas de l’article d’Anne-Claire Sanz-Gavillon qui reconstruit le parcours de la législation sur l’avortement en Espagne en identifiant trois phases : la légalisation précoce en Catalogne (1936) et la répression franquiste (jusqu’en 1975) ; la dépénalisation partielle (1975-1985) ; les limites et les menaces à la dépénalisation (1985-2017). Dans son analyse, l’auteure met en lumière le rôle clé des mouvements féministes espagnols, leur capacité à mobiliser et à créer un réseau international de soutien.
5Le second groupe de contributions se caractérise par une lecture intersectionnelle du phénomène et par le choix de situer l’analyse dans le cadre plus large de la justice et de la santé reproductive. Nous pensons en particulier aux études d’Alexandrine Guyard-Nedelec et de Lisa Carayon. L’analyse de Lisa Carayon souligne les limites de la « dynamique positive » (p. 30) du droit français qui, entre 1975 (lois Veil) et 2014 (suppression de la condition de détresse dans l’accès à l’IVG), a vu un élargissement constant de l’accès à la contraception. L’étude aborde conjointement « trois techniques permettant de ne pas avoir la charge d’un enfant » – l’avortement, la contraception, l’accouchement sous X – et identifie des entraves communes à ces trois techniques. Elle montre par exemple de quelle façon la question financière limite à la fois le choix de la méthode contraceptive et abortive. De même, les délais limitant le refus des femmes à devenir mères concernent non seulement la loi sur l’IVG – qui établit un délai d’intervention de 12 semaines – mais aussi l’accouchement sous X. En fait, depuis 2002, tout enfant né sous X peut obtenir des renseignements sur la « mère » qui, si identifiée, peut choisir de lever l’anonymat ou bien de contacter l’enfant de façon anonyme. Par ailleurs, sauf mention contraire explicitement exprimée, l’identité de la femme sera révélée après sa mort. La mise en lumière de ces limites permet à Lisa Carayon de souligner le statut ambigu des droits reproductifs qui restent conçus « comme des concessions, non comme les instruments nécessaires à l’exercice d’une liberté de contrôler son corps et de choisir sa vie » (p. 43). La contribution riche et complexe d’A. Guyard-Nedelec porte, quant à elle, sur le « paradoxe britannique ». En effet, au Royaume-Uni, en dépit d’un délai d’intervention qui est le plus long d’Europe occidentale (24 semaines), l’avortement reste inscrit dans le Code pénal. L’auteure reconstruit la genèse et les évolutions de l’Abortion Act (1967) ainsi que la situation de l’Irlande du Nord, et offre une réflexion stimulante sur l’amendement au Serious Crime Bill – déposé en 2015 par un groupe multipartite anti-avortement et visant à faire des avortements sexo-sélectifs une infraction pénale spécifique. L’auteure n’hésite pas à définir comme « préoccupante […] cette forme de discrimination …] des fœtus féminins » (p. 134) ; en même temps, elle montre ainsi comment, dans les discours en faveur de cette proposition législative, les femmes issues des groupes ethniques minoritaires touchées par le phénomène sont infantilisées, décrites comme vulnérable, ce qui justifie qu’on leur offre une protection. Cette pratique discursive ne met pas en cause la culture sexiste et raciste qu’elle considère à la base de l’avortement sexo-sélectif, mais la renforce et, en même temps, tente « de réintroduire, par la petite porte, des limites, des contraintes visant à faire reculer la liberté génésique des femmes » (p. 137).
6L’ouvrage se conclut avec l’essai de Laurence Brunet, qui étudie l’attitude de la Cour européenne des droits humains face à l’IVG. L’auteure met bien en lumière combien l’accès à l’avortement des Européennes demeure une raison de fort embarras pour la Cour qui refuse de « considérer qu’il y aurait un droit substantiel de la femme enceinte à avorter », en se limitant à un « contrôle des procédures d’accès à l’interruption de grossesse pour motif médical lorsqu’une telle intervention est autorisée » (p. 171). Dans ce cadre, L. Brunet analyse l’« exil abortif », soit le fait de se déplacer à l’étranger pour avorter, comme un « compromis » qui permet à la Cour de « ménager politiquement » (p. 173) les États qui s’opposent à la dépénalisation de l’avortement, sans engager de véritables changements juridiques.
7Il me semble que la dynamique positive du droit français en ce qui concerne l’IVG et les droits reproductifs se reflète dans la production scientifique qui, sur ces thèmes, est large et riche – comme en témoignent les travaux de Bibia Pavard, Michelle Zancarini-Fournel et Florence Rochefort. S’inscrivant dans cette dynamique, l’ouvrage codirigé par Laurence Brunet et Alexandrine Guyard-Nedelec propose une lecture originale de la dimension législative de ces enjeux. En effet, l’articulation d’une approche intersectionnelle aux cultural studies et à l’histoire politique des femmes permet aux auteures de se pencher, non seulement sur le côté « technique » de la législation, mais aussi sur les pratiques discursives et les représentations, éléments clés pour la compréhension des obstacles matériels, symboliques et culturels qui contraignent la liberté génésique des femmes. En ce sens, cet ouvrage riche et méthodologiquement complexe, sera utile et précieux pour les chercheuses et les chercheurs qui souhaitent renouveler leur analyse sur l’avortement et l’accès à l’IVG.
References
Electronic reference
Azzurra Tafuro, “Laurence Brunet & Alexandrine Guyard-Nedelec (dir.), « Mon corps, mes droits ! » L’avortement menacé ? Panorama socio-juridique : France, Europe, États-Unis”, Clio [Online], 51 | 2020, Online since 01 July 2020, connection on 06 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/18001; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.18001
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