Navigation – Plan du site

AccueilNuméros51Compléments en ligne : Clio a luJill Massino, Ambiguous Transitio...

Compléments en ligne : Clio a lu

Jill Massino, Ambiguous Transitions: gender, the state, and everyday life in socialist and postsocialist Romania

New York, Oxford, Berghahn Books, 2019, 453 p.
Ioana Cîrstocea
Référence(s) :

Jill MASSINO, Ambiguous Transitions: gender, the state, and everyday life in socialist and postsocialist Romania, New York, Oxford, Berghahn Books, 2019, 453 p.

Texte intégral

1Historienne, professeure associée à l’Université North Carolina Charlotte, Jill Massino est spécialiste de l’Europe de l’Est, de la Guerre froide, du genre, de l’histoire culturelle et de la mémoire, du socialisme et du postsocialisme. Sa monographie publiée en 2019 s’inscrit dans la continuité d’un volume collectif qu’elle a codirigé avec Shana Penn en 2009 (Gender Politics and Everyday Life in State Socialist Eastern and Central Europe, Palgrave Macmillan) et explore la problématique de la vie quotidienne en régime socialiste. L’ouvrage propose un aperçu compréhensif des transformations sociales, économiques et politiques traversées par la Roumanie de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Rassemblant les résultats d’une enquête de longue durée, le récit historique s’appuie sur des sources diverses : une centaine de récits de vie collectés entre 2003 et 2012 avec l’aide de collaborateurs basés en Roumanie qui ont interrogé des individus nés entre 1924 et 1972, avec une majorité appartenant aux cohortes nées en 1940-1950, des publications d’époque, plusieurs fonds d’archives, une importante bibliographie en roumain et en anglais, des statistiques, des observations ethnographiques.

2Couvrant une chronologie étendue bien au-delà de la période socialiste, le livre s’ouvre par un chapitre qui retrace la trajectoire du pays depuis la création de l’État moderne (xixe siècle) et il se clôt par une synthèse des évolutions postsocialistes, les événements les plus récents intégrés dans l’analyse datant de 2018. Le cœur de l’ouvrage (chapitres 2 à 6) est consacré à l’époque socialiste, à l’intérieur de laquelle plusieurs sous-périodes sont dégagées, selon les principaux moments de réorientation du régime : depuis son installation jusqu’au socialisme nationaliste tardif, en passant par la déstalinisation et par la libéralisation des années 1960.

3Le genre est au cœur de la démarche historienne de J. Massino et il est pensé à la fois comme principe structurant de la société, comme axe primordial du projet de modernisation socialiste d’après-guerre et comme enjeu de la conflictualité au sein de la Guerre froide. Témoignant d’une haute ambition de synthèse, l’analyse dresse le tableau nuancé des expériences des « sujets socialistes », depuis l’enfance et la jeunesse jusqu’au travail et aux identités professionnelles, depuis le mariage et la parentalité jusqu’à la consommation et aux loisirs. Chaque chapitre croise des sources multiples pour restituer les rouages du socialisme d’État au plus près de l’expérience ordinaire des citoyen.nes. Principale notion explicative mobilisée par l’auteure, l’« ambiguïté » sert à saisir les injonctions contradictoires et les tensions de la vie en régime autoritaire. Pour n’en citer qu’un seul exemple, bien que ciblées constamment par des politiques et des dispositifs étatiques visant leur émancipation et la modernisation des rôles de genre, les femmes ont été victimes de politiques démographiques et familiales qui renforçaient la division sociale sexuée et les assignations traditionnelles aux rôles reproductifs.

4Méthodologiquement, l’auteure défend la pertinence de l’histoire « vue d’en bas » et réussit ainsi à s’extraire du courant « totalitaire », encore majoritaire dans les travaux menés aux États-Unis sur les régimes est-européens et largement investi aussi par les historiographies nationales des anciens pays socialistes, centré sur la mise au jour des mécanismes répressifs des régimes socialistes et visant leur condamnation morale. En rupture avec la tendance dominante et se référant à des auteurs allemands comme A. Lüdke et T. Lindenberger, J. Massino entend « normaliser » l’époque socialiste. Des recherches en histoire sociale et sociologie politique du « socialisme réel » ont également été développées en français depuis le début des années 2000, mais ces productions sont manifestement ignorées par l’auteure. On pense en particulier à Sandrine Kott (Le communisme au quotidien. Les entreprises d’État dans la société est-allemande (1949-1989), 2001), Jay Rowell (Le totalitarisme au concret. Les politiques de logement en RDA, 2006) ou l’ouvrage dirigé par Rose-Marie Lagrave (Fragments du communisme en Europe Centrale, 2011). De même, les travaux francophones sur l’après-socialisme ne sont pas discutés dans la revue de littérature sur laquelle s’appuie le chapitre final de l’ouvrage.

5La période socialiste est traitée comme tout autre moment historique, dont la connaissance est accessible à la lumière de sources anodines à l’échelle de la « Grande Histoire » mais pouvant renseigner sur la construction des subjectivités, d’une part, et, d’autre part, sur la capacité d’agir des individus dont les expériences et les aspirations s’inscrivent dans l’horizon des possibles défini par l’État. Une réflexion comparative est constamment proposée : géographique, elle pointe les convergences et divergences au sein des États socialistes, tout aussi bien qu’au sein des modernisations d’après-guerre à l’« Est » et à l’« Ouest » ; diachronique, elle distingue entre sous-périodes et expériences générationnelles.

6L’auteure est attentive au caractère situé des expériences restituées par ses interlocuteurs appartenant à des catégories d’âge distinctes et à des groupes plus ou moins dotés en ressources culturelles et sociales et elle manie avec précaution les documents d’histoire orale, marqués par le contexte de production et le caractère rétrospectif. Rejetant toute approche psychologisante, J. Massino déconstruit et replace la « nostalgie postsocialiste » dans une perspective sociologique, pour montrer ce que l’interprétation des changements politiques doit aux positions sociales objectives des individus et aux processus de déclassement-reclassement subis par leurs familles.

7La démarche analytique proposée comporte aussi quelques limites. Par endroits, le livre ressemble à une revue méthodique de topoï composant le savoir (occidental) commun sur la Roumanie (post-)socialiste, que l’auteure vérifie systématiquement via l’histoire orale : depuis la criminalisation de l’avortement au culte de la personnalité, en passant par l’exécution du couple Ceausescu ; depuis la pénurie, la débrouille et les anecdotes politiques, jusqu’aux divers contenus culturels promus ou censurés par le régime. Néanmoins, si elle restitue de façon détaillée la vie sociale en régime socialiste, l’auteure n’approfondit pas la question des modalités pratiques de l’adhésion au parti unique. Certains extraits d’entretiens relèvent l’investissement actif et la « croyance » des citoyen.nes aux projets de l’État socialiste, aux valeurs et aux symboles promus par ses institutions. Cependant, leur propre appartenance au parti et leurs positions dans les dispositifs du pouvoir à différents niveaux ne sont pas directement abordées par les individus interviewés. L’analyse perpétue ainsi un mécanisme d’interprétation selon lequel le parti ayant connu le plus grand nombre d’adhésions au sein de l’ancien « Bloc de l’Est » serait un organisme détaché de la société. En effet, les ressorts de la co-construction du régime autoritaire par les citoyens mobilisés dans ses structures auraient pu être abordés comme un thème en soi. Ensuite, la volonté systématiquement exprimée par l’auteure de se départir des schémas d’interprétation normatifs n’empêche pourtant pas quelques expressions d’ethnocentrisme. Ainsi, le lecteur est prévenu que « tout n’était pas mauvais dans le projet socialiste » et que « le socialisme reste aujourd’hui vivant dans les esprits – et parfois dans les cœurs des « Roumains » (p. 24) – des formulations qui font écho à l’idéologie étatsunienne de la Guerre froide.

8Pour autant, en réalisant une vaste fresque de la vie quotidienne en Roumanie, l’ouvrage est très informatif et offre une lecture imagée et captivante, pouvant intéresser également un public non spécialiste.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Ioana Cîrstocea, « Jill Massino, Ambiguous Transitions: gender, the state, and everyday life in socialist and postsocialist Romania »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 01 juillet 2020, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17959 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17959

Haut de page

Auteur

Ioana Cîrstocea

CNRS
Centre européen de sociologie et de science politique

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search