Pauline Mortas, Une rose épineuse. La défloration au xixe siècle en France
Pauline MORTAS, Une rose épineuse. La défloration au XIXe siècle en France, Préface de Dominique KALIFA, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Mnémosyne », 2017, 466 p.
Full text
1Lauréate du prix Mnémosyne en 2016, Pauline Mortas démontre dans ce livre issu de son mémoire de master 2 une belle capacité à traquer la multiplicité des représentations entourant « la première fois » au xixe siècle. Puisant dans des sources issues du milieu ecclésial comme du milieu médical, du roman de mœurs comme de la pornographie, sans oublier les traités d’éducation ou les jugements rendus dans les tribunaux, l’historienne confirme par cette multiplicité de regards ce que Michel Foucault a pu écrire naguère dans La volonté de savoir (1976). Au xixe siècle, les discours sur le sexe sont décidément bien prolixes et la défloration n’y échappe pas, bien au contraire. Mais Pauline Mortas ne se contente pas de montrer la prolifération des textes, elle développe une vraie thèse à leur égard dans le sillage des travaux d’Alain Corbin sur la sexualité et la virilité, ou de Georges Vigarello sur le viol. Ainsi, il est question de montrer comment le discours médical sur la défloration – terme qui domine au xixe siècle – prend le pas sur celui du discours religieux, puis de jauger l’impact du discours médical sur des représentations plus largement partagées. Si le livre fait la part belle à une histoire culturelle des corps et des sexualités, largement dominée par les discours masculins, les derniers chapitres s’appuient sur les archives judiciaires, les écrits du for privé et la littérature prostitutionnelle pour esquisser une histoire des pratiques et des expériences sexuelles plus proches des individus et de leurs émotions saisies sous l’angle du genre.
2Organisé en neuf chapitres bien denses, le livre privilégie une approche thématique de son objet. Après un premier chapitre qui présente la position de l’Église catholique sur ce qu’elle nomme « la double virginité catholique » (physique et morale), les trois chapitres suivants montrent la montée d’un discours médical qui impose sa légitimité scientifique sur la question durant tout le siècle, que ce soit dans des traités gynécologiques, des manuels destinés aux couples ou des cours de médecine légale. La « découverte » de l’hymen au xixe siècle, alors que les naturalistes de l’Ancien Régime réfutent dans l’ensemble son existence, permet d’élaborer un savoir sur la virginité physique basée sur l’observation. En rendant compte des débats médicaux sur la défloration, Pauline Mortas montre comment « le discours savant est créateur de normes et d’anomalies » (p. 87) et comment ce discours prend appui sur les normes sociales de son temps pour élaborer une vision profondément sexuée de la nature féminine comme faible et dépendante. Le chapitre 3 (« Médecine et normes morales ») développe de manière intéressante cet argument en montrant le lien établi entre défloration et mariage dans les manuels explicatifs pour le mariage. Une autre analyse stimulante concerne la façon dont les médecins décrivent l’acte de défloration par les hommes comme événement permettant à la femme d’advenir à elle-même. « Et l’homme créa la femme » sous-titre Pauline Mortas, en citant parmi d’autres les écrits du médecin Adrien Coriveaud, Le Lendemain du mariage. Étude d’hygiène (1884) : « Vous étiez fille, vous serez femme […] Voilà tout le secret du mariage et de l’amour » (p. 144).
3Le regard médical sur la défloration est également présent dans les tribunaux (chapitre 4). Ici, il est question du rôle des médecins légistes lorsqu’il s’agit de commenter les crimes sexuels et les demandes de nullité en mariage. En montrant à quel point le viol est assimilé à la défloration, l’historienne insiste, comme d’autres l’ont fait avant, sur le poids des normes sociales dans la représentation de la virginité féminine ; chemin faisant, elle en conclut que « dans les discours médico-légaux et judiciaires [...] il n’y a finalement de viol que sur la jeune fille vierge » (p. 207). À la fin du siècle émergent cependant un discours plus nuancé sur les rapports hommes-femmes dans l’acte sexuel et une nouvelle vision du couple qui oriente les conseils donnés par les médecins. La mystérieuse Miss Suzy publie ainsi en 1907 Préservation et éducation des sexes qui témoigne de l’attention nouvelle portée aux comportements masculins et à l’expérience féminine lors de la défloration.
4Les trois chapitres suivants quittent les sources médicales et l’autorité des médecins pour s’intéresser aux liens entre défloration et éducation (chapitre 5), puis aux discours sur la virginité et la défloration dans les romans (chapitre 6) et chez les pornographes (chapitre 7). Sans souci d’exhaustivité, Pauline Mortas s’attache à montrer de quelle manière des considérations genrées façonnent les discours qui traitent de l’éducation sexuelle des jeunes filles lorsque celle-ci apparaît timidement à la fin de la période. Augusta Moll Weiss, mieux connue pour ses initiatives dans le domaine de l’économie domestique, s’élève dans Les mères de demain (1902) contre la pudibonderie « qui nous emprisonne depuis un demi-siècle environ » (p. 240). De leur côté, les romanciers (tous des hommes) développent un discours sur la nuit de noces, que l’historienne juge précurseur dans la dénonciation du viol légal. Enfin, les pornographes, hommes comme femmes, mobilisent les fantasmes de leur époque et font une large part à la défloration, y compris pour la présenter comme une relation pédagogique, ce qui ne surprendra pas les lectrices et lecteurs du Marquis de Sade, curieusement absent de l’analyse. Ces trois chapitres soulèvent sans doute plus d’interrogations que les autres quant au choix des sources (pourquoi aucun texte de libertaires comme Paul Robin ou de féministes comme Nelly Roussel ?) et une tendance à ne pas suffisamment contextualiser les auteur.es des textes. Le récit que fait Marie Capelle de son absence d’éducation sexuelle, puis de sa nuit de noces, dans ses Mémoires de 1875 est certes passionnant, mais il faudrait sans doute rappeler que la notoriété de Madame Lafarge vient de son inculpation après un procès pour empoisonnement de son époux, élément qui colore très certainement ce récit rétrospectif.
5L’ouvrage se termine par deux chapitres qui tentent de mieux comprendre le rapport entre discours normatifs et expériences vécues, par le recours à des sources qui restituent des expériences individuelles, masculines comme féminines. L’immense mérite de ce changement de focale est de mettre en relief que l’acte de défloration engage deux personnes et qu’il est possible d’approcher cette expérience du point de vue d’une histoire de la virilité comme de l’histoire de la féminité. Le chapitre 8 (« Déflorer, être déflorée ») puise beaucoup dans les travaux d’Anne-Marie Sohn à partir d’archives judiciaires, qui restituent par bribes les attitudes par rapport à la virginité en milieu populaire. Correspondances et journaux intimes racontent d’autres expériences, comme celle de Marie Le Gac, qui épouse un clerc de notaire en 1901. Son journal à la veille de son mariage témoigne des évolutions dans l’éducation des jeunes filles, plus tout à fait ignorantes : « C’est demain. Je n’ai pas peur […] Il ne va pas se passer entre nous de choses gênantes. Il devra être aussi mal à l’aise que moi de se déshabiller […] Notre nuit de noces sera idéale » (p. 349). Cet avènement du couple dans l’expérience de la « première fois » fait l’objet du très beau chapitre ultime qui prend pour objet trois corpus d’écrits intimes qui évoquent du point de vue du couple la défloration de trois jeunes filles : Cécile Coquebert de Monbret en 1800, Athénaïs Michelet en 1849 et Lili R. en 1912. De façon exceptionnelle, la défloration de la première et de la dernière sont mises en récit par les deux partenaires et Jules Michelet décrit « l’impossible défloration » d’Athénaïs (pour cause de « conformation défectueuse de l’appareil génito-urinaire »). En terminant ainsi, l’auteure nous transporte au cœur d’une histoire de la sexualité, sensible au poids des normes sociales de chaque période, mais aussi à la part d’individualité qui façonne cette relation sexuelle unique pour les femmes concernées. L’importance progressive que revêt le couple dans cette histoire ouvre de belles perspectives pour la suite des travaux doctoraux engagés par Pauline Mortas qui s’intéresse désormais aux problèmes sexuels au sein du couple.
References
Electronic reference
Rebecca Rogers, “Pauline Mortas, Une rose épineuse. La défloration au xixe siècle en France”, Clio [Online], 51 | 2020, Online since 01 July 2020, connection on 07 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17967; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17967
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