Lourdes Peruchena, Buena madre, virtuosa ciudadana. Maternidad y rol político de las mujeres de las élites (Uruguay, 1875-1905)
Lourdes PERUCHENA, Buena madre, virtuosa ciudadana. Maternidad y rol político de las mujeres de las élites (Uruguay, 1875-1905), Rebecca Linke Editoras, Montevideo, Uruguay, 2010, 303 p.
Full text
1Les livres sur l’histoire uruguayenne ne sont pas légion en Europe (ni en Amérique d’ailleurs), bien que le petit pays du Rio de la Plata soit un cas intéressant, surtout en ce qui concerne l’histoire des femmes. En 1932, l’Uruguay a été l’un des premiers pays d’Amérique latine à accorder des droits politiques complets aux femmes. La lutte féministe s’est inscrite dans un programme général de réformes qui a transformé l’Uruguay en un État-providence moderne sous la direction du président José Batlle y Ordónez (1903-1907, 1911-1915), une particularité en Amérique latine. Pendant la seconde moitié du xixe siècle, l’Uruguay est un pays déchiré par des partis rivaux et des luttes de factions au sein des élites libérales, et ce n’est que vers la fin du xixe siècle qu’il atteint une stabilité précaire. Les migrations de masse et l’industrialisation transforment le pays de manière spectaculaire et creusent un fossé entre une société urbaine moderne autour de la capitale et les élites conservatrices encore puissantes de l’arrière-pays. Les réformes politiques et la mise en place d’un système éducatif moderne et laïc, qui deviendront plus tard l’un des piliers de la démocratie uruguayenne, sont encore très controversées. Ces changements socio-économiques ne pouvaient laisser de côté les relations entre les sexes. En particulier dans la classe supérieure, qui oscille entre permanence et modernisation, les femmes sont confrontées à de nouvelles exigences et valeurs qui modifient leur rôle dans la famille et la société. Selon l’une des thèses centrales de Lourdes Peruchena, loin d’être de simples victimes passives de ces changements, les femmes ont contribué à la diffusion et à la transmission d’un nouvel ordre de genre. Ce processus a eu lieu dans la seconde moitié du xixe siècle, qui est principalement étudiée dans l’ouvrage, et il a surtout consisté à consolider le rôle de la maternité en tant que tâche “naturelle” des femmes et à la glorifier, tout en repoussant les femmes dans la sphère domestique. Dans le monde hispanophone, cette idée est associée à l’image de l’ange du foyer (angel del hogar).
2L’étude est fondée sur l’analyse de la correspondance privée des femmes de la classe supérieure uruguayenne, qui est conservée aux Archives nationales de Montevideo, ainsi que de livres et de magazines contemporains. Les différents exemples biographiques, qui sont présentés en trois chapitres tout au long du livre, montrent la diversité des positions, mais surtout la marge de manœuvre des femmes et la conscience du rôle qu’elles ont eu à jouer.
3Compte tenu de l’importance de l’immigration européenne, qui a commencé à grande échelle en Uruguay vers la fin du xviiie siècle, l’auteur examine d’abord le patrimoine intellectuel européen. Ce faisant, elle souligne l’influence de la conception de la femme propre aux Lumières et en particulier à Jean-Jacques Rousseau, qu’elle retrace à travers une bibliographie pertinente (Geneviève Fraisse, Carole Patcman, Yvonne Knibiehler etc.). Elle piste cette influence d’abord dans la correspondance de femmes de l’élite, puis dans les écrits normatifs qui ont été imprimés et diffusés en Uruguay.
4Un autre chapitre s’intéresse au développement sociopolitique, culturel et économique de l’Uruguay pendant la période étudiée. La modernisation des structures juridiques, qui comprend l’introduction d’un état civil et, en 1885, du mariage civil obligatoire, revêt une importance particulière pour le sujet. Parallèlement, à partir de 1876, le système éducatif connaît un développement important et une laïcisation. Même si l’influence de l’Église catholique en Uruguay est plutôt faible par rapport à d’autres pays d’Amérique latine, un vif débat éclate néanmoins sur le sujet. Dans la dernière décennie du xixe siècle, cette controverse se prolonge par l’arrivée des idées positivistes, qui donnent lieu à de nombreuses publications consacrées aux nouvelles sciences comme la « maternologie » (maternología) et l’économie domestique.
5La modernisation a également conduit à l’émergence d’une bourgeoisie et à la “domestication” ou discipline de la population qui l’accompagne. Pour l’Uruguay, ce processus est généralement attribué à la mise en place d’un État plus fort, au système scolaire public et à l’adaptation de la culture des campagnes à celle de la capitale, Montevideo. Lourdes Peruchena ajoute un quatrième agent : la mère, qu’elle considère comme un médiateur particulièrement efficace de ces nouvelles valeurs. Les femmes (et les enfants) n’ont donc pas seulement été l’objet et les victimes des politiques de modernisation, comme on le prétend souvent, mais, tout au moins dans la classe supérieure, elles en ont aussi été les actrices (p. 115).
6Ces réflexions mènent à un chapitre explorant les idées sur la maternité. L’importance de la pensée européenne des Lumières est de nouveau soulignée. En s’appuyant sur des études menées en France et en Espagne, les deux pays qui ont le plus influencé culturellement l’Uruguay, l’auteure explique comment la réduction des femmes au rôle de mère et de femme au foyer a été compensée par l’importance accrue de la conception de la maternité comme rôle sociopolitique. Cette glorification a eu deux facettes : d’une part, elle a retiré les mères de la sphère publique ; d’autre part, elle les a liées – bien qu’indirectement et de manière contrôlée – aux grands changements de l’époque.
7Dans la seconde moitié du xixe siècle, ce paradigme de la maternité est devenu effectif dans les nouvelles républiques du Rio de la Plata, où l’accent mis sur les ordres familiaux patriarcaux avait d’abord servi à renforcer l’ordre étatique, qui s’était effondré pendant les guerres d’indépendance. On attribuait à la femme-mère une influence pacificatrice sur le mari et les enfants, qui devait avoir un effet stabilisateur sur la société. En se fondant sur les recherches de Marcela Nari portant sur l’Argentine, Lourdes Peruchena conclut « que la maternité dans la région de La Plata est devenue le lieu approprié pour exercer le pouvoir, c’est pourquoi elle est aussi appelée “maternalisme politique” » (p. 138). Ces résultats étayent la thèse de la faible séparation entre la sphère publique et la sphère domestique, qui est au cœur de l’ouvrage.
8Mais comment préparer les femmes de manière adéquate à ces tâches importantes ? Cette question, qui a fait l’objet d’un débat similaire dans d’autres pays d’Amérique latine, s’est posée avec plus d’acuité en Uruguay, car elle s’inscrit dans un débat public plus large opposant les conceptions libérale et catholique de la société. Le « père » laïc-rationaliste de la réforme de l’éducation, José Pedro Varela, a repris l’idée des Lumières selon laquelle la citoyenneté peut être créée et consolidée par l’éducation et la formation. Pour lui, la mère comme le maître d’école, conçu comme une mère symbolique, ont un rôle central dans cette mission.
9Ces positions libérales héritées des Lumières ont cependant été contestées par l’Église catholique. En 1890, par exemple, la traduction d’un guide catholique italien pour les femmes par Livia Bianchetti a été publiée avec une préface du vicaire général de l’Église uruguayenne, Mariano Soler. Ce dernier dépeint également la mère comme un personnage central, pour ne pas dire dominant, dans la famille, mais pour lui, elle défend l’éducation et les valeurs catholiques plutôt que les valeurs civiques. Les femmes sont appelées à refuser les temps nouveaux avec leurs développements néfastes et à sauver la société uruguayenne. En outre, compte tenu de la période de turbulences politiques, marquée par divers conflits militaires et coups d’État, elles se sont vues confier à nouveau la tâche de réconcilier le pays. Lourdes Peruchena illustre les conséquences de ces discours par des citations tirées de la correspondance des femmes uruguayennes de la classe supérieure avec leurs enfants ou leurs maris, avant de revenir aux écrits normatifs qui ont accompagné la propagation de nouveaux rôles pour les femmes. La plupart des livres ou des articles de magazines utilisés sont des réimpressions de médias étrangers, approfondissant ainsi en Uruguay les idéaux européens, déjà bien ancrés, de domesticité et de maternité.
10L’objectif principal de l’étude, à savoir donner la preuve de l’action des femmes dans la formation des idéologies et des mentalités, est bien documenté par l’analyse croisée de la correspondance privée et des guides contemporains. Lourdes Peruchena soutient également de manière convaincante l’idée que la séparation de la vie publique et de la vie privée s’avère problématique, car les frontières se révèlent très perméables. Elle retrace la manière dont le mythe de l’instinct maternel et l’idée de la maternité comme rôle naturel et identitaire des femmes, venu des Lumières, ont pénétré la société uruguayenne. Dans ce pays, cependant, le changement de mentalité s’est produit à un rythme effréné. Lourdes Peruchena explique cette rapidité par la manière dont les femmes ont été « bombardées » de nouvelles idées. La réforme de l’éducation a certainement joué un rôle important, mais les discours catholiques, auxquels les femmes et les jeunes filles de la classe supérieure sont particulièrement exposées, sont tout aussi importants. La manière dont ces femmes ont ensuite contribué à diffuser ces nouveaux discours auprès d’autres groupes n’est néanmoins pas abordée dans l’ouvrage.
11L’auteure soutient également de façon convaincante que l’assignation des femmes à la maternité a conduit à une politisation de la maternité en Uruguay. C’est précisément ce rôle politique de la maternité qui a été souligné par les féministes de la région du Rio de la Plata et qui est devenu l’un des arguments les plus importants et les plus puissants du premier mouvement de femmes dans sa lutte pour les droits politiques.
12L’immigration de masse, qui – outre l’influence coloniale de l’Espagne – explique la forte influence des idées européennes et justifie également leur analyse approfondie dans ce travail, est abordée, mais pas dans une perspective de transfert ou de circulation des connaissances. Cet aspect aurait pu être traité de manière plus marquée, bien qu’il faille tenir compte du fait que les recherches ont été effectuées il y a une décennie, lorsque ce sujet n’était pas encore si fortement à l’ordre du jour de la recherche historique. Pourtant, l’intégration dans le contexte local de l’Uruguay et les débats sur la laïcisation et la modernisation sont concluants. Le livre offre donc bel et bien une base solide de réflexion sur les relations transrégionales et les circulations entre l’Europe et l’Amérique.
References
Electronic reference
Barbara Potthast, “Lourdes Peruchena, Buena madre, virtuosa ciudadana. Maternidad y rol político de las mujeres de las élites (Uruguay, 1875-1905)”, Clio [Online], 51 | 2020, Online since 01 July 2020, connection on 06 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17947; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17947
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