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Compléments en ligne : Clio a lu

Louis-Pascal Jacquemond, L’Espoir brisé. 1936, les femmes et le Front populaire

Préface de Michelle Zancarini-Fournel, Paris, Belin, 2016, 437 p.
Siân Reynolds
Référence(s) :

Louis-Pascal JACQUEMOND, L’Espoir brisé. 1936, les femmes et le Front populaire, Préface de Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Paris, Belin, 2016, 437 p.

Texte intégral

1« Premier achat de notre nouveau couple : un tandem rouge, magnifique. Je l’ai encore. » Il n’est pas étonnant que Louis-Pascal Jacquemond ait reproduit (p. 305) ce témoignage d’une femme ayant vécu 1936, ni que Michelle Zancarini-Fournel l’ait mis en exergue de sa préface à ce « panorama » sur la question des femmes à l’époque du Front populaire. Cela correspond si bien aux images de « l’embellie » célébrée par Léon Blum, ou de « l’euphorie » citée par ce témoin, Marie-Françoise Spannente : la jeunesse joyeuse, les congés payés, les photos de la campagne. Mais est-ce là, comme le suggèrent l’une et l’autre, un souvenir lui-même embelli par le passage du temps, un mythe réconfortant ?

2Le propos de Louis-Pascal Jacquemond est de nuancer ce mythe. Le Front populaire a inspiré nombre d’études en français, dont la plupart sont citées dans une bibliographie très fournie (et aussi d’ailleurs en anglais, absente ici). Mais très peu se sont mises sous le signe du genre, ou pour le dire autrement, ont consacré plus qu’un petit nombre de pages aux femmes. La quasi-absence des femmes des récits habituels – sinon des images de la presse très reproduites à l’époque – est compensée de façon remarquable par cette vue d’ensemble compréhensive, qui s’appuie sur des travaux universitaires, des monographies récentes, et en particulier sur des témoignages recueillis auprès de survivantes de l’époque. Un bon exemple : celui de Suzanne Gallois, ouvrière à Troyes, qui a consacré un entretien avec Helen Harden Chenut (Clio. FHS, n° 3, 1996). La presse contemporaine est souvent citée, mais il s’agit d’une synthèse plutôt que d’un travail sur archives.

3L’auteur avait déjà publié une biographie d’Irène Joliot-Curie – une des trois « femmes ministres » (à vrai dire sous-secrétaires d’État) de Léon Blum. Et l’on devine qu’il aime surtout aborder ses sujets via une approche biographique. L’originalité de cet ouvrage repose donc en partie sur le grand nombre de cas étudiés, les résumés de vies de femmes – certaines très connues, d’autres beaucoup moins – qui sont exposées dans le texte, mais aussi dans les 40 pages de notes, dont quelques-unes très longues et très renseignées. C’est le moment de rendre hommage aux éditions récentes du Dictionnaire Maitron, souvent cité comme source et qui a fait des efforts considérables pour publier des articles documentés sur les femmes. Il est dommage que les noms des femmes qui n’apparaissent que dans les notes ne figurent pas également dans l’index, index qui est déjà en soi une source indispensable.

4Ce n’est pas dire que le livre de L.-P. Jacquemond manque d’analyse. Il aborde avec une documentation foisonnante les espoirs des femmes du début de la décennie ; leur présence méconnue dans le monde du travail, avec une attention particulière au travail à domicile, largement sous-estimé ; leur participation aux grèves de 1936 et d’après ; le rendez-vous manqué du droit de vote ; le rendez-vous partiellement manqué des droits civils – et surtout l’absence massive des femmes des conventions collectives. Deux chapitres en fin de volume abordent des sujets moins attendus. Le chapitre VII, « Femmes invisibles, femmes du silence », introduit trois catégories oubliées de femmes dont l’histoire parle peu : les paysannes, les colonisées et les immigrées. Initiative louable, mais peut-être entreprise trop tardivement pour s’intégrer utilement à l’argumentation, puisque les exemples cités n’ont guère de liens directs avec le Front populaire, sauf dans le cas d’Émilie Carles, qui ouvre une auberge de jeunesse. Un chapitre final et plus optimiste fait pendant au début de l’ouvrage en se demandant s’il existe « Une nouvelle idée des femmes ? » qui serait advenue par le biais de la mixité – réalisée surtout dans les loisirs, mais souvent mal reçue par les parents des jeunes – et par celui des représentations des femmes au cinéma ou dans les photoreportages (nouveautés de l’entre-deux-guerres, auxquelles participent d’ailleurs beaucoup de jeunes femmes).

5On ne peut qu’être d’accord avec les conclusions, réitérées dans chacun des chapitres, que le bilan du Front populaire et de l’entre-deux-guerres en général, en ce qui concerne les femmes, est très mitigé. Il a fallu évoquer des paradoxes jusque-là peu relevés, par exemple que les grèves ont surgi dans des secteurs où il y avait beaucoup de travailleuses, mais que les femmes ont souvent été écartées des occupations d’usine (sous différents prétextes, moraux ou pratiques) et surtout ont moins bénéficié des accords signés avec les syndicats. En même temps, il s’agit d’une époque où, comme dit l’auteur, « les femmes ne sont pas où elles devraient être », c’est-à-dire chez elles : elles sont littéralement partout, dans de nouvelles occupations, dans la rue, au lycée et à la faculté, visibles pour les contemporain.es, moins peut-être pour certains historiens, sinon pour les historiennes.

6Qu’en est-il de l’idée du « mythe », souvent évoquée dans ces pages, comme mystifiante ? Il me semble que là aussi on pourrait nuancer ces conclusions. D’abord, le mythe du Front populaire s’applique surtout aux classes populaires et moyennes en général, et, dans une moindre mesure, aux intellectuel.les et aux mouvements antifascistes, mais pas précisément aux femmes. Il est vrai que la nomination des femmes-ministres a été un « moment » qui a fait sensation, et que les espoirs de féministes comme Louise Weiss (témoin controversé d’ailleurs), qui s’attendaient à ce que le droit de vote soit octroyé aux femmes, ont été déçus. Mais cela ne fait pas vraiment partie du mythe : on n’a jamais supposé que le Front populaire incarnait une avancée sans précédent pour les femmes.

7Les témoignages des femmes citées, s’ils ont tendance à idéaliser l’époque, ont pour la plupart été collectionnés longtemps après, et par définition évoquaient leur jeunesse. Le poète anglais, William Wordsworth, ayant visité la France révolutionnaire en 1791, avait écrit : « Bliss was it in that dawn to be alive/But to be young was very heaven ». Et pour ceux/celles d’entre nous qui étaient jeunes pendant les années 1960 et 1970 (et ont vécu les mouvements de protestation contre les guerres coloniales ou les armes nucléaires, la contre-culture, puis le mouvement des femmes), il y avait là aussi une sorte d’euphorie, où le monde semblait bouger un peu. Les survivantes de 1936 en France, quant à elles, se souvenaient d’une révolution dans les esprits qu’elles avaient vécue dans leur jeunesse en tant que femmes, mais sans être exclues du mouvement en général.

8Ceci dit, Louis-Pascal Jacquemond a tout à fait raison de souligner les projets manqués, le poids d’une société restée familialiste, les réticences politiques, les préjugés et les discriminations, une vie quotidienne souvent très difficile – et de nous ramener au dur constat que la liberté et l’égalité ne sont pas toujours au rendez-vous. Mais en reconnaissant que, dans les années 1930, quelque chose a quand même bougé dans le régime de genre. Son livre est une synthèse impressionnante et définitive des données émanant d’une nouvelle génération d’historien.nes, enrichie par le vécu des témoins. Il sera impossible à l’avenir d’évoquer le Front populaire sans prendre en compte les aspects de la réalité dévoilés par cette étude.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Siân Reynolds, « Louis-Pascal Jacquemond, L’Espoir brisé. 1936, les femmes et le Front populaire »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 01 juillet 2020, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17954 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17954

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Auteur

Siân Reynolds

University of Stirling

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