Chadia Arab, Dames de fraise, doigts de fée. Les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne
Chadia ARAB, Dames de fraise, doigts de fée. Les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne, Casablanca, En toutes lettres, 2018, 185 p.
Texte intégral
1Chadia Arab est une géographe sociale et sa recherche rend compte de l’aspect pluridisciplinaire de l’étude des migrations. Sa thèse de doctorat concernait la migration des hommes marocains entre Espagne, Italie et France (publiée aux PUR en 2009) et elle n’avait alors remarqué que des épouses plus suivistes qu’actrices. C’était aussi une histoire intime puisque sa mère est arrivée à Angers le 28 février 1971.
2La rencontre de l’auteure avec une migrante, exilée volontaire, oriente sa nouvelle recherche vers le genre des migrations. Il s’agit des migrations de milliers de Marocaines recrutées avec des contrats temporaires pour la cueillette des fraises dans la province de Huelva en Espagne. Les recruteurs choisissent des mères qui sont censées revenir au pays car elles ont des enfants restés au Maroc. Elles n’ont souvent pas d’autres choix et forment une main d’œuvre corvéable et docile.
3Le livre commence par un portrait, celui d’une femme d’une famille pauvre qui, mariée de force à 15 ans, divorce et se retrouve seule pour élever son fils. En 2007, elle est informée de la possibilité de s’embaucher pour aller travailler en Espagne. Elle se retrouve dans une coopérative avec des Maliens, des Roumaines et des Polonaises. À la fin des trois mois de travail, leur salaire a été baissé, payé au kilo et non à l’heure. Elle a travaillé trois ans dans cette coopérative. En 2013, elle n’est pas rentrée au Maroc, est devenue « sans-papière » embauchée dans une famille espagnole pour faire le ménage avec trois autres domestiques. En 2017, elle obtient une carte de résidente et a pu retourner au Maroc pour revoir sa famille et son fils « devenu un homme ». Saïda est vieillie par le travail très dur mais elle a « les yeux fiers ». Son parcours est emblématique d’autres histoires de vie retracées par l’auteure, faites « de ruptures, de mobilités, de fractures, de désir de s’en sortir, de capacités à innover pour se rendre mobile, d’envie d’améliorer ses conditions de vie par le travail et la migration » (p. 17). Par le mariage aussi, y compris avec un Malien (et même avec le statut de deuxième épouse), ce que Chadia Arab analyse comme un changement dans les mentalités archaïques dû aux migrations.
4La province de Huelva dans le sud de l’Espagne s’est spécialisée dans le tourisme et la culture de la fraise. Elle s’est transformée en grande région agricole et ouvrière en recrutant de la main d’œuvre saisonnière, dans les années 1980, des Portugais et des Espagnols baptisés « Les Hirondelles », puis des étrangers d’Europe de l’Est au début du xxie siècle (Roumains, Polonais et Bulgares). Elle est connue comme la plus grande région productrice de fraises d’Europe grâce à son modèle de contrat de travail (dans le but de lutter contre l’immigration clandestine, tout en produisant une agriculture intensive.) Les programmes « de gestion éthique de l’immigration saisonnière » ont été mis en place en 2004 et sont financés par l’Union européenne (p. 51 sq) pour lutter contre l’immigration clandestine et mieux gérer les flux migratoires, à l’aide de la mise en place de « contrats en origine » pour les femmes ayant des enfants. La préférence est donnée aux Marocaines car les travailleurs de l’Europe de l’Est peuvent maintenant circuler librement dans l’Union européenne. Mais la crise contraint le gouvernement espagnol à préférer depuis 2009 l’embauche des Espagnols.
5L’autre caractéristique de cet ouvrage est d’étudier le fonctionnement de l’institution qui gère l’immigration de la main d’œuvre, à la fois en observation participante et par des entretiens avec des « médiateurs » (souvent des Marocains « diplômés-nomades »). Le système s’est effondré à partir de 2012 accentuant la précarité des « dames de la fraise » qui sont devenues « une immigration jetable » (p. 169 sq).
6En 2017, la saisonnière-type a entre 35 ans et 45 ans. Divorcée ou veuve, c’est une rurale, précaire et pauvre. Les données statistiques ayant donné lieu à des graphiques ont été recueillies en 2010 dans un questionnaire rempli par 65 personnes (p. 95). Les réponses quantitatives (en nombre limité) confirment les données de l’étude qualitative plus fine des parcours de vie, qui sont la vraie richesse de ce livre. Pour la moitié de ces femmes, c’est la mère ou la fille aînée qui garde les enfants et dans 1/3 des cas ce sont les maris. Celles qui veulent rester en Espagne sont considérées par les autres « comme des femmes de mauvaise vie ». Une certaine forme de culpabilité pèse sur celles qui sont considérées à la fois comme de « bonnes mères » et des « femmes capables » du fait de leur apport financier et de « mauvaises mères » (absences, abandon des enfants, dénonciation de la prostitution confondue avec la liberté sexuelle). C’est le mari ou le frère qui donne l’autorisation de départ ; l’affranchissement de la tutelle familiale quotidienne (pendant 3 à 6 mois) est indispensable à l’épanouissement personnel malgré le travail harassant. Certaines quittent la djellaba et le voile en Espagne et enfilent un jean en signe d’émancipation ; quitte, de retour au Maroc, à reprendre la tenue traditionnelle. Cependant les migrations font bouger les normes de genre à la fois au Maroc et en Espagne. Sur place, le statut des hommes a parfois été déstabilisé avec la perte de leur rôle de pourvoyeur de revenu, bouleversant la condition traditionnelle de la masculinité. Les migrantes ont gagné un peu de liberté et de respectabilité : elles envoient de l’argent, rapportent des cadeaux à toute la famille et parfois elles achètent même une maison ou un terrain ; l’autonomie financière est essentielle dans ces changements.
7Mais si l’on fait le bilan des programmes de l’Union européenne, les employeurs sont les grands gagnants : ils ont payé un minimum les dames de la fraise, « oubliant » souvent les charges sociales ; ils décidaient chaque année, en fonction de leur docilité, s’ils rappelaient ou non les ouvrières agricoles. Les perdantes sont les femmes. Une clause du contrat n’a pas été respectée : leur donner la possibilité d’accéder à une coopérative ou à un commerce une fois le circuit circulaire arrêté ou ralenti (à partir de 2010) ; elles ont été abandonnées à leur sort dans une grande précarité. Mise en place pour prévenir l’immigration clandestine, le programme a servi de fait à multiplier les « sans-papières » en Espagne. Une question douloureuse est celle des naissances en Espagne, prises dans les conditions étatique et juridique (il faut un nom, une filiation pour déclarer une naissance en Espagne) comme sociale et communautaire (non reconnaissance de l’enfant « bâtard » par les familles et les autorités consulaires marocaines).
8Dans une histoire longue du genre des migrations, le départ des femmes qui laissent leurs enfants au pays n’est pas une nouveauté. Ce qui est spécifique ici, c’est l’instrumentalisation de la migration de genre par les États et l’Union européenne. L’intérêt de ce livre, à la construction un peu lâche et parfois répétitif dans son propos, réside dans les histoires de vie toujours sensibles et resituées dans un circuit migratoire entre deux espaces. On aimerait en savoir plus sur les sentiments des mères par rapport à leurs enfants et, pourquoi pas, suggérer la poursuite de cette enquête passionnante en s’interrogeant sur les points de vue des enfants devenus grands et sur la transformation des masculinités au village.
Pour citer cet article
Référence papier
Michelle Zancarini-Fournel, « Chadia Arab, Dames de fraise, doigts de fée. Les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne », Clio, 51 | 2020, 328-330.
Référence électronique
Michelle Zancarini-Fournel, « Chadia Arab, Dames de fraise, doigts de fée. Les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne », Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 01 juillet 2020, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17927 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17927
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